Guides, fiches, questions-réponses, code du travail numérique : vers un nouveau contentieux du droit du travail ?

Guides, fiches, questions-réponses, code du travail numérique : vers un nouveau contentieux du droit du travail ?

28.07.2020

Gestion du personnel

Le Conseil d'Etat a récemment rendu deux décisions qui doivent alerter l'ensemble des experts du droit du travail. Un nouveau contentieux pourrait se développer, celui du droit "souple" du travail qui regroupe les questions-réponses, les fiches, les guides, le code du travail numérique. D'ailleurs, la Direction générale du travail s'est empressée de rédiger une note sur le sujet.

Guides, fiches pratiques, questions-réponses, avec la crise sanitaire, le droit du travail "souple", ou encore "mou" constitué de règles non obligatoires et non codifiées, a connu une nouvelle étape de son développement. Le questions-réponses sur l'activité partielle par exemple, mis à jour régulièrement, doit permettre aux entreprises de comprendre les changements législatifs et réglementaires qui se sont succédé. Les guides des organisations professionnelles et les fiches du ministère du travail en matière de santé, de sécurité et de prévention du risque de contamination liée au Covid-19 ont été multipliés afin de permettre aux employeurs d'adopter les bons gestes à l'égard de leurs salariés. 

Reste que la portée juridique de ces textes soulève un certain nombre d'interrogations. Le Conseil d'Etat, dans deux décisions récentes, apporte sa pierre à l'édifice en distinguant ceux de ces documents qui peuvent faire grief et les autres. C'est tout le "droit souple" du travail et - partant - le code du travail numérique lui-même qui s'expose désormais à de futurs contentieux. Ces décisions pourraient freiner le développement du droit souple si ces contentieux venaient à se multiplier.  

La Direction générale du travail, dans une note de synthèse que nous avons pu consulter, analyse les deux versants du problème : ces actes peuvent-ils être contestés devant le juge administratif ? Ces documents peuvent-ils être invoqués devant le juge judiciaire ? 

Le Conseil d'Etat ouvre la porte à de nouveaux contentieux

Dans une décision du 29 mai 2020, le Conseil d'Etat a eu à se pencher sur la légalité des guides de bonnes pratiques des organisations professionnelles et des fiches du ministère du travail dans la lutte contre le Covid-19. S'agissant des premières, les juges ont décidé que, bien que mis en ligne sur le site du ministère du travail, ces guides sectoriels ne sont pas des actes administratifs susceptibles de faire grief et, à ce titre, ne peuvent pas faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif. En revanche, le Conseil d'Etat a semblé ouvrir la voie à la contestation des fiches métiers rédigées par le ministère du travail lui-même. Les juges n'ont pas eu à se prononcer expressément sur leur légalité car les recommandations contestées avaient été modifiées et mises en conformité. Mais le Conseil d'Etat a admis - en creux - être compétent pour apprécier leur légalité.

Une décision du 12 juin 2020 confirme cette possibilité. Dans cette nouvelle décision, le Conseil d'Etat édicte un principe général sur ces actes de droit souple. "Les documents de portée générale émanant d’autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir lorsqu’ils sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en oeuvre. Ont notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentent le caractère de lignes directrices". 

Ces décisions du Conseil d'Etat ont rebattu les cartes et obligé les pouvoirs publics à se pencher sur la question des contentieux liés, voire à les anticiper. C'est ainsi qu'en droit du travail, une note de la Direction générale du travail expose les précautions à prendre par l'administration au regard de cette nouvelle jurisprudence. 

Gestion du personnel

La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :

- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.

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La contestation possible du droit souple du travail

La Direction générale du travail, dans sa note, prend acte du fait que "les recommandations et prises de position de l’administration sont désormais susceptibles de recours (...) Le Conseil d’Etat a implicitement admis la recevabilité du recours formé contre les guides et fiches-conseils établis par le ministère du travail et définissant de bonnes pratiques pour éviter les contaminations dans le cadre de l’épidémie de Covid-19". 

Conséquence ? La DGT appelle à la plus grande vigilance s'agissant des éventuelles publications des Direccte (documentation, site internet...) relatives à des prises de position. 

S'agissant de l'application de ces documents par l’administration, elle met aussi en garde les agents contre une application trop systématique de ces règles de droit souple. L'administration "n’est pas liée par [ces règles], et ne peut se dispenser d’un examen individuel des situations qui lui sont soumises. Ainsi par exemple, lors d’un contrôle portant sur la sécurité et la santé des travailleurs, les agents de l’inspection du travail devront prendre en compte les recommandations émises par le ministère du travail tout en gardant à l’esprit que, par d’autres moyens, l’employeur a pu assurer un degré de protection équivalent pour ses salariés".

En matière de contrôle, la DGT rappelle les dispositions de la loi Essoc du 10 août 2018 et du droit à l'erreur de l'employeur dès lors qu'il est de bonne foi. "En pratique, la bonne foi peut être établie lorsque le comportement de l’employeur est certes non conforme au code du travail mais fondé sur des informations erronées données par l’administration elle-même (par exemple, dans un questions-réponses public ou une publication de la Direccte), détaille la Direction générale du travail. L’administration est susceptible de voir sa responsabilité engagée si elle fournit des informations erronées aux usagers et doit indemniser les préjudices qui présentent un lien direct et certain avec cette faute".

L'invocation du droit souple du travail lors d'un contentieux

L'autre question qui se pose est de savoir comment le droit du travail souple peut être pris en compte par le juge judiciaire dans le cadre de procédures contentieuses. 

La DGT souligne qu'en droit du travail, "les recommandations de bonnes pratiques émises et diffusées par le ministère du travail (fiches-conseils, guides-métier, questions-réponses, modèles de documents ou d’actes …) dès lors qu’elles sont de nature à influencer ou orienter les comportements dans un sens déterminé peuvent être mises en débat devant le juge judiciaire, notamment à l’occasion d’une action en responsabilité. Qu’il s’agisse de responsabilité civile ou pénale, la faute, y compris d'imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, sera d’autant mieux caractérisée ou écartée que les recommandations émises par les autorités publiques dans le domaine considéré auront été respectées ou méconnues".

S'agissant de la crise sanitaire actuelle, la DGT précise "qu'en matière de santé et sécurité au travail au regard du risque de contamination au Covid-19, le respect par l’employeur des préconisations émises sur le site du ministère du travail auront une incidence sur l’appréciation du manquement ou non à son obligation de sécurité tirée de l’article L.4121-1 du code du travail".

Une position qu'elle nuance toutefois. "Le contrôle de la faute par le juge judiciaire s’effectuant in concreto, la seule preuve du respect/non-respect formel des recommandations ministérielles ne suffira pas à engager la responsabilité de l’auteur ou au contraire à l’en exonérer, si d’autres éléments de droit et de faits doivent être retenus".

Vers une judiciarisation du code du travail numérique ?

Enfin, comment ne pas s'interroger sur la portée de ces décisions du Conseil d'Etat sur le code du travail numérique, créé par les ordonnances du 22 septembre 2017 ? Le code du travail numérique regroupe l'ensemble des informations utiles aux entreprises et aux salariés diffusées sur le site du ministère du travail. Une page est notamment dédiée au Covid-19. L'objet est de faciliter l'accès au droit du travail, notamment pour les petites entreprises dépourvues de service RH. Le fait pour l'employeur ou le salarié de se prévaloir du code du travail numérique n'est pas sans incidence, comme le précise le code du travail. "L'employeur ou le salarié qui se prévaut des informations obtenues au moyen du code du travail numérique est, en cas de litige, présumé de bonne foi".

La DGT estime que "lors de l’appréciation d’un éventuel manquement dans les relations de travail, la bonne foi, toujours présumée en droit contractuel, sera d’autant plus caractérisée que les recommandations ministérielles auront été respectées et inversement moins facilement retenue si elles ne l’ont pas été".

Reste une question non abordée dans la note de la DGT et qui rejoint la première question : quid si le code du travail numérique a délivré une information erronée ? 

Florence Mehrez
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