La situation des exploitants de fonds de commerce face à la pandémie de la Covid 19

21.09.2021

Gestion d'entreprise

Dans le cadre de la crise sanitaire, la jurisprudence sur la question du paiement des loyers COVID-19 a souligné l’importance de la loyauté contractuelle entre les parties et la nécessité de proposer des solutions consistant à ajuster les clauses et conditions du bail.

Les propriétaires de fonds de commerce ont vu leur activité faire l’objet de nombreuses mesures de police administrative

Premier état d'urgence sanitaire

Dans le contexte de la lutte nationale contre la pandémie de Covid-19, le décret du 16 mars 2020 a interdit les déplacements hors domicile et les exceptions à ce principe ont été strictement encadrées. Ce décret ne permettait les déplacements que « pour effectuer des achats de fournitures nécessaires à l'activité professionnelle et des achats de première nécessité dans des établissements dont les activités demeurent autorisées par arrêté (...) ». En conséquence, de nombreux fonds de commerce étaient tenus de fermer. Ceux qui ne l’étaient pas, devaient respecter des mesures de police sanitaire. Instauré pour deux mois par la loi du 23 mars 2020, l'état d'urgence sanitaire avait été prolongé jusqu'au 10 juillet 2020 inclus.

Deuxième état d'urgence sanitaire

Par décret n°2020-1257 du 14 octobre 2020, l’Etat d’urgence sanitaire a été institué à compter du 17 octobre 2020 sur l’ensemble du territoire de la République.  Ainsi, étaient interdits :

  • les déplacements hors domicile et les exceptions à ce principe étaient limitativement encadrées,

  • l’ouverture au public des établissements commerciaux à l’exception de ceux indispensables à la vie de la Nation.

La loi du 14 novembre 2020 a prolongé, une première fois, l’Etat d’urgence sanitaire jusqu’au 16 février 2021, puis la loi du 15 février 2021 l’a prolongé à nouveau jusqu'au 1er juin 2021. Dans le cadre de cet Etat d’Urgence sanitaire, de nouvelles mesures de confinement, de fermeture et de police (protocole sanitaire renforcé, jauge, couvre-feu) ont affecté l’activité des fonds de commerce.

Sortie de l'état d'urgence sanitaire

La loi n° 2021-689 du 31 mai 2021 a institué un régime de sortie de l'état d'urgence sanitaire sur la période du 2 juin au 30 septembre. Si les fonds de commerce dits « non essentiels » ont pu rouvrir le 19 mai dernier, les conditions d’accès et de présence du public était toujours limitées (exemple pour les restaurateurs : ouverture des seules terrasses, 6 par table maximum, instauration d’un couvre-feu à 21h …).

A compter du 9 juin 2021, si les restaurants pouvaient accueillir des clients à l’intérieur, ils restaient tenus par une jauge et un couvre-feu à 23h. La loi n° 2021-1040 du 5 août 2021 relative à la gestion de la crise sanitaire a prolongé ce régime de sortie jusqu'au 15 novembre 2021. 

Depuis le 9 août 2021, le « passe sanitaire » est exigé pour les personnes majeures dans :

- les cafés, bars et restaurants (à l'exception des restaurants d'entreprise et de la vente à emporter), en intérieur comme en terrasse ;

- les grands magasins et les centres commerciaux de plus de 20 000 m2 (sur décision du préfet)

Pour compenser ces mesures qui ont entraîné des baisses substantielles de chiffres d'affaires, l’exécutif a mis en place des mécanismes protecteurs ainsi que des aides financières

Mécanismes protecteurs

La période juridiquement protégée

L’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 a instauré un dispositif de report de divers délais et dates d’échéance.

Une période juridiquement protégée a couru à compter du 12 mars 2020 jusqu’à l’expiration d’un délai d’un mois après la fin de l’état d’urgence sanitaire. La période juridiquement protégée aurait dû s’étendre du 12 mars 2020 au 10 août 2020 inclus mais l’ordonnance n° 2020-560 du 13 mai 2020 a fixé au 23 juin 2020 la date de fin de la période juridiquement protégée.

Le dispositif dont bénéfice les propriétaires de fonds de commerce répondant aux critères du fonds de solidarité

L’article 14 II de la loi n°2020-1379 du 14 novembre 2020 a mis en place un dispositif protecteur rétroactivement à compter du 17 octobre 2020. Jugé conforme à la constitution (CE, 28 mai 2021, req. n° 450256, mentionné aux tables du Rec.), ce dispositif protecteur, qui ne suspend pas l’exigibilité des loyers, interdit aux bailleurs d’engager des démarches précontentieuses ou des actions en justice pour obtenir le paiement de loyers relatifs à une période affectée par une mesure de police.

L’article 1 du décret n° 2020-1766 du 30 décembre 2020 précise les conditions devant être remplies pour bénéficier du dispositif protecteur :

« 1° Leur effectif salarié est inférieur à 250 salariés ;

2° Le montant de leur chiffre d'affaires constaté lors du dernier exercice clos est inférieur à 50 millions d'euros ou, pour les activités n'ayant pas d'exercice clos, le montant de leur chiffre d'affaires mensuel moyen est inférieur à 4,17 millions d'euros ;

3° Leur perte de chiffre d'affaires est d'au moins 50 % appréciés selon les modalités fixées au II.(..) »

Aides financières

De nombreuses aides ont été apportées indirectement ou directement pour permettre aux exploitants de faire face.

Crédit d’impôt pour abandon de loyers

L'article 20 de la loi de finances pour 2021 a instauré un crédit d'impôt en faveur des bailleurs qui abandonnent définitivement des loyers (hors taxes et accessoires) au profit de certaines entreprises locataires.

Pour être éligibles au dispositif, les entreprises locataires doivent remplir certaines conditions : les locaux doivent faire l'objet d'une interdiction d'accueil du public au cours du mois de novembre 2020 ou exercer leur activité principale dans un secteur mentionné à l'annexe 1 du décret n° 2020-371 du 30 mars 2020 relatif au fonds de solidarité. En outre, les sociétés locataires doivent employer moins de 5000 salariés, ne pas être en difficulté au 31 décembre 2019 au sens du règlement (UE) n° 651/2014 de la Commission du 17 juin 2014 et ni être en liquidation judiciaire au 31 décembre 2019.

Le montant du crédit d'impôt est égal à 50 % de la somme totale des abandons définitifs de loyers hors taxes et hors accessoires afférents au mois de novembre 2020. Il est consenti au plus tard le 31 décembre 2021.

Pour les sociétés locataires ayant pour effectif plus de 250 salariés, le montant de l'abandon est retenu dans la limite des deux tiers du loyer échu ou à échoir pour le calcul du crédit d'impôt. Pour bénéficier du crédit d'impôt pour abandon de loyers, les bailleurs doivent déposer une déclaration conforme à un modèle établi par l'administration dans les mêmes délais que la déclaration annuelle de revenu ou de résultat.

Dispositif du coût fixe

Le décret n° 2021-310 du 24 mars 2021 a institué un dispositif pour la prise en charge des coûts fixes non couverts de certaines entreprises à compter du 31 mars 2021. Cette aide exceptionnelle s'adresse aux entreprises dont l’activité a été particulièrement impactée par l’épidémie de la covid-19 faisant l’objet d’une interdiction d’accueil du public ou appartenant aux secteurs du plan tourisme. Uniquement destiné aux sociétés éligibles au Fonds de solidarité, ce dispositif a été élargi depuis le 17 juillet 2021 aux entreprises qui n'ont pu être éligible à l'aide susmentionnée en raison de leur date de création postérieure au 1er janvier 2019.

Le calcul de cette aide est basé sur l’excédent brut d’exploitation de l’entreprise (EBE) qui doit être négatif sur la période d’éligibilité. L’aide, sous forme de subvention, permettrait de couvrir 70 % des pertes d’exploitation pour les entreprises de plus de 50 salariés et 90 % des pertes d’exploitation pour les entreprises de moins de 50 salariés.

 Aide à la reprise de fonds de commerce

Le décret n°2021-624 du 20 mai 2021 a institué une aide spécifique aux repreneurs de fonds de commerce. Cette aide bénéficie aux entreprises qui ont acquis ou pris en location-gérance durant l’année 2020 un fonds de commerce dont l’activité a été interdite d’accueil du public sans interruption entre novembre 2020 et mai 2021 et qui n’a généré aucun chiffre d’affaires en 2020.

Comme pour le dispositif des coûts fixes, le montant de l’aide à la reprise d’un fonds de commerce, se calcule sur l’excédent brut d’exploitation. L’aide « reprise » correspond à une compensation à hauteur de 70 % des charges fixes ou 90 % pour les petites entreprises de moins de 50 salariés. Ce dispositif de soutien aux repreneurs de fonds est dans tous les cas limitée à 1,8 million d’euros. La demande d’aide doit être déposée sur l’espace professionnel sur le site impots.gouv.fr accompagnée de justificatifs.

Ces dispositifs spécifiques ne priment pas a priori sur les moyens tirés du droit commun invoqués par les propriétaires de fonds de commerce

La primauté des moyens du droit commun

L’ordonnance n°2020-316 du 25 mars 2020 et les différentes mesures prises par l’exécutif pour remédier à la crise sanitaire n’ont pas remis en cause le droit commun. Rien dans ces réglementations administratives ne prévoit une dérogation aux dispositions tirées du droit commun. La volonté des auteurs de ces réglementations est de protéger les entreprises les plus faibles. Elle n’est pas de les priver du droit commun, s’il est plus protecteur.

Ensuite, à supposer même que ces réglementations constituent un régime exclusif, elles ne peuvent pas  déroger à la loi. Dans la hiérarchie des textes, appelée également la « pyramide du droit » ces réglementations ont une valeur réglementaire inférieure à la loi. Les dispositions de droit commun consacrées par le code civil priment sur le régime spécifique mis en place par l’exécutif.

Rappel des moyens de droit commun

Dans le contexte de la crise sanitaire, les preneurs dont les activités sont affectées par des mesures administratives dispose de plusieurs moyens tirés du droit commun des contrats, à savoir :

- force majeure (C. civ., art. 1218),

- exception d’inexécution (C. civ., art. 1217 et s.),

- perte partielle de la chose (C. civ., art.1722),

- disproportion manifeste (C. civ., art. 1221),

- imprévision (C. civ., art. 1195).

L’événement de la Covid-19 et les mesures de police administratives sont susceptibles de constituer un cas de force majeure affectant l’obligation de délivrance du bailleur.

Le fondement de la théorie de l’exception d’inexécution est régulièrement invoqué par les propriétaires de fonds de commerce. Ainsi, le Juge des référés du Tribunal Judiciaire de Paris a considéré que le locataire pouvait soutenir qu’en l’absence de fourniture d’un local exploitable conformément au bail, et même si cette situation ne relevait pas d’un manquement du bailleur à ses obligations mais de la force majeure, il devait pouvoir lui-même cesser d’exécuter son obligation corrélative de régler son loyer (Trib. jud. Référés Paris, 21 janv. 2020, n°20/58571 et 20/55585).

Les propriétaires de fonds de commerce opposent à leur bailleur le mécanisme de la perte de la chose louée. Ainsi, le Juge de l’Exécution du Tribunal Judiciaire de Paris, sur le fondement de l’article 1722 du code civil, a jugé que l’impossibilité juridique survenue en cours de bail, résultant d’une décision des pouvoirs publics, d’exploiter les locaux loués est assimilable à la perte temporaire de la chose louée (JEX Paris, 20 janv. 2021, n°20/80923). 

La cour d’appel de Versailles statuant en matière de référé (CA Versailles, 14è ch., 4 mars 2021, n°20/02572) et même le juge du fond (TJ La Rochelle, 23 mars 2021, n° 20/02428) ont également retenu ce fondement.

Enfin, l’imprévision pourrait permettre au preneur la possibilité d'imposer au bailleur l'adaptation du contrat de bail en raison de changement imprévisible de circonstances.

Plusieurs de ces moyens ont été soumis à l’avis de la Cour de cassation par le tribunal judiciaire de Chartres (demande n° 21-70.013) :

  • le principe de l’exception d’inexécution peut-il être invoqué alors que le bailleur n’est pas responsable du manquement à l’obligation de délivrance, .

  • la fermeture administrative constitue-t-elle un cas de force majeure qui frappe la substance même du contrat de bail, de sorte que celui-ci serait alors suspendu ?

  • l’interdiction d’exploiter les locaux commerciaux est-elle assimilable à une perte partielle de la chose louée justifiant une dispense de paiement des loyers pour la période considérée ?

L’avis attendu le 5 octobre 2021 devrait contribuer à harmoniser la jurisprudence qui reste très hésitante depuis le début de la crise sanitaire.

Au-delà des postures judiciaires, les propriétaires de fonds de commerce ont intérêt, conformément à l'invitation de la jurisprudence, à négocier

L’invitation de la jurisprudence

La jurisprudence sur la question du paiement des loyers COVID-19 a souligné l’importance de la loyauté contractuelle entre les parties et la nécessité de proposer des solutions consistant à ajuster les clauses et conditions du bail.

Le Tribunal judiciaire de Paris a ainsi jugé que « les parties sont tenues, en cas de circonstances exceptionnelles, de vérifier si ces circonstances ne rendent pas nécessaire une adaptation des modalités d’exécution de leurs obligations respectives » (Trib. Jud., Référés Paris, 21 janv. 2021, n° 20/58571 et n° 20/55750)

Il a en outre été jugé qu’« il résulte de l’article 1104 du code civil que les contrats doivent être exécutés de bonne foi, ce dont il s’ensuit que les parties sont tenues, en cas de circonstances exceptionnelles, de vérifier si ces circonstances ne rendent pas nécessaires une adaptation des modalités d’exécution de leurs obligations respectives » (TJ Rennes, référés, 12 mars 2021, n°20/00829).

Les exploitants de fonds de commerce ont donc tout intérêt à « jouer » le jeu de la négociation.

Les propriétaires des fonds de commerce ont intérêt à négocier en profitant des mécanismes protecteurs et des errements de la jurisprudence

Comme vu plus haut, l’article 14 de la loi n° 2020-1379 du 14 novembre 2020 prévoit un régime de protection des locataires. Ce régime incite les bailleurs à négocier. Les hésitations de la jurisprudence favorisent également les négociations. En effet, à titre d’exemple :

Concernant la force majeure :

  • La cour appel de Paris a pu juger que « la fermeture totale du commerce de la société [le preneur] dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire et du confinement est susceptible de revêtir le caractère de la force majeure, si bien qu’il existe une contestation sérieuse quant à l’exigibilité des seuls loyers courant à compter du 11 mars 2020 » (CA Paris, 9 déc. 2020, n° 20/05041).

  • Au contraire, la notion force majeure a été écartée par les magistrats de la Cour d’appel de Riom qui ont jugé que « la mise en place d’un fonds de solidarité et de mesures pour reporter ou étaler le paiement des loyers pour une catégorie d’entreprises exerçant une activité économique particulièrement touchées par les conséquences de la propagation du covid-19, démontre que le législateur ne reconnaît pas le caractère de force majeure à la pandémie. » (CA Riom – 1er ch. civ., 02 mars 2021, n° 20/01418).

Concernant la perte de la chose louée, il a été jugé par la cour d'appel de Paris (CA Paris, pôle 1, ch. 8, 2 juill. 2021, n° 20/08315) que  :

- le locataire a subi une perte partielle de la chose louée puisqu’il n’a pu ni jouir de la chose louée ni en user conformément à sa destination pendant les périodes de fermeture administrative,

- l’absence de toute faute du bailleur est indifférente.

Cette décision s’inscrit dans la lignée des décisions rendues par la cour d’appel de Paris (CA Paris, 12 mai 2021, n°20/17489, Pôle 1 Chambre 2 ; CA Paris, 7 mai 2021, n°20/15102, Pôle 1, chambre 8) et la cour d’appel de Versailles (CA Versailles, 4 mars 2021, n° 20/02572, 14è chambre).

Elle s’inscrit en faux par rapport :

- aux décisions rendues par la cour d’appel de Lyon (CA Lyon, 31 mars 2021 n° 20/05237, 8è chambre) et la cour d’appel de Versailles (CA Versailles, 6 mai 2021, n° n°19/08848, 12è chambre) qui ont entendu la perte de la chose louée exclusivement comme une perte matérielle,

- à la décision de la cour d’appel de Paris (CA Paris, 3 juin 2021, n° 31/01679, Pôle 1, chambre 1) qui a écarté l’article 1722 du code civil au profit de la réglementation spéciale mise en place par l’exécutif.

Stéphane Ingold, Avocat à la Cour, associé Cabinet Gouache

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