Dans cette chronique, Amélie d’Heilly et François Pinatel, membres du syndicat des avocats d'entreprise en droit social AvoSial, décryptent la transposition de la directive sur la transparence salariale en droit français et les interrogations qu'elle suscite.
L’UE a, depuis l’origine, fait de l’égalité salariale un principe de la construction européenne (article 157 TFUE ; ex-article 119 du Traité). Ceci s’explique par la doctrine néolibérale qui est à la base de la construction européenne : l’égalité est propice au marché.
De nombreux textes ont été adoptés sur la base de ce même principe, dont notamment la directive 76/207 du 9 février 1976, devenue la directive 2006/54 du 5 juillet 2006, qui a posé le principe d’une interdiction de toute discrimination directe ou indirecte fondée sur le sexe en matière d’accès à l’emploi, de formation, de promotion professionnelle et de conditions de travail, y compris la rémunération.
Les résultats ont été décevants, notamment en matière de rémunération : les écarts de rémunération entre les hommes et les femmes persistent au sein de l’UE. Ils ont seulement diminué de 16,4% en 2012 à 12,7% en 2021 (données publiées par Eurostat). En France, les femmes, tous temps de travail confondus, gagneraient 24,4 % de moins que les hommes ; à temps de travail équivalent, 15,5 % de moins ; et à temps de travail et postes équivalents, 4,3 % de moins.
Dans ce contexte, La Commission européenne a lancé en 2020 une stratégie pour l'égalité hommes-femmes (2020-2025) visant à éliminer la violence et les stéréotypes sexistes, promouvoir l'égalité des chances sur le marché du travail et assurer un meilleur équilibre dans la prise de décision. S’agissant des rémunérations, l’idée a été de promouvoir la transparence, c’est-à-dire l’accès aux informations salariales. L’UE parie sur le fait que la transparence encouragera les salariées à demander l’égalité tandis qu’elle conduira les entreprises à prendre conscience de mécanismes inégalitaires, parfois inconscients.
La directive européenne relative à la transparence des rémunérations n°2023/970 a été ainsi adoptée le 10 mai 2023.
La directive impose de nouvelles obligations aux employeurs, tant lors du recrutement des salariés que pendant la durée du contrat de travail, afin de renforcer la transparence salariale et mieux lutter contre les inégalités.
La rédaction des offres d’emploi devra désormais répondre aux exigences de la nouvelle directive européenne. Les annonces ne pourront faire aucune référence au sexe du candidat. Chaque annonce devra en revanche mentionner obligatoirement :
- le montant de la rémunération initiale ou une fourchette de salaire proposée pour le poste concerné ;
- les dispositions pertinentes prévues par la convention collective (avantages, primes de vacances, d’ancienneté, d’assiduité, le treizième mois, les minimas conventionnels…).
En pratique, les employeurs ne pourront plus prévoir dans leur offre d’emploi que "la rémunération sera fixée en fonction du profil du candidat".
Il sera également interdit de demander aux candidats leur historique salariale, notamment la rémunération relative au dernier poste occupé, ni leurs prétentions salariales.
L’objectif est double :
- empêcher que les salaires passés, potentiellement discriminatoires, influencent négativement la rémunération future ;
- rééquilibrer les discussions/négociations salariales en garantissant une meilleure transparence et une égalité de traitement entre les candidats.
Ces deux dispositions ne créent pas de réelle difficulté, la législation ou la jurisprudence française étant déjà globalement conforme, si ce n’est sur l’interdiction de solliciter les rémunérations antérieures.
Gestion du personnel
La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :
- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.
C’est dans ce cadre que le directive créée des obligations nouvelles, dont certaines parfois lourdes, et se fait la plus contraignante.
Un droit à l’information
L’article 6 de la directive prévoit d’abord un droit à l’information qui ne devrait guère poser de difficulté.
Dans les entreprises d’au moins 50 salariés, l’employeur a l’obligation de mettre à disposition des salariés les critères de fixation de la rémunération, les niveaux de rémunérations et la progression de la rémunération. Ceci sera ajouté à l’article L.3221-2 du code du travail.
En revanche, dès l’article 7 de la directive les difficultés commencent et les obligations pesant sur les entreprises se renforcent.
L’article 7 de la directive impose à l’employeur de fournir au salarié qui le demande, par écrit et dans un délai de deux mois, des informations sur sa rémunération individuelle, les niveaux de rémunération moyens, ventilés par sexe, pour les catégories de travailleurs accomplissant le même travail ou un travail de même valeur. L’employeur doit rappeler à tous les travailleurs une fois par an leur droit à recevoir ces informations ainsi que les mesures qu’ils doivent prendre pour exercer ce droit.
L’employeur doit délivrer ces informations dans un délai maximal de deux mois après la demande.
Le point 10 de l’article 9 de la directive prévoit par ailleurs la possibilité pour les travailleurs, leurs représentants, l’inspection du travail et els organismes pour l’égalité de traitement de demander aux employeurs des éclaircissements et des précisions supplémentaires sur toutes données communiquées. Cette obligation d’information s’étend jusqu’au explication à tout différence de rémunération constatée entre les femmes et les hommes. La directive impose une réponse "circonstanciée" et l’obligation pour l’employeur si une différence de rémunération est constatée sans être justifiée par des critères objectifs non sexistes de "remédier" à la situation.
Si la directive ne fixe pas de délai particulier, elle prévoit néanmoins que la réponse de l’employeur doit être donnée dans un délai "raisonnable". La France n’envisage pas dans le cadre de la transposition de la directive de fixer un délai strict de sorte à laisser une certaine marge de manœuvre aux entreprises. Il en va de même s’agissant du délai "raisonnable" laissé aux entreprises pour remédier d’éventuels écarts non justifiés par des éléments objectifs et non sexistes.
Il s’agit là d’obligations nouvelles qui n’existent pas en droit français. Les modalités suivant lesquelles ce droit à l’information sera notifié aux salariés devraient être précisées par la loi de transposition.
Il est d’ores et déjà certain que ce droit à l’information risque particulièrement dans les PME de constituer une charge lourde pour les services de ressources humaines et ce d’autant que la directive ne limite pas le nombre de fois où les salariés sont susceptibles de demander ces informations chaque année. Il serait souhaitable que la norme de transposition prévoie un dispositif afin d’en limiter les abus.
Un nouvel index des rémunérations complexifié
Selon l’article 9 les employeurs doivent, au moins tous les trois ans pour les entreprises entre 50 et 250 salariés et tous les ans pour celles de plus de 250 salariés, établir un nouvel index des rémunérations prévoyant selon la novlangue dont l’union européenne à l’habitude :
- critère n° 1 : l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes ;
- critère n° 2 : l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes au niveau des composantes variables ou complémentaires ;
- critère n° 3 : l’écart de rémunération médian entre les femmes et les hommes ;
- critère n° 4 : l’écart de rémunération médian entre les femmes et les hommes sur les composantes variables et complémentaires ;
- critère n° 5 : la proportion de travailleurs féminins et de travailleurs masculins bénéficiant de composantes variables et complémentaires ;
- critère n° 6 : la proportion de travailleurs féminins et masculins dans chaque quartile ;
- critère n° 7 : l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes par catégorie de travailleurs, ventilé par salaire ou traitement ordinaire de base et par composantes variables ou complémentaires.
Les six premiers critères ne posent pas de difficultés et le ministère du travail s’est engagé à ce qu’ils soient automatisés sur la base des DSN. Ils seront donc auto-générés. C’est heureux compte tenu du fait que ces obligations concernent les entreprises dès 50 salariés qui constituent la majorité du tissu économique français et qui ne sont absolument pas équipées pour faire face aux exigences de la cirective.
En revanche, s’agissant du 7e critère, le flou est complet. Outre, que l’on a du mal à comprendre le contenu exact de l’information à délivrer à cet égard, la notion même de "catégorie de travailleur" pose difficulté tant elle est éloignée de la notion française en la matière.
En effet au sens de l’article 2 de la directive cette notion renvoie au "travailleur accomplissant le même travail ou un travail de même valeur regroupés de manière non arbitraire sur la base de critères non discriminatoires objectifs et non sexistes […] par leur employeur et le cas échéant en coopération avec les représentants des travailleurs conformément au droit national et ou aux pratiques nationales".
Or, si l’on perçoit assez facilement ce qu’est un travailleur accomplissant le même travail qu’un autre, il est en revanche plus malaisé de saisir ce que la directive entend par travail de même valeur. L’article 4 prévoit certes que ces critères comprennent les compétences, les efforts, les responsabilités et les conditions de travail ainsi que s’il y a lieu, tout autre facteur pertinent pour l’emploi concerné. Mais une telle définition pose plus de difficultés qu’elle n’en résout dès lors qu’elle introduit des critères non-objectifs, fondés à la fois sur l’environnement de travail et sur des compétences non-techniques plus difficiles à appréhender. Finalement, cela va conduire à renouveler en profondeur le principe "à travail égal, salaire égal" qui avait au moins le mérite de se fonder sur un critère simple : c’était la nature de l’emploi qui servait de comparaison. Le ministère précise, cependant, dans le document remis aux partenaires sociaux que la notion "d’effort" serait à rapprocher de la notion de "charge physique et nerveuse" prévue par la loi française.
Or, la difficulté s’accroit pour deux raisons.
Tout d’abord parce que la directive prévoit en son article 19 que la comparaison ne se limite pas aux situations dans lesquelles les travailleurs féminins et les travailleurs masculins travaillent pour le même employeur mais est étendu à une "source unique" établissant les conditions de rémunération. Selon le même article, la "source unique" est celle qui "précise les éléments de rémunération pertinents pour la comparaison des travailleurs". Spontanément on pense aux conventions collectives, mais aucune d’entre elles en France n’est conforme aux dispositions de la directive dont la mise en œuvre risque à cet égard d’imposer une renégociation, évidemment difficile, au niveau des branches professionnelles. A cet égard, la France semble vouloir contourner cette difficulté en faisant référence aux accords d’entreprise. Cependant, nombre d’entreprise ne sont pas couvertes par des accords en la matière et ne seront pas en mesure d’en conclure dans les délais impartis.
Ensuite, dans l’hypothèse où l’application de ces critères conduit à n’identifier qu’un seul salarié par catégorie, la directive prévoit de se référer à "des statistiques ou à une comparaison avec la manière dont un travailleur serait traité dans une situation comparable". Si la référence à des statistiques ne pose pas de difficulté, il en va autrement de la capacité à faire référence à un travailleur objectif imaginaire. Ces indicateurs devraient être publiés tous les ans pour les entreprises de plus de 250 salariés, ce qui constitue un seuil extrêmement bas. Le ministère semble en outre vouloir alourdir les obligations mises à la charge des entreprises en envisageant une information consultation annuelle sur le sujet dans les entreprises de plus de 100 salariés.
Le contrôle
La directive confère des pouvoirs élargis pour les juges, ils pourront :
- ordonner à l’employeur de produire toute preuve pertinente se trouvant en sa possession, y compris des informations confidentielles ;
- enjoindre à l’employeur de mettre fin à la violation du préjudice de l’égalité de rémunération sous astreinte et de prendre des mesures pour garantir l’application dudit principe.
Sur ce point, la directive n’ajoute rien à ce que nous connaissons déjà en France.
La directive prévoit un renversement charge de la preuve qui va plus loin que le mécanisme déjà favorable au salarié que nous connaissons en matière de discrimination. Ainsi, en cas de non-respect de l’obligation d’information sur la transparence des rémunérations, l’employeur doit prouver qu’il n’y a pas eu discrimination ou que la violation de ses obligations était non intentionnelle et mineure. En d’autres termes, en cas de non-respect de l’obligation d’information, la preuve incombe entièrement à l’employeur. C’est là une nouveauté dont on mesure assez bien les potentialités contentieuses.
La victime a droit à la réparation intégrale de son préjudice mécanisme désormais classique en droit européen. En revanche, la directive innove en imposant aux droits nationaux une politique de "bienveillance" à l’égard des salariés en matière de frais irrépétibles (article 23). En d’autres termes, le doit national doit prévoir que le juge doit éviter de condamner les salariés à de tels frais, ce qui n’est pas sans évoquer une rupture de l’égalité des armes. Cela devrait là encore encourager les contentieux.
La directive va jusqu’à définir les règles applicables à la prescription (article 21) - ce qui est suffisamment rare pour être souligné : elle ne peut pas être inférieur à trois ans, le point de départ court à compter de la prise de conscience de la violation du principe d’égalité, elle ne court pas tant que la violation est en cours et doit être suspendue ou interrompue dès que le salarié porte plainte devant quelque organisme que ce soit.
Enfin, un contrôle administratif est prévu aux termes duquel des sanctions administratives devraient être prononcées en cas de non-respect des obligations découlant de la directive, calqué sur le modèle des amendes prononcées sur le fondement de l’article L. 8115-1 du code du travail et assises sur la masse salariale. Il semblerait que, là encore, sur le modèle des amendes administratives, ce contrôle soit confié en France aux Dreets avec, en cas de contestation, un recours en plein contentieux devant le tribunal administratif.
Création d’organismes
La directive prévoit la création obligatoire d’un "organisme pour l’égalité de traitement" (article 28). Cet organisme doit exister"sans préjudice de compétence des inspections du travail ou d’autres organismes chargés de faire respecter les droits des travailleurs".
Les Etats doivent veiller à "garantir une coopération et une coordination étroites entre les inspecteurs du travail, les organismes pour l’égalité de traitement et le cas échéant les partenaires sociaux", la formule semble indiquer que l’organisme est par principe distinct de l’inspection du travail : il a une mission spécifique. Il serait logique qu’en France ces prérogatives soient exercées par le Défenseur des droits. Il n’est en tout cas pas envisagé dans le cadre de la transposition de créer un nouvel organe.
La directive prévoit par ailleurs la création d’organismes de suivi, qui ne sont pas nécessairement les organismes pour l’égalité de traitement (article 29). Ils ont pour fonction d’assurer le suivi de l’application du principe d’égalité des rémunérations et le respect des voies de recours, lequel comprend "une politique de sensibilisation des entreprises, organisations publiques ou privées, des partenaires sociaux et du public, à la promotion de l’égalité des rémunérations", une analyse des causes des écarts de rémunération et la création d’outils pour y remédier, la collecte au niveau national des données fournies par les entreprises et leur publication de manière "facilement accessible et conviviale" (sic !), la collecte des rapports d’évaluation conjointe des rémunérations conjointe, l’agrégation des données sur le nombre et les types de plaintes pour discrimination. En France, dans le cadre de la transposition de la directive, cette mission devrait être confiée au ministère du travail en lien avec le ministère de la justice.
Une notion nouvelle en droit français : la discrimination intersectionnelle
La directive modernise la conception européenne de la discrimination en intégrant dans le champ d’application de la directive un nouveau concept issu des sciences sociales et plus précisément des travaux de la juriste américaine Kimberley Crenshaw : l’intersectionnalité.
La discrimination intersectionnelle est définie à l’article 3.2 de la directive comme celle qui se fonde simultanément sur le sexe et sur un ou plusieurs autres motifs de discrimination prohibés par la directive 2000/43/CE (égalité de traitement sans distinction de race ou d’origine ethnique) ou 2000/78/CE (directive générale sur l’égalité en matière de travail, qui vise notamment les discriminations fondées sur la religion ou les convictions, un handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle). Le préambule de la directive (§ 25) envisage plus spécifiquement le cas des femmes roms, très discriminées dans certains pays (l’Italie, notamment).
La transparence des rémunérations n’est donc pas limitée seulement aux comparaisons de salaire entre femmes et hommes, mais intègre également les possibles discriminations intersectionnelle qui, en plus du critère lié au sexe, ajoute un autre critère discriminant et conduit donc, au sein d’une population de même sexe, déjà discriminée, à engendrer d’autres discriminations plus spécifiques : les femmes noires sont encore moins bien payées que les femmes blanches par exemple.
La discrimination intersectionnelle ne semble pas faire partie des données entrant dans le cadre du nouvel index, l’article 9 de la directive ne visant que les "données relatives aux écarts de rémunération entre les travailleurs féminins et les travailleurs masculins", ce qui exclut donc a priori la prise en considération d’autres critères. Le préambule de la directive l’exclut (§ 26).
En revanche, les autres obligations découlant de la directive semblent s’appliquer, notamment quant à l’information individuelle demandée par les salariés ou quant au régime d’indemnisation qui doit prendre en considération, selon le préambule de la directive (§ 25) la dimension intersectionnelle des discriminations fondées sur le sexe.
Rien de particulier n’a été dit à ce sujet dans le cadre des discussions relatives à la transposition.
La France a jusqu’au 7 juin 2026 pour transposer la directive. Les discussions devraient s’échelonner jusque fin juillet, pour aboutir à la présentation courant septembre d’un projet de loi de transposition, que l’exécutif espère faire adopter avant la fin 2025.
Nos engagements
La meilleure actualisation du marché.
Un accompagnement gratuit de qualité.
Un éditeur de référence depuis 1947.
Des moyens de paiement adaptés et sécurisés.