Inaction climatique de TotalEnergies : que retenir de l'ordonnance du juge déclarant l'action irrecevable ?

Inaction climatique de TotalEnergies : que retenir de l'ordonnance du juge déclarant l'action irrecevable ?

27.07.2023

Gestion d'entreprise

«Déni de justice» ou «clarification du contentieux» sur le devoir de vigilance ? Les avocats de TotalEnergies et des parties demanderesses réagissent à l'ordonnance rendue le 6 juillet par le juge de la mise en état du Tribunal judiciaire de Paris jugeant irrecevable l'action menée par 22 ONG et collectivités territoriales à l'encontre du groupe pétrolier.

Une décision « hautement critiquable » selon les ONG et un courant de la doctrine, tandis que pour les conseils de TotalEnergies, assigné pour son inaction climatique sur le fondement du devoir de vigilance et en réparation d'un préjudice écologique, « le juge s’est contenté d’appliquer la loi ». Retour sur la portée de l'ordonnance rendue le 6 juillet dernier avec Denis Chemla et Romaric Lazerges, avocats associés chez Allen & Overy et conseils de Total, ainsi que Sébastien Mabile et François de Cambiaire, associés chez Seattle Avocats et conseils des parties demanderesses.

Une véritable identité entre la mise en demeure et l’assignation

Premier reproche : le fait que le juge ait rejeté l’action au motif que la mise en demeure et l’assignation envoyées à Total n’avaient pas été rédigées en des termes identiques. « Le juge a introduit une condition procédurale supplémentaire qui ne figure pas dans la loi de 2017 », regrette Sébastien Mabile, avocat des ONG et des collectivités. Alors que « dans le premier dossier EDF au Mexique, puis dans celui de Total pour ses projets pétroliers Tilenga et Eacop en Ouganda, les juges avaient considéré que les demandes, entre celles figurant dans la mise en demeure et celles dont est saisi le tribunal, ne devaient pas évoluer de manière substantielle, le juge a ici été encore plus loin ». Trop loin ? « Le juge exige une véritable identité entre la mise en demeure et l’assignation. Or, en l’espèce, nous n’avons fait que préciser et décliner les demandes principales de la mise en demeure dans l’assignation ».

L'ordonnance permet de clarifier et de cadrer le contentieux du devoir de vigilance

Au contraire, estime Romaric Lazerges, « les demanderesses ont envoyé une mise en demeure vague alors que l’assignation a été rédigée avec des demandes extrêmement précises. L’exigence de mise en demeure préalable n’a donc pas été respectée. Le juge dit que la mise en demeure doit être suffisamment précise pour permettre à l’entreprise visée de discuter les griefs qui lui sont reprochés et les compléments éventuels au plan de vigilance qu’il faut faire avant un éventuel contentieux. Il s’agit donc à la fois de prévenir d’éventuels contentieux et de cadrer les débats devant le juge sur des demandes précisément définies et déjà discutées entre les parties. Ici, les demanderesses n’ont pas rendu la discussion possible et n’ont pas permis à TotalEnergies de se positionner. La décision apporte en outre de la simplicité par rapport à l’ordonnance rendue en ce qui concerne le projet en Ouganda ». En apportant de la « cohérence et de la simplicité », cette ordonnance « parachève ce qui a été décidé dans les précédentes pour rendre les prochains contentieux plus opérants. Elle permet de clarifier et de cadrer le contentieux du devoir de vigilance », soutient Romaric Lazerges.

Un avis qui n’est pas partagé par François de Cambiaire. « Le code de procédure civile n'impose aucune stricte identité entre la mise en demeure et l'assignation, et en toute hypothèse n’interdit pas l’évolution des demandes. Ce qu'a d'ailleurs retenu le juge dans l'ordonnance EDF. C’est une décision qui nous paraît contraire au droit et qui refuse d’interpréter la loi sur le devoir de vigilance à partir des principes de procédure civile habituels ».

Qualité à agir des collectivités locales

Le juge a par ailleurs considéré que les collectivités locales (comme New-York et Paris) n’avaient pas qualité à agir. Il a en effet estimé que « le préjudice écologique dont elles se prévalent concerne non seulement leur territoire mais le monde entier », et qu’en conséquence « s'il fallait les déclarer recevables au seul motif que le dommage qu'elles entendent voir réparer ou prévenir concerne leur territoire, (…) le contentieux de la réparation et de la prévention du dommage écologique deviendrait alors impossible à maîtriser. Il convient donc de ne recevoir en leur action fondée sur l'article 1252 du code civil que les collectivités territoriales qui invoquent un préjudice particulier affectant leur territoire et uniquement celui-ci ».

Nous sommes très loin d’un contentieux de masse qui va submerger les tribunaux

Un argument qui n’est « pas entendable » selon Sébastien Mabile. « Les communes qui ont intenté l’action se prévalent toutes de préjudices différents liés au réchauffement climatique : par exemple, l’augmentation du risque cyclonique à La Réunion, des pics de chaleur à Paris, du niveau d’élévation de la mer à New-York ». Pour l’avocat, ce motif va « à l’encontre de la position du Conseil d’Etat dans l’affaire Commune de Grande-Synthe, qui a ouvert l’action aux collectivités ».

Par ailleurs, « nous sommes très loin d’un contentieux de masse qui va submerger les tribunaux, réagit l’avocat. Et quand bien même, ce n’est pas un argument juridique : le juge dépasse son office et n’a pas à prendre position sur la capacité de la Justice à prendre en compte ce contentieux ».

« Cette décision démontre la volonté du juge de nier un mouvement en marche sur la justice climatique. Les territoires sont les plus exposés et donc les plus habilités à agir sur ce fondement », regrette son confrère François de Cambiaire.

Pour Romaric Lazerges, le juge a ainsi « voulu éviter une action planétaire ». « La façon dont les collectivités ont conçu leur action était une dénaturation de leur pouvoir, elles n’ont en réalité d’intérêt à agir que pour ce qui concerne leur territoire. C’est une exigence explicite posée par l’article 1248 du code civil et par la jurisprudence. Dans notre affaire, les collectivités n’ont pas fait l’effort suffisant de démontrer en quoi elles étaient affectées de manière particulière ».

« L’ordonnance ne ferme pas le contentieux, abonde Denis Chemla. C’est uniquement un signal très clair : un requérant dans le cadre du contentieux sur le devoir de vigilance doit documenter son intérêt à agir. Or, en l’espèce, les collectivités n’ont fait valoir aucun moyen qui leur était propre ».

Contournement de la procédure

Autre point d’opposition dans le dossier, le juge a estimé qu’il n’y avait « aucune différence entre la demande » formulée sur le fondement de l'article 1252 du code civil (réparation du préjudice écologique) et celle fondée sur l'article L 225-102-4 du code de commerce (devoir de vigilance). Les deux demandes poursuivant « le même objectif », il a considéré que l’action avait été faite « en vue de contourner l'obligation de mise en demeure prévue au paragraphe II de l'article L 225-102-4 du code de commerce ».

C’est « un signal clair envoyé aux parties demanderesses, se félicite Romaric Lazerges : celui d’éviter les contournements de procédure. Là encore, l’ordonnance apporte simplicité et clarté. Il y a un régime prévu pour le plan de vigilance. Il doit être appliqué ».

« On ne doit pas permettre de contourner ce régime du devoir de vigilance en invoquant des régimes autres, tout en formulant les mêmes demandes et sans se contraindre aux exigences procédurales du devoir de vigilance. On ne peut pas suppléer une carence du point de vue des exigences procédurales exigées par la loi sur le devoir de vigilance en invoquant un autre régime juridique », approuve Denis Chemla.

« Ce n’est pas du tout le cas, se défend Sébastien Mabile. Si on a une difficulté procédurale, c’est le devoir des avocats de trouver d’autres fondements juridiques. Le juge a refusé d’exercer son office. L’inconsistance juridique de l’ordonnance est révélée dans toute sa splendeur ».

Une fermeture progressive du contentieux sur le devoir de vigilance ?

« En l'état des premières décisions du tribunal judiciaire de Paris, désormais seul compétent, il y a une fermeture progressive du contentieux sur le devoir de vigilance », regrette Sébastien Mabile. « Il y a un vrai déni de justice qui est incompatible avec la loi sur le devoir de vigilance, les enjeux et la portée de cette loi sur la protection de l’environnement, des droits humains et des droits sociaux », ajoute François de Cambiaire.

Finalement quelles pourraient être les suites de ce dossier ? Cette décision éteint-elle toute action future intentée à l’encontre de Total ? « Non, répond Sébastien Mabile. Les ONG et les collectivités peuvent encore interjeter appel de l’ordonnance ». « A priori, la volonté de nos clients est de ne pas laisser en l’état cette ordonnance hautement critiquable. On espère que la cour d’appel de Paris et in fine la Cour de cassation auront une autre analyse. On mettra toute notre énergie pour que l’ordonnance soit infirmée en appel ».

 Cela pourrait renforcer la radicalité de certaines luttes

Et si la décision était confirmée ? « Fermer la porte aux associations et à la société civile va à l’encontre des principes directeurs de l’ONU et de l’OCDE sur la conduite responsable des entreprises à l’origine de la loi française, et également de la future directive européenne. Cela pourrait aussi renforcer la radicalité de certaines luttes, si le droit n’est pas en mesure de réguler les atteintes graves à l’environnement, estime François de Cambiaire. Si on ne peut pas débattre devant le juge des décisions prises par l’entreprise, ce signal ne permet pas d’engager une discussion sereine sur la responsabilité climatique des acteurs privés, et dont on attend des mesures à la hauteur des enjeux de l’Accord de Paris ».

 

Liens familiaux entre le juge et un cadre salarié de TotalEnergies : conflit d'intérêts ?

Avant-hier, le site Lanceur d'alerte, média d'investigation indépendant, a affirmé que le juge Antoine de Maupeou d’Ableiges, premier vice-président adjoint du tribunal judiciaire de Paris, serait le cousin germain de Xavier de Maupeou, présenté sur son profil LinkedIn comme étant en charge de la Stratégie nouveaux projets du groupe TotalEnergies. Des faits susceptibles de remettre en cause l'impartialité du magistrat dans cette affaire.

 

Réactions

  • Sebastien Mabile et François de Cambiaire, avocats des ONG et des collectivités, nous ont affirmé hier ne pas avoir « encore pris de décision » visant à demander l'annulation de l'ordonnance pour ces motifs. « Nos clients se sont majoritairement prononcé en faveur d’un appel, mais nous ne pouvons à ce stade vous confirmer si nous allons solliciter l’annulation de l’ordonnance pour cause de suspicion légitime ou seulement son infirmation pour les moyens de droit que nous développerons dans nos conclusions. Notre priorité et celle de nos clients, au regard de l’urgence climatique, est de parvenir à avoir une audience au fond le plus rapidement possible ». 
  • Quant aux avocats de TotalEnergies, Denis Chemla et Romaric Lazerges, ils nous renvoient à la réaction du groupe TotalEnergies rendue publique par Novethic. « Ce sont des questions relevant de l’organisation de l’institution judiciaire. Nous découvrons que le juge aurait un lien familial avec un employé d’une filiale de TotalEnergies SE. Nous pouvons simplement confirmer que l’employé en question n’a aucune relation avec le contentieux et n’a jamais été impliqué dans celui-ci d’une quelconque façon ». « Par ailleurs, le code de l’organisation judiciaire ne prévoit en rien qu’un juge doit se déporter dans une situation de ce type », ajoutent les avocats.

 

 

 

Leslie Brassac

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