La question de la légalité des IFRS en Europe prend une nouvelle dimension

La question de la légalité des IFRS en Europe prend une nouvelle dimension

07.01.2016

Gestion d'entreprise

Un nouveau cadre conceptuel de l'information financière issue de l'IASB (international accounting standards board) est en préparation. Cela donne l'occasion de mettre en exergue l’existence d’incompatibilités potentielles avec le droit comptable européen, comme l'ont montré récemment les Etats généraux de la recherche comptable.

La question de la légitimité des IFRS n'est pas nouvelle. Elle avait été notamment abordée par un article de recherche de Bernard Colasse et Alain Burlaud publié en 2010 sous le titre Normalisation comptable internationale : le retour du politique ? Les deux professeurs y montraient que la normalisation comptable internationale manquait de légitimité aux plans substantiel, procédural et politique notamment en raison de l'histoire de l'IASB, un organisme de droit privé d'origine professionnelle et autoproclamé normalisateur mondial. Lors d'un colloque organisé en 2012 par l'académie des sciences et techniques comptables et financières, la critique avait glissé sur le terrain de la légalité. Yuri Biondi, chercheur au CNRS, était monté d'un cran : "il est temps de revenir sur la dictature comptable européenne qui a imposé, via un règlement, une norme non démocratique, celle des IFRS" (lire notre article). Trois ans plus tard, ce débat ressurgit sous une autre forme. Il s'agit de (re)visiter la compatibilité entre le droit comptable européen et les futures IFRS au moment où se profile un nouveau cadre conceptuel de l'IASB (voir PDF iconl'exposé sondage),

Compatibilité implicite nécessaire

Le mois dernier, l’Autorité des normes comptables (ANC) a rappelé, lors des 5èmes Etats généraux de la recherche comptable, que le cadre conceptuel des IFRS doit être compatible avec le droit comptable européen même s’il ne fait pas partie des textes adoptés par l’Union européenne. La raison : ce cadre "sert de référence pour faire évoluer les normes à venir", analyse Cédric Tonnerre (lire PDF iconson article), directeur des normes comptables internationales de l’ANC. Or, le PDF iconrèglement européen de 2002 sur l’application des normes comptables internationales exige qu’une norme ne peut être adoptée que si elle répond à trois critères.

Gestion d'entreprise

La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...

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Qu’est-ce que l’image fidèle ?

Quels sont ces trois critères ? Premièrement, les normes IFRS ne doivent pas être contraires au principe d’image fidèle tel qu’énoncé dans la directive comptable de 2013. Or, "dans la directive, le principe d’image fidèle est central", résume Cédric Tonnerre. Problème : différentes interprétations existent pour définir ce principe. Pour Cédric Tonnerre, "l’image fidèle résulte au premier chef de l’application des dispositions de la directive". Philippe Danjou, du board de l’IASB, ne partage pas cette analyse. Il a considéré, lors de son intervention aux états généraux de la recherche comptable, que les textes européens ne définissent pas ce principe central. Dans un PDF iconpapier de recherche, Yvonne Muller-Lagarde, co-directrice du centre de droit pénal et de criminologie de l’université Paris-Ouest Nanterre, avance que "l’image fidèle est moins un principe qui pourrait être objectivement défini (il n’en existe pas de définition) qu’un standard (un comportement à suivre)" tout en précisant que "l’image fidèle peut, selon la directive comptable de 2013, être atteinte en donnant l’image patrimoniale de l’opération".

Des architectures différentes

Qu’en est-il du futur cadre conceptuel de l’IASB qui, rappelons-le, est toujours en préparation ? Pour CédricTonnerre, son architecture diffère de celle de la directive. Pour lui, le cadre conceptuel de l’IASB part de la notion d’utilité qui découle fondamentalement de la pertinence et de la représentation fidèle. Or, "il n’y a pas véritablement de compatibilité entre la notion d’image fidèle de la directive et celle de représentation fidèle du cadre conceptuel, argumente Cédric Tonnerre. Il faudra plutôt s’assurer que les normes à adopter ne sont pas contraires aux prescriptions de la directive, lesquelles concourent à l’obligation d’image fidèle", ajoute-t-il.

Quand la prudence n’est pas neutre

Si l’on suit cette analyse, cela conduit à étudier les principes comptables de la directive et ceux du cadre conceptuel en préparation. Plusieurs incompatibilités potentielles se manifestent alors. Ainsi, "la directive établit un principe d’asymétrie [comptabilisation des pertes latentes mais absence de comptabilisation des gains latents], d’ailleurs conforme à la tradition comptable européenne", relève Cédric Tonnerre, tandis que "le cadre conceptuel [de l’IASB] associe la notion de prudence à celle de neutralité et n’évoque pas la notion d’asymétrie, même si celle-ci se trouve mise en œuvre, de façon pragmatique, dans certaines normes", compare-t-il.

Question d’évaluation

Sans surprise, le sujet de la méthode d’évaluation fait également débat. "La directive affirme clairement que le principe premier est le coût historique. En revanche, elle consacre un article spécifique au mode d’évaluation alternatif fondé sur la juste valeur, qui est naturellement à rapprocher de l’évolution des normes internationales", analyse Cédric Tonnerre. Et celui-ci d’ajouter "qu’il s’agit à l’évidence d’une «zone grise» de la directive en raison de la multiplicité des options offertes qui ne permet pas une véritable harmonisation de principe".

Quid de l’intérêt public européen

La seconde condition pour adopter une norme IFRS en Europe est qu’elle réponde à l’intérêt public européen. Problème, là encore, il n’existe pas de définition précise fixée dans le règlement IAS. Toutefois, "les motifs du règlement comme de la directive offrent des pistes puisque l’on peut y trouver quelques objectifs clairement évoqués : développement des marchés financiers, sécurité des marchés financiers et des transactions, stabilité financière, croissance économique, investissement à long terme, croissance inclusive…", relève Cédric Tonnerre. A noter toutefois que, contrairement à l'exigence d'image fidèle prévue dans le règlement IAS et qui renvoie à la directive comptable, celle d'intérêt public européen ne prévoit pas de renvoi vers la directive. La compatibilité du cadre conceptuel de l’IASB avec l'intérêt public européen est d’autant plus délicate à examiner que ce cadre conceptuel ne définit pas véritablement la notion d’intérêt public qu’il se donne pourtant l’ambition de servir. On peut toutefois se demander dans quelle mesure l’IASB peut-il parvenir à cet objectif. Tout d’abord parce que le cadre conceptuel place les investisseurs au centre de la normalisation comptable dite internationale et aussi parce que ce normalisateur "a été conçu à l'écart des Etats et des organisations interétatiques", comme l’ont montré en 2010 les professeurs Bernard Colasse et Alain Burlaud.

La stabilité financière européenne est-elle assurée par les IFRS ?

En termes de stabilité financière, sujet qui peut constituer une des exigences relatives à l’intérêt public européen, deux problèmes se manifestent, selon nous. La composition du board de l’Efrag, dont le rôle consiste à conseiller la Commission européenne en matière d’adoption des IFRS, reste problématique même après sa réforme récente qui prévoit une représentation plus équilibrée entre parties prenantes privées et normalisateurs comptables nationaux. "La responsabilité de donner un conseil d'adoption à la Commission européenne, qui décide in fine de l'adoption des normes comptables dans la législation de l'Union européenne, ne peut être confiée qu'à une organisation publique qui a le devoir de protéger l'intérêt public", déclaraient en 2014 les 3 autorités européennes de supervision financière que sont l'Esma, l'EBA et le EIOPA (lire PDF iconleur lettre). Et ces trois autorités rappelaient que dans les autres domaines de la régulation financière, le conseil fourni à la Commission européenne provient d'organisations d'intérêt public. Un sujet qui concerne d'ailleurs aussi l'ANC dans la mesure où son collège est composé de membres d'organisations publiques et privées.

La juste valeur, source d’instabilité financière ?

Deuxième problème lié à la stabilité financière : le recours éventuel à la juste valeur par les banques. "L’intérêt général est-il suffisamment protégé dès lors que le calcul des fonds propres réglementaires est assis sur une évaluation reposant sur des données et méthodes internes et difficilement contrôlables ?", s’interroge Didier Marteau dans un PDF iconpapier de recherche. Ce professeur d’économie à l’ESCP Europe y souligne l’importance du poids relatif du «mark to model» (valorisation selon un modèle) dans le total de l’évaluation des portefeuilles de trading tant au sein des banques américaines qu’européennes, comme le montrent les graphiques ci-dessous. Or, "la juste valeur induit une volatilité comptable et comportementale", prévient-il.

L1, L2 et L3 représentent le niveau de valorisation dans le portefeuille de négociation en juste valeur.

Source : «La juste valeur», un mode de valorisation «reliable et relevant» ?, Didier Marteau, décembre 2015.

L1, L2 et L3 représentent le niveau de valorisation dans le portefeuille de négociation en juste valeur.

Source : «La juste valeur», un mode de valorisation «reliable et relevant» ?, Didier Marteau, décembre 2015

Qui sont les destinataires de l’information ?

Enfin, la troisième condition posée par le règlement européen pour adopter une norme IFRS pose question. Elle demande de satisfaire aux critères d'intelligibilité, de pertinence, de fiabilité et de comparabilité exigés de l'information financière nécessaire à la prise de décisions économiques et à l'évaluation de la gestion des dirigeants de la société. Pour Cédric Tonnerre, cet aspect poserait un problème potentiel d’incompatibilité entre le cadre européen et le futur cadre conceptuel de l’IASB, le premier exigeant un périmètre plus large des destinataires de l’information financière. Si l’on se réfère à la directive — ce qui n’est pas inscrit explicitement dans le règlement sur l’adoption des IFRS en ce qui concerne cette troisième exigence —, "les états financiers annuels poursuivent des objectifs divers et ne fournissent pas simplement des informations aux investisseurs sur les marchés des capitaux mais rendent également compte de transactions passées et améliorent la gouvernance d’entreprise". Une différence de taille avec le cadre conceptuel de l’IASB dont l’objectif principal consiste à fournir des "informations utiles aux investisseurs, aux prêteurs et aux autres créanciers actuels et potentiels aux fins de leur prise de décisions sur l’apport de ressources à l’entité". Bref, le droit comptable européen s’intéresse à un public plus large que celui du cadre conceptuel de l’IASB. Deux visions difficiles, sinon impossibles, à concilier. Et qui souffrent de principes qui ne sont pas toujours suffisamment définis.

Ludovic Arbelet
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