La théorie de l'imprévision étant introduite en droit civil, le juge sera en mesure de réviser le prix à la demande de l'une des parties au contrat. Erwann Kerguelen, inspecteur de la DGCCRF actuellement rapporteur à l'Autorité de la concurrence, propose un parallèle entre ce nouveau droit commun et celui des pratiques commerciales restrictives. Il nous détaille son analyse dans une chronique.
Comme prévu dans le projet initial, l’ordonnance portant modification du droit commun des contrats, publiée le 11 février, introduit la théorie de l’imprévision, soit la possibilité sous conditions de réviser le prix convenu. A rebours des praticiens et d’une partie de la doctrine considérant l’incursion du juge dans la détermination du prix comme une remise en cause du principe de sécurité juridique, et, dès lors, de l’attractivité du droit français, le rapport annexé à l’ordonnance relève que « La France est l’un des derniers pays d’Europe à ne pas reconnaître la théorie de l’imprévision comme cause modératrice de la force obligatoire du contrat. Cette consécration, inspirée du droit comparé comme des projets d’harmonisation européens, permet de lutter contre les déséquilibres contractuels majeurs qui surviennent en cours d’exécution, conformément à l’objectif de justice contractuelle poursuivi par l’ordonnance ».
L’article 1195 prévoit ainsi : « Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation. En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe ».
L’ordonnance ne reprend donc que partiellement la rédaction issue du projet initial de la Chancellerie : si le premier alinéa est identique, le second est considérablement modifié dans la mesure où désormais la résolution du contrat ne peut plus être unilatérale mais doit être négociée, alors qu’inversement la révision du prix n’est désormais plus conditionnée à l’accord des deux parties, ce qui pouvait constituer une condition initiale restrictive.
La réforme est particulièrement ambitieuse dans la mesure où elle introduit de nouvelles dispositions pour contrer le refus historique des juges de prendre en compte l'imprévision économique, cette évolution étant tout de même soumise à l'existence de plusieurs conditions. Étant donné la possibilité existant déjà de prendre en compte l'imprévision en droit spécial sous conditions, il est possible de s'interroger sur l'apport concret de la réforme en la matière.
Si les nouvelles dispositions prévues dans l’ordonnance visent à permettre la prise en compte de l’imprévision, cette incursion du juge dans un des fondements contractuels que constitue le prix est tout de même soumise à l’existence de plusieurs conditions.
La volonté de contrer le refus historique des juges de la prise en compte de l'imprévision...
Suivant la jurisprudence consacrée dite du « canal de Craponne » de 1876 (Cass. civ., 6 mars 1876, Commune de Pélisanne c./Marquis de Gallifet), le juge considère actuellement qu’il ne peut pas intervenir dans le cadre de l’exécution du contrat pour corriger un déséquilibre provoqué par des circonstances imprévisibles, excluant dès lors la prise en compte de l’imprévision économique. Erigeant l’article 1134 du code civil au rang de principe supérieur, la Cour de cassation a estimé qu’« attendu que la règle qu'il consacre est générale, absolue et régit les contrats dont l'exécution s'étend à des époques successives de même qu'à ceux de toute autre nature ; que, dans aucun cas, il n'appartient aux tribunaux, quelque équitables que puissent apparaître leurs décisions, de prendre en considération le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et substituer des clauses nouvelles à celles qui ont été librement acceptées par les contractants ».
Bien que cette décision ait pu constituer un vecteur de sécurité juridique, elle a aussi parallèlement fait l’objet de critiques de la part de la doctrine, ce qu’illustrent d’ailleurs les approches divergentes qu’ont pu avoir sur ce point les rapports Catala et Terré1, ou encore quelques ouvertures établies par le passé en la matière par la Cour de cassation, mais auxquelles elle semble avoir mis fin récemment2.
… mais soumise à certaines conditions
La mise en œuvre des nouvelles dispositions impose que plusieurs conditions soient remplies. Tout d’abord, il est nécessaire que (i) des circonstances imprévisibles3, par analogie avec les critères retenus en cas de force majeure, aient rendu l’exécution du contrat excessivement onéreuse pour une partie, et que (ii) cette dernière ne doit pas avoir accepté contractuellement d’en assumer le risque.
Ces deux conditions remplies, il est nécessaire dans un premier temps que le cocontractant tente de négocier avec son partenaire. Durant la durée de ces négociations, il devra continuer à remplir ses obligations, et ce afin d’ « éviter que ce mécanisme n’encourage les contestations dilatoires, et préserver la force obligatoire du contrat », précise le rapport. Cette obligation de négocier se trouve même renforcée lorsque le prix est fixé de manière unilatérale le cocontractant devant « motiver le montant en cas de contestation » par son partenaire commercial, selon les articles 1164 alinéa 1 et 1165 de l’ordonnance du 10 février. Cette disposition vise ainsi à « faire obligation à la partie en position dominante de motiver les décisions qu'elle est en droit d'imposer à l'autre […] une exigence élémentaire que pourtant, en considération de la théorie générale traditionnelle, conçue pour les seuls contrats de gré à gré, la jurisprudence a répugné à imposer, même dans les situations de déséquilibre structurel », précise Thierry Revet4.
Les conséquences de l’échec des négociations ou du refus pur et simple du cocontractant de négocier sont ensuite prévues au second alinéa. Le dispositif est considérablement modifié par rapport au projet de la Chancellerie de 2015 dans la mesure où désormais la résolution du contrat ne peut plus être unilatérale mais doit être négociée, et où la révision du prix n’est désormais plus conditionnée à l’accord des deux parties, ce qui pouvait constituer une condition initiale restrictive, la partie bénéficiant du prix favorable n’ayant aucune incitation à autoriser la révision du prix par le juge. Ainsi, les deux parties peuvent, en cas d’accord, soit mettre fin au contrat soit saisir le juge afin qu’il adapte le contrat, ou encore « à l’issue d’un délai raisonnable, l’une des parties peut également saisir seule le juge qui pourra alors réviser le contrat ou y mettre fin ». Compte tenu du principe de liberté contractuelle, on cerne mal l’apport de la prévision par le législateur de la possibilité pour les deux parties de mettre fin au contrat, mais la suppression de l’accord des deux parties pour réviser le contrat doit être saluée en ce qu’elle ne pourra que contribuer à l’efficacité du texte.
► En définitive, si les conditions sont remplies, les nouvelles dispositions pourraient permettre au juge d'intervenir sur le prix du bien ou de la prestation, ce qui constitue un changement majeur au regard de la jurisprudence. Cela pourrait aussi permettre de refuser l'exécution forcée en nature du contrat lorsqu'elle est manifestement déraisonnable (voir article 1121 de l'ordonnance), ou encore constituer un nouvel outil à la disposition des entreprises en difficultés dans le cadre de la gestion de leur redressement, estime le professeur de l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Bruno Dondero5.
Même s’il s’agit là d’une modification substantielle du droit des obligations, susceptible d’altérer la force obligatoire du contrat qui constitue l’une des bases de la sécurité juridique dans les relations contractuelles, les conditions posées par ce dispositif, par la nécessité préalable de négocier, et parce qu’elles permettent aux parties de déroger à cette règle en faisant supporter par l’une d’elles le risque lié à l’imprévision, respectent toutefois le principe de la liberté contractuelle, érigé au rang de principe général par l’ordonnance (voir l'article 1102 de l’ordonnance).
Gestion d'entreprise
La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...
Le droit des pratiques commerciales restrictives permet déjà, lorsqu’il est applicable, d’appréhender certains déséquilibres portant sur le prix, qu’il s’agisse du prix convenu lui-même, ou des modalités attachées à sa révision.
Si la notion de déséquilibre significatif ne saurait être étendue à l’adéquation du prix avec le bien ou le service vendu, il est tout de même possible pour le juge de sanctionner une clause créant un déséquilibre même lorsque cette clause est relative à la détermination du prix, nonobstant le principe de liberté des prix. La cour d’appel considère ainsi que « si la LME a instauré le principe de libre négociabilité des conditions de vente et fait des CPV le siège de la négociation commerciale, la loi n’a pas supprimé la nécessité de contrepartie ou de justification aux obligations prises par les cocontractants, même lorsque ces obligations ne rentrent pas dans la catégorie des services de coopération commerciale » (CA Paris, 1er juil. 2015, n° 13/19251).
Concernant plus spécifiquement les modalités de révision du prix, le droit des pratiques commerciales restrictives remplit ainsi certaines fonctions dévolues aux nouvelles dispositions du droit de commun des contrats sur l’imprévision, comme l’obligation d’une négociation préalable, tout en cantonnant toutefois le rôle du juge à un périmètre bien restreint.
L’imposition d’une négociation préalable
En vertu du principe de liberté contractuelle, une clause de renégociation tarifaire peut être mise en œuvre durant la relation commerciale. Une telle clause peut trouver plusieurs origines suivant qu’elle ait été librement négociée entre les parties ou qu’elle ait été imposée par un texte. Dans le premier cas, il est utile de préciser qu’une telle clause ne peut a priori être exclue de facto par le cocontractant sans constituer un déséquilibre significatif6.
Dans le second cas, certes limité aux produits agricoles de première transformation (voir article L.442-9 du code de commerce), qu’il s’agisse de produits à marque nationale ou de produits à marque de distributeur (voir article L.442-8 du code de commerce), les opérateurs ont l'obligation de prévoir une clause de « rendez-vous » pour renégocier le prix lorsque le coût du fournisseur est « significativement affecté par des fluctuations des prix des matières premières agricoles et alimentaires ».
Remarque : La renégociation qui doit être menée de « bonne foi » - principe intéressant en ce qu’il renvoie au principe érigé par le droit commun (art. 1104 de l’ordonnance du 10 février) doit tendre à une « répartition équitable entre les parties de l'accroissement ou de la réduction des coûts de production résultant de ces fluctuations » et doit donner lieu à un compte-rendu lequel permettra notamment aux autorités de contrôles ou au fournisseur, mais cela est plus discutable, notamment du fait du caractère unilatéral de ces documents, de démontrer l’existence des abus de la part du distributeur. Elle doit être menée dans un délai prévu contractuellement qui ne pourra excéder 2 mois. Si l’esprit de ce texte est louable en ce qu’il peut favoriser la négociation, il ne permet d’appréhender les litiges posés par l’imprévision, que de manière imparfaite. Premièrement, ce dispositif ne permet pas d’obliger le distributeur à accepter une hausse tarifaire, mais constitue simplement une incitation. Plus précisément, il ne permet en aucun cas au juge d’intervenir dans la détermination du prix convenu, mais simplement sur les conditions de renégociations. Deuxièmement, sa portée est limitée à certains produits alimentaires, alors que des litiges peuvent intervenir sur d’autres catégories de produits (produits alimentaires nécessitant plusieurs étapes de transformation, ou produits non alimentaires, comme les produits chimiques, etc.).
Le cocontractant ne pouvant s’opposer à l’introduction d’une clause prévoyant la possibilité d’une renégociation, et à plus forte raison lorsqu’il s’agit de fourniture de produits agricoles de première transformation la loi l’imposant, les textes actuels donnent la faculté au contractant subissant une augmentation significative de ses coûts d’introduire une clause obligeant son partenaire commercial à s’asseoir à la table des négociations.
► Quand bien même aucune clause de révision de prix ne soit prévue, la nécessité d’une négociation préalable demeure lorsque le cocontractant subit une forte évolution de ses coûts. Ainsi, sous réserve que les hausses de prix subies (CA Paris, 23 mai 2013, n° 12/01166) et leur incidence sur les coûts (CA Paris, 20 mai 2015, n° 13/03888) soient étayées, le refus systématique du client de revaloriser son prix d’achat pourrait constituer un déséquilibre significatif vis-à-vis du fournisseur dans la mesure où cette situation pourrait le conduire au redressement voire à la liquidation judiciaire. Le déséquilibre significatif permet donc déjà en réalité d’appréhender partiellement les conséquences de l’imprévision en imposant une négociation entre les parties, mais si cette notion permet au juge de déterminer si la demande de renégociation était légitime ou non, la portée de son intervention demeure très limitée.
L’intervention du juge d’une portée très limitée
Lorsque le litige porte sur une clause de révision tarifaire abusive, par exemple en l’absence de réciprocité entre les deux cocontractants, il n’est pas exclu que, suivant son ampleur, l’asymétrie de négociation tarifaire en résultant puisse relever d’un déséquilibre significatif.
Remarque : L’asymétrie ne constitue en effet pas une condition suffisante dans la mesure où la clause permettant la modification unilatérale du prix peut être justifiée par l’activité en cause, comme dans le cas d’un distributeur d’énergie par exemple dont les prix dépendent intrinsèquement des conditions d’achat sur le marché (CA Paris, 12 sept. 2013, n° 11/22934). Au contraire, il peut y avoir un tel déséquilibre lorsqu’un fournisseur a l’obligation de baisser ses tarifs suite à une baisse des prix de ses intrants, alors que réciproquement les conditions lui permettant d’appliquer une hausse tarifaire sont très strictes et rigides (CA Paris, 4 juil. 2013, n° 12/07651), ou si la clause est susceptible de laisser un pouvoir discrétionnaire au distributeur quant à l’application effective de la hausse sans contrepartie objective (Cass. com., 3 mars 2015, n° 13-27.725 ; CEPC, avis n° 15-22, 23 juin 2015, relatif à une demande d’avis d’un professionnel sur la validité des conditions de révision du prix d’un abonnement).
► Dans la mesure où elle peut notamment occasionner un délai plus ou moins long dans l’application des hausses, voire un phénomène de tassement de la marge du producteur au profit de son seul client, le juge pourra annuler ce type de clause. Dans les autres cas, la constatation d’un manquement n’ouvrira droit qu’à des dommages et intérêts. Dès lors, contrairement aux dispositions de droit commun, l’intervention du juge est limitée comme il ne pourra véritablement intervenir ni sur la détermination du prix, ni sur la résolution du contrat.
La réforme vise à mieux prendre en compte la théorie de l’imprévision en donnant au juge davantage de pouvoir afin de contrer la force obligatoire du contrat, et ce pouvoir d’intervention comporte néanmoins plusieurs limites.
Une marge de manœuvre accrue au profit du juge…
Lorsque les différentes conditions définies supra sont remplies, le juge peut intervenir non seulement sur le prix, mais aussi sur la résolution du contrat. Sur le premier point, il peut donc fixer un nouveau cadre contractuel et agir sur le prix pour rééquilibrer l’économie du contrat. La méthode susceptible d’être utilisée est cependant inconnue : visera-t-elle à octroyer un partage de profit équivalent à la situation antérieure ou uniquement à corriger sa dégradation excessive ? L’article L. 441-8 du code de commerce prévoyant que la renégociation doit tendre « à une répartition équitable entre les parties de l'accroissement ou de la réduction des coûts de production résultant de ces fluctuations » peut constituer un premier guide d’analyse, mais la notion d’équité laisse cependant la part belle à la subjectivité. Plus précise, la prise en compte « des usages, des prix du marché ou des attentes légitimes des parties » (voir article 1163 alinéa 2 de l’avant-projet de la Chancellerie) a néanmoins été supprimée de l’ordonnance. Le curseur est donc en suspens, et le demeurera probablement tant que les réponses ne seront pas esquissées au fur et à mesure des cas par la jurisprudence.
► Sur le second point, le juge peut agir sur le contrat en prononçant sa résiliation pour le futur, voir sa résolution auquel cas il pourra rétroagir. Afin de fixer les modalités de cette rupture, et en sus des obligations post-contractuelles (comme les obligations de non-concurrence, par exemple), il sera nécessaire de déterminer d'une part la date d'extinction du contrat, qui peut être passée, dans le cas d'une résolution, ou future, auquel cas le préavis raisonnable défini par la jurisprudence de l'article L. 442-6 du code de commerce pourra constituer un guide pertinent pour le juge7.
Enfin, le juge pourra éventuellement se prononcer sur l’octroi de dommages et intérêts. Si cette possibilité dans le cadre général peut être discutée8, elle est en revanche expressément prévue par le nouveau texte pour les contrats cadre dont le prix est fixé unilatéralement.
…mais qui comprend aussi de nombreuses limites
Si la modification apportée par l’ordonnance au regard du projet initial, en ne conditionnant plus la révision du prix à l’accord des deux parties doit être saluée les dispositions relatives à la révision du prix pour imprévision comportent néanmoins plusieurs limites tant sur le plan de la méthode liée à l’analyse économique, que sur les restrictions posées.
Premièrement, concernant la méthode applicable au « changement imprévisible de circonstances », le texte ne peut s’appliquer que si (i) l’évolution a un impact significatif sur le prix de par sa nature et son ampleur, et (ii) qu’elle est extérieure à l’action du débiteur, car dans le cas contraire, le « renchérissement n’est pas circonstanciel »9. La force majeure sera susceptible de constituer un guide pertinent d’analyse à la différence près qu’il ne sera pas nécessaire de démontrer le caractère irrésistible, notion finalement remplacée par celle de coût « excessivement onéreux ». A ce titre, les dispositions prévues pour l’exécution forcée sont aussi intéressantes en ce qu’elles prévoient une limite avec la « disproportion manifeste entre son coût pour le débiteur et son intérêt pour le créancier » (voir article 1221 de l’ordonnance).
Cette notion paraît néanmoins difficile à établir précisément, se situant entre le « coût qui serait tellement déraisonnable qu’il s’apparenterait à l’irrésistibilité de la force majeure [et celui] dont l’exécution […] coûte plus qu’elle ne rapporte »9. La marge de manœuvre du juge sera donc difficile à appréhender, surtout lorsque le coût en cause ne constitue qu’une composante et non le principal facteur du coût de revient.
Il est, en effet, possible d’imaginer que l’événement imprévisible impacte uniquement une partie du coût de revient, et que l’exécution devienne manifestement onéreuse, certes en raison de l’évolution de ce coût, mais aussi du fait de ceux d’autres intrants, soit une conséquence finalement liée à la situation individuelle de l’opérateur en question.
► Il n’est donc pas exclu que le juge doive prendre en compte la situation propre à chaque opérateur subissant l’événement, notamment afin d’analyser son niveau d’efficacité. En poussant le juge sur le terrain de l’analyse comparative, cette individualisation risque paradoxalement d’altérer l’efficacité du texte : de deux choses l’une, soit le juge aura une vision restrictive, auquel cas les nouvelles dispositions prévues par l’ordonnance n’auront qu’un effet marginal, soit il aura une vision extensive, mais il serait alors utile de coupler la théorie de l’imprévision à un concept proche de la dépendance économique, seul à même de justifier son intervention, afin de guider l’analyse des juges. En l’état actuel, l’ordonnance renvoie uniquement à l’économie du contrat en cause si bien que la mise en œuvre de l’article 1195 de l'ordonnance pourra être effectuée indépendamment des capacités financières de l’opérateur subissant le changement de circonstances10. Une restriction de l’intervention du juge semble donc souhaitable en la limitant à des cas où la relation a un impact significatif dans l’activité du partenaire mettant en œuvre les dispositions.
Enfin, la précision du périmètre d’appréciation du juge est d’autant plus importante que la stratégie assumée du législateur, consistant à pousser les parties à négocier, repose sur l’effectivité de la menace d’intervention du juge, le rapport précisant « l’imprévision a […] vocation à jouer un rôle préventif, le risque d’anéantissement ou de révision du contrat par le juge devant inciter les parties à négocier ». A ce titre, on ne pourra que regretter les modifications apportées au projet initial de la Chancellerie en cas de fixation unilatérale du prix. Le nouveau texte prévoit l’obligation pour le cocontractant de « motiver le montant en cas de contestation » (voir article 1164 alinéa 1 de l’ordonnance) par son partenaire commercial. La formulation initialement retenue consistait à « justifier » le niveau de prix, ce qui paraissait dès lors plus à même de remplir le rôle de contrôle que le législateur lui prêtait dans la mesure où la seule motivation désormais retenue ne semble pas empreinte de la même rigueur, même si le principe de bonne foi pourra être secourable.
Deuxièmement, le dispositif comporte plusieurs restrictions susceptibles de nuire à son efficacité. Lorsque le prix est décidé unilatéralement dans un contrat-cadre ou un contrat de prestation de services, le législateur semble exclure l’imprévision, ce qui paraît dès plus surprenant. Initialement prévue (voir articles 1163 alinéa 2 et 1164 de l’avant-projet pour respectivement les contrats-cadre et les contrats à exécution successive d’une part, et les contrats de prestation de services d’autre part), la révision de prix différait de celle valable lorsque le prix est négocié, n’imposant pas l’accord de l’ensemble des parties pour remettre aux mains du juge la détermination du prix convenu. Cette différence semblait bien légitime : le prix étant déterminé unilatéralement, l’opérateur en bénéficiant n’a absolument aucun intérêt à autoriser la saisie du juge. Désormais, le texte prévoit qu’ « en cas d’abus dans la fixation du prix, le juge peut être saisi d’une demande tendant à obtenir des dommages et intérêts », voire limitée aux contrats-cadre, « la résolution du contrat » (voir articles 1164 alinéa 2 et 1165 de l’ordonnance). Il est ainsi possible de s’interroger sur les raisons ayant conduit à une telle exclusion des contrats-cadre, soit des contrats de longue durée, et pour lesquels la probabilité de la survenance de circonstances imprévisibles au moment de la conclusion du contrat et rendant son exécution excessivement onéreuse ne peut être exclue, bien au contraire.
► De même, le caractère supplétif volontairement donné à ses dispositions par le législateur interroge aussi. Le rapport précise que « les parties pourront convenir à l’avance de l’écarter pour choisir de supporter les conséquences de la survenance de telles circonstances qui viendraient bouleverser l’économie du contrat ». En pratique, il ne peut toutefois être exclu qu’un partenaire disposant d’un pouvoir de négociation important, dans un cas de dépendance économique par exemple, impose l’introduction d’une telle clause, ce qui fait peser un risque sur l’efficacité du dispositif. Cette restriction paraît d’autant plus surprenante que parallèlement les autres obligations du contrat peuvent être soumises à l’appréciation du juge par le prisme du déséquilibre significatif. Certainement concédée pour préserver la force obligatoire du contrat, elle semble méconnaître non seulement la réalité de nombreuses relations économiques, mais aussi la position de la CEPC qui n’hésite pas à considérer l’exclusion de clauses de révision de prix comme problématiques.
En définitive, le nouveau dispositif permettra donc à un cocontractant de renégocier le prix mais la méthodologie susceptible d’être utilisée par les juges constitue néanmoins une incertitude importante, et notamment aux fins de déterminer dans quelle mesure l’inefficacité du partenaire économique ou plus largement sa situation individuelle devront ou pourront être pris en compte. Plus encore, les limites posées au dispositif qu’il s’agisse de son caractère supplétif ou de son inapplicabilité aux contrats-cadre semblent difficilement compatibles avec les ambitions affichées par le législateur, et tirer argument de la jurisprudence actuelle ne semble pas pertinent lorsque l’on vise à apporter une cohérence d’ensemble à la justice contractuelle.
1. Le rapport Catala était opposé à l’intervention du juge sur le niveau de prix lui-même, prévoyant seulement, en cas de survenance d’un changement imprévisible des circonstances du contrat, la possibilité pour les parties de demander au juge d’ordonner une renégociation du contrat, voire sa résiliation en cas d’échec (articles 1135 et s. de l’avant-projet de réforme du droit commun des obligations, P. Catala, Documentation française, 22 septembre 2005). Inversement, le rapport Terré introduisait par son article 92 la possibilité pour le juge de réviser les conditions économiques du contrat (Une réforme du droit des contrats – sous la direction de F. Terré, Dalloz, 2009, pp. 245-246).
2. Sur les ouvertures établies par la Cour de cassation voir : Arrêt Huard (Cass. com., 3 nov. 1992, n° 90-18.547, D. 1995. 85, obs. D. Ferrier ; RTD civ. 1993. 124, obs. J. Mestre ; JCP 1993. II. 22164, obs. G. Viramassy ; Defrénois 1993. 1377, obs. J.-L. Aubert) ; Arrêt Chevassus-Marche (Cass. com., 24 nov. 1998, n° 96-18.357, D. 1999. 9 ; RTD civ. 1999. 98, obs. J. Mestre, et 646, obs. P.-Y. Gautier ; CCC 1999, n° 56, obs. M. Malaurie-Vignal ; Defrénois 1999. 371, obs. D. Mazeaud ; JCP 1999. I. 143, obs. C. Jamin). Au contraire, la Cour de cassation a estimé que « le principe de la force obligatoire des conventions s'oppose à l'obligation qui pourrait être mise à la charge d'une partie, en l'absence de clause en ce sens, de renégocier un contrat en cours d'exécution » (Cass. com., 7 janv. 2014, n° 12-17.154).
3. « La notion de circonstance renvoie à une exigence d’extériorité » et celle d’imprévision au fait que la « nouveauté ait été imprévisible dans sa nature et son ampleur. La jurisprudence propre à la force majeure permettra de fournir des éléments précieux d’analogie » (« La réforme en pratique – la résiliation pour imprévision », P. Stoffel-Munck, AJ Contrats d’affaires – Concurrence – Distribution, 2015, p. 262).
4. « Le projet de réforme et les contrats structurellement déséquilibrés », T. Revet, D. 2015. 1217.
5. « Les entreprises doivent-elles anticiper l’introduction de la théorie de l’imprévision en droit français ? », Le blog du Professeur Bruno Dondero, 11 mai 2015.
6. La CEPC considère, en effet, qu’il n’est pas possible pour un acheteur d’exclure toute clause d’indexation, fonction d’une autre donnée, et/ou une clause de « hardship » - ou clause d’adaptation, de sauvegarde ou d’imprévision permettant à l’une des parties d’exiger de l’autre la renégociation de leur accord à exécution successive lorsque l’équilibre économique qui existait lors de sa conclusion a disparu par suite d’un bouleversement des circonstances techniques, économiques ou politiques - notion distincte de la force majeure - sans quoi cela pourrait caractériser un déséquilibre significatif (CEPC, avis n° 11-06, 1er juin 2011, relatif à deux questions posées par une fédération professionnelle industrielle).
7. Lorsque la relation commerciale est régie par un contrat à durée indéterminée, le juge accorde en moyenne environ 1 mois de préavis par année de relation commerciale, bien que cette durée puisse varier suivant les circonstances de l’espèce. Lorsqu’elle est régie par un unique contrat à durée déterminée, le juge se base généralement sur le cadre contractuel déterminé par les parties (Les pratiques restrictives – application de l’article L. 442-6 du code de commerce à travers la jurisprudence, Erwann Kerguelen, Revue Concurrence, 2nde édition, 2015, respectivement pp. 85 et 82).
8. « On pense d’abord aux aspects financiers de celle-ci. Le juge pourrait-il ordonner des indemnités de fin de contrat au bénéfice de celui qui se voit imposer la rupture du contrat sans faute de sa part ? Peut-être car il est possible qu’il subisse un préjudice du fait de cette extinction décidée par souci d’équité en faveur de son cocontractant. Pour autant, ce n’est pas sur le fondement d’une responsabilité qu’il sera possible d’en tenir compte puisque la rupture opère sans faute. L’équité à nouveau en sera la mesure sauf aux parties à avoir convenu sur ce point » (« La réforme en pratique – la résiliation pour imprévision », P. Stoffel-Munck, AJ Contrats d’affaires – Concurrence – Distribution, 2015, p. 262).
9. « La réforme en pratique – la résiliation pour imprévision », P. Stoffel-Munck, AJ Contrats d’affaires – Concurrence – Distribution, 2015, p. 262.
10. « Le critère s’apprécie au regard de l’économie du contrat en cause et non des capacités du débiteur. Une multinationale comme Total pourrait donc être sujette à un contrat dont l’exécution deviendrait excessivement onéreuse » (« La réforme en pratique – la résiliation pour imprévision », P. Stoffel-Munck, AJ Contrats d’affaires – Concurrence – Distribution, 2015, p. 262).
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