[Interview] Gwénaëlle Iarmarcovai : « Nous avons tout intérêt à chausser les lunettes du genre »

[Interview] Gwénaëlle Iarmarcovai : « Nous avons tout intérêt à chausser les lunettes du genre »

25.10.2023

HSE

Gwénaëlle Iarmarcovai, sexothérapeute et médecin du travail, défend la prise en compte de l’impact différencié de l’exposition au risque en fonction du sexe au sein du document unique. Loin d'être inutile ou discriminant, ce « filtre supplémentaire », obligatoire mais méconnu, apporte selon elle « un vrai plus », tant les pathologies diffèrent selon le genre. Une dynamique qui émerge aussi au sein de la médecine générale.

© Yvanna Da Graça / SMTI 82Gwénaëlle Iarmarcovai (à gauche), médecin du travail au sein du service de prévention et de santé en milieu de travail interentreprises de Tarn-et-Garonne (SMTI 82), a co-animé avec Sophie Pantel (à droite), chargée de mission PRST au sein de la DREETS Occitanie, la conférence « Comment intégrer le risque genré dans votre évaluation des risques professionnels ? » organisée par la DREETS Occitanie, lors du salon Preventica à Toulouse le 21 septembre dernier. Le 3 octobre, la médecin du travail nous a accordé un entretien.

Avec sa casquette de sexologue, la docteure se dit particulièrement sensible aux différences de genre. En tant que médecin du travail, elle se considère « comme un préventeur à part entière » et insiste sur son rôle de conseil auprès des employeurs pour « préserver l’état de santé du salarié et l’emmener jusqu’à la retraite dans les meilleures dispositions possibles ».

 

ActuEL HSE : Lors de votre intervention au dernier Salon Preventica, vous avez témoigné n’avoir jamais vu un document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP) genré…

Gwénaëlle Iarmarcovai : Non, jamais. Le DUERP est obligatoire depuis 2001 et malheureusement, il y a encore des entreprises qui n’en ont pas encore. Alors le DUERP genré, obligatoire depuis 2014… La plupart des employeurs l’ignorent. Même les préventeurs ne le savent pas toujours. C’est quelque chose de nouveau pour beaucoup. Moi je l’ai appris il y a deux ans alors que je suis médecin du travail depuis 2003. Dans mon service, nous allons l’aborder avec notre toxicologue pour la première fois sous la forme d’un focus DU genré en 2024.

Aujourd’hui, on en parle de plus en plus. Nous parlons même de la possibilité d’une fiche d’entreprise genrée. Mais nous en sommes encore aux balbutiements même si l’obligation date de bientôt dix ans. A fortiori dans les petites entreprises du Tarn-et-Garonne que nous accompagnons et pour lesquelles nous recommandons encore de réaliser un document unique « classique ». Certaines le font par un consultant extérieur ou reproduisent à l’identique celui du groupe sans même se l’approprier. Le but est d’abord de se l’approprier. Ensuite, si on arrive à le faire en se posant la question de la différence entre les hommes et les femmes, c’est déjà un grand pas.

Selon vous, pourquoi cette obligation n’est pas respectée ?

G.I. : D’abord, l’obligation est méconnue. Ensuite, la mise en place d’un DUERP genré est difficile. Prendre en compte les risques professionnels, les évaluer, leur associer des moyens de prévention, c’est déjà compliqué. Alors évaluer ces risques en fonction de l’impact différencié qu’ils peuvent avoir selon le sexe, cela devient très difficile. Je rappelle que l’analyse des risques est davantage perçue comme une contrainte. Le « genré » est une contrainte de plus.

Aussi, les entreprises n’ont pas de solutions adaptées. Il est encore difficile de trouver des méthodes, retours d’expériences ou des statistiques AT/MP genrées à 100 %. Et certains employeurs craignent de discriminer. Or, différencier n’est pas discriminer. Le DUERP genré servira à tout le monde. Adapter la prévention pour les femmes - ou les hommes d’ailleurs - servira à la population globale. Par exemple, s’intéresser plus particulièrement à la situation des mères célibataires profitera aux pères célibataires, les actions menées pour les femmes généralement plus petites pourraient bénéficier aux hommes petits…

Il s’agit seulement de mettre un filtre supplémentaire dans son analyse de risque pour avoir un éclairage nouveau. Un peu comme quand vous allez chez l’ophtalmologiste qui vous demande si vous voyez mieux dans le filtre rouge ou le filtre vert, cela permet de détecter plus de choses.

 

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Pourquoi est-il nécessaire d’ajouter ce filtre supplémentaire ?

G.I. : Déjà, c’est une obligation légale donc il faut le faire ! Ensuite, d’un côté, nous n’avons pas les mêmes pathologies selon le sexe, au travail ou ailleurs. Par exemple, les hommes s’avèrent davantage concernés par les sciatalgies, les lombalgies et les TMS des membres inférieurs quand les femmes le sont par les douleurs d’épaules, les cervicalgies et les TMS des poignets ou des mains. Plus de femmes que d’hommes sont atteintes de maladie auto-immune ou sont confrontés au risque d’inaptitude, une femme qui fume est plus susceptible d’avoir un cancer du poumon qu’un homme qui fume, etc. Durant la pandémie, nous avons bien vu cette différence biologique avec un taux de mortalité plus élevé chez les hommes que chez les femmes. En raison, il semblerait, de comorbidités plus importantes chez les hommes.

Il ne faut pas regarder que le côté sexué mais tout ce qui tourne autour

D’un autre côté, nous n’avons pas les mêmes pathologies selon le genre, notion plus large que le sexe. Pour les risques psychosociaux, nous avons en moyenne deux fois plus de souffrance au travail chez les femmes que chez les hommes. Pourquoi ? Parce que chez les femmes, nous avons plus de contrats précaires, de travail à temps partiel, peut-être plus de problème vis-à-vis de la conciliation vie pro/vie perso avec la garde des enfants, etc. Sans oublier les violences sexistes et sexuelles, objet du groupe de travail « La santé au travail des femmes » du PRST 4 Occitanie.

Nous avons aussi plus d’accidents du travail chez les femmes, mais ils sont davantage graves et mortels chez les hommes. Pourquoi ? Ce n’est pas seulement parce que les hommes sont plus imprudents que les femmes (rires). Du fait de la division sexuée du travail, les secteurs les plus à risque sont majoritairement représentés par des hommes. Il ne faut pas regarder que le côté sexué mais tout ce qui tourne autour. Nous avons tout intérêt à chausser les lunettes du genre.

À l’inverse, nous croyons que certaines pathologies sont genrées alors qu’elles ne le sont pas…

G.I. : Tout à fait, il faut déconstruire un certain nombre de clichés. Par exemple, lorsque nous parlons d’ostéoporose, nous percevons l’image d’une femme ménopausée et ostéoporotique. Cette idée préconçue joue un rôle important sur le diagnostic de l’ostéoporose chez les hommes. La maladie passe souvent inaperçue alors qu’ils sont 20 % à souffrir d’ostéoporose. Même chose pour la maladie cardio-vasculaire davantage associée aux hommes, perçue comme une crise d’angoisse ou un malaise vagal chez la femme.

Le filtre genré est quasi-obligatoire pour les milieux très peu mixtes

Il y a également des clichés de genre. Dans le médico-social par exemple, nous allons faire porter à l’unique homme du service toutes les charges. Résultat : il va se faire mal au dos. Le filtre genré est quasi-obligatoire pour les milieux très peu mixtes. Dans la logistique par exemple, nous n’avons pas les mêmes contraintes de port de charge, 25 kg pour les hommes, 15 kg pour les femmes. Après, d’autres clichés ont du bon (rires). Des employeurs recherchent parfois une main d’œuvre féminine parce qu’ils estiment qu’elles sont plus minutieuses, plus précises, plus consciencieuses… Ce sont des clichés mais aussi des constatations réelles.

Mieux prendre en compte la différence genrée permet d’ailleurs d’attirer les femmes et favoriser la mixité. J’accompagnais une entreprise qui embauchait des conducteurs de bus. Les femmes ne pouvaient pas conduire les vieux bus parce le volant était trop difficile à tourner, les pédales trop difficiles à atteindre, etc. La mixité n’était pas possible sur certains bus à cause du bus en lui-même. Alors que l’employeur souhaitait plus de mixité !

 

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Concrètement, comment se lancer ?

En se posant la question : dans mes unités de travail, combien ai-je de femmes et d’hommes ? Puis, cibler un risque, le plus problématique de l’entreprise par exemple. Croiser les résultats et voir ce que ça donne. Avec ce filtre, ai-je les mêmes conclusions et ce n’est pas la bonne piste ou est-ce que cela me permet d’avoir un tamis un peu plus fin qui me permet de mieux corriger les choses ?

L’idée est d’aller explorer les indicateurs de sinistralité en fonction du genre et les facteurs de risques propres à un genre. Je pense aux femmes enceintes et allaitantes par exemple ou au travail de nuit qui augmente le risque de cancer du sein. Il ne faut pas hésiter à se faire accompagner dans la démarche genrée par les représentants du personnel, l’encadrement intermédiaire ou les acteurs externes à l’entreprise, comme les services de prévention et de santé au travail, la Carsat ou les services de l’inspection du travail. L’objectif est de créer une dynamique et ne pas être dans une inertie dans laquelle on ne veut pas voir.

 

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La dynamique genrée a-t-elle été créée dans la médecine ?

Notre médecine est encore centrée sur une vision « homme ». Par exemple, presque aucun médicament n’est testé sur une femme. Dans les essais cliniques en général, nous excluons les femmes à cause du risque potentiel sur la grossesse et le fœtus. Résultat : quasiment aucun médicament n’a l’AMM (autorisation de mise sur le marché, ndlr) pour les femmes enceintes. Et nous donnons indifféremment les mêmes médicaments aux femmes et aux hommes alors que nous les avons seulement testés sur les hommes.

Encore une fois, nous n’avons pas le même métabolisme, la même manière de synthétiser les molécules… Ici aussi, nous n'en sommes qu’au début. Un récent reportage sur Arte* met très bien en lumière cette problématique.

Vous avez déjà accompagné des personnes transgenres au travail. Le DUERP genré peut-il permettre de mieux appréhender ce phénomène ?

G.I. : Oui, il permettrait de se préparer en amont. La transidentité est un phénomène encore très minoritaire même s’il est de moins en moins tabou et de plus en plus mis en lumière. C’est un moment important dans la vie d’une personne qui se répercute sur son environnement de travail, ses collègues, sa hiérarchie, ses relations avec les clients et fournisseurs. C’est difficile parce qu’il n’y a pas de vécu unique ou de parcours type d’un genre à l’autre. Notre rôle est surtout d’accompagner la personne dans son projet, de soutenir l’employeur et de dédramatiser la situation.

J’ai par exemple accompagné un homme qui avait un traitement hormonal pour devenir une femme. Elle souffrait sur son poste. Son métier ne lui convenait plus à la fois psychiquement et physiquement. Elle voulait mettre des tenues plus féminines, ne plus porter ses chaussures de sécurité ou sa tenue de travail... Son traitement hormonal diminuait sa force musculaire de serrage (effet sur le canal carpien), elle ne pouvait plus réaliser certains gestes comme avant. Il a fallu accompagner sa transition professionnelle, lui proposer des bilans de compétences, pour qu’elle se retrouve à part entière dans ce qu’elle est.

Comment a réagi l’employeur ?

G.I. : C’est l’employeur qui m’a sollicitée. Il était démuni. Il voyait cette souffrance et ne savait pas trop quoi faire. Nous avons mis des mots sur cette souffrance – dans la limite du secret médical – et l’avons aidé à co-construire un plan d’action avec la salariée**. Elle est d’ailleurs très contente de son employeur qu’elle trouve très inclusif. 

Mais ce n’est pas simple d’inscrire cela dans un collectif de travail. Comment en parler aux collègues, aux clients en fonction de ce que le ou la salarié(e) veut ? Notre rôle est aussi de faire le médiateur, se faire le porte-parole. J’ai eu affaire à un chauffeur routier qui portait de longs ongles rouges. Les clients étaient un peu choqués lorsqu’il déchargeait et transitait les palettes. Ses ongles perturbaient aussi ses collègues. Il a fallu poser à plat le débat. Comme pour la différentiation genrée, l’idée est d’en discuter et d’essayer ensemble de trouver des solutions. Nous ne les trouvons pas forcément mais au moins nous les cherchons. C’est toujours mieux que de se voiler la face et laisser pourrir la situation.

 

*Le reportage « La santé des femmes : de l’ignorance à la reconnaissance » est disponible gratuitement sur arte.tv du 16 septembre 2023 au 14 décembre 2023.

** Le SMTI 82 animera en 2024 un atelier de sensibilisation sur la thématique « Transidentité au Travail ». Il traitera notamment de l’annonce, de la notion d’engagement et de contrat de non-discrimination, de la mise en place des marqueurs d’identité souhaités par la personne (nom, toilettes, attitude au sein d’une équipe), de l’adaptation du poste de travail et de la transition professionnelle éventuelle.

HSE

Hygiène, sécurité et environnement (HSE) est un domaine d’expertise ayant pour vocation le contrôle et la prévention des risques professionnels ainsi que la prise en compte des impacts sur l’environnement de l’activité humaine. L’HSE se divise donc en deux grands domaines : l’hygiène et la sécurité au travail (autrement appelées Santé, Sécurité au travail ou SST) et l’environnement. 

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Propos recueillis par Matthieu Barry
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