Le mouvement des gilets jaunes peut-il faire tâche d'huile dans l'entreprise ?

Le mouvement des gilets jaunes peut-il faire tâche d'huile dans l'entreprise ?

24.01.2019

Gestion du personnel

Des revendications qui tournent autour du pouvoir d'achat mais qui n'interrogent pas les politiques salariales des entreprises ? Tel est l'apparente contradiction du mouvement des gilets jaunes. Olivier Mériaux, politologue et ancien directeur adjoint de l'Anact, et Maxime Quijoux, sociologue du travail au Cnam, analysent les particularités de ce mouvement.

Le mouvement des gilets jaunes n’a pas franchi la porte des entreprises. Si quelques prémices s’observent çà et là, les entreprises restent pour l’heure épargnées par ce mouvement de protestation. Comment expliquer que les salariés ne se sont pas emparés massivement du mouvement ? Que des revendications salariales n'aient pas émergé sur les lieux de travail, dans la lignée des revendications sur le pouvoir d'achat des gilets jaunes ?

Ce mouvement inédit et protéiforme n'entre justement pas dans les codes de l'entreprise et de l'action collective traditionnelle, comme nous l'expliquent Olivier Mériaux, politologue, ancien directeur adjoint de l'Anact, et Maxime Quijoux, sociologue du travail au Cnam, membre du Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise).

Il y a essentiellement des actifs en marge de la relation salariale classique 

 

L'une des premières explications à l'imperméabilité des gilets jaunes à l'entreprise est sans doute à chercher du côté de ceux qui composent le mouvement. "On voit bien qu’il y a essentiellement des actifs qui sont en marge de la relation salariale classique : de nombreux travailleurs pauvres, dont beaucoup de femmes occupant des emplois à temps partiel, des auto-entrepreneurs, en plus des retraités bien sûr. Ils caractérisent la désintégration progressive de la relation de travail et sont souvent ceux qui occupent des fonctions qui ont été externalisées par les entreprises. On y retrouve aussi des indépendants et des petits patrons qui doivent subir une autre forme de domination dans les rapports économiques avec leurs clients et donneurs d’ordre", constate Olivier Mériaux.

Une physionomie qui explique sans doute la faiblesse des demandes liées aux rémunérations adressées aux entreprises. "On a le sentiment que les salariés se tournent d'abord vers l'Etat pour demander du pouvoir d'achat, comme s'ils estimaient qu'il n'y a plus de leviers dans l'entreprise pour négocier sur les salaires", analyse Olivier Mériaux. "Il ne se passe pas grand chose pour l'heure dans l'entreprise car les réponses apportées n'interrogent pas le partage de la valeur ajoutée. Le mot d'ordre salarial pourrait même diviser le mouvement ; il s'agit plus d'une demande d'équité sociale et fiscale".

Gestion du personnel

La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :

- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.

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Les salariés ne trouvent plus les moyens de s'exprimer dans l'entreprise 

 

Autre élément à prendre en considération : la prise de distance avec les modes de revendications traditionnels. Les gilets jaunes n'ont pas étendu leur mouvement à l'entreprise car ils témoignent justement de "l'expression de l'impossibilité de mobilisation au sein de l'entreprise, soutient Maxime Quijoux. Les salariés ne trouvent plus les moyens de s'exprimer dans l'entreprise ; faire grève est coûteux et ils n'ont pas de relais syndicaux". Sans oublier, comme le souligne Olivier Mériaux, que "la remise en cause des syndicats s'est faite dans le grand bain de la contestation de la démocratie représentative. Les syndicats ont bien compris qu’ils sont en première ligne. Le défi énorme pour eux : essayer de renouer avec ces populations dont ils se sont éloignés".

Toutefois, "si on pressent que le mouvement va réactiver la question salariale, il n'est pas sûr qu'il réactive la conflictualité car il existe une méfiance vis-à-vis de la grève, constate Maxime Quijoux. Les gilets jaunes ont obtenu davantage en 10 samedis qu'en 40 ans de défilés entre Bastille et Nation ! Il n'y a pas de culture de la grève ou de l'AG au sein du mouvement".

Les gilets jaunes réclament de vivre dignement de leur travail par les revenus

 

L'on peut ainsi légitimement s'interroger sur la dissolution des collectifs qui se dessine en creux dans ce mouvement des gilets jaunes ? "Il s'agit du premier conflit social désintermédié, de populations qu'on a justement désintermédiées, analyse Olivier Mériaux. On découvre que le mot d'ordre de l'OIT "un travail décent" qui concerne les pays pauvres mobilise aussi chez nous. Il est frappant de voir la place prise par la revendication de vivre dignement de son travail par les revenus qu'il procure et non par des transferts sociaux vite assimilés à de l'assistanat, dont une bonne part rejette le principe. C'est aussi ce qui explique que les mesures annoncées autour de la prime d'activité en décembre n'aient pas calmé la mobilisation", constate Olivier Mériaux.

Ce mouvement peut également s'analyser comme "un signe des effets de la segmentation du marché du travail, observe-t-il. Il mobilise ceux qui vivent durement de l'individualisation des relations de travail et de l'éclatement du statut salarial. Il agrège les colères et les motifs d'insatisfaction très individuels et les gilets jaunes finissent par se retrouver autour de motifs collectifs".

Il reste toutefois difficile aujourd'hui de parier sur un statu quo au sein des entreprises. Olivier Mériaux a déjà observé çà et là quelques comportements en ce sens. Tels ces brancardiers d’un hôpital revêtant le gilet jaune, ou des volontés - embryonnaires pour l’heure - de constituer des listes gilets jaunes aux prochaines élections professionnelles. "Toutefois, cela devrait rester limité", pronostique-t-il.

Les DRH s'intéressent déjà à ces formes de démocratie participative

 

Le mouvement des gilets jaunes a entraîné l'ouverture d'un "grand débat national". Ce souhait d'être écouté pourrait-il faire tâche d'huile dans les entreprises, ravivant le droit d'expression ? Olivier Mériaux en doute. "Il n'est pas sûr que, spontanément, il y ait beaucoup de demandes en ce sens, ni que le mouvement soit lié à des difficultés d'expression. Par ailleurs, si on ouvre des débats en entreprise - c'est comme pour le grand débat national - il faut avoir des marges d'ajustement pour que les échanges aient un intérêt".

Pourtant les entreprises pourraient imaginer apporter leur pierre au grand débat national, assure Maxime Quijoux. "En dehors des questions salariales, il y a des problématiques territoriales ou de réorganisation de fonctionnement des entreprises sur lesquelles elles ne vont pas vouloir aller. En revanche, il peut avoir des questions à la frontière entre le travail et le sociétal vécues par les salariés : transports, logement... et les contraintes qui pèsent sur eux (par exemple les salariés aidants)".

Par ailleurs, "le mouvement peut avoir un impact sur l'appropriation par les DRH du grand débat national, souligne Maxime Quijoux. Certains patrons, DRH s'intéressent déjà à ces formes de démocratie participative sur le mode de l'entreprise libérée ou de l'holacratie. C'est peut-être le moment pour elles d'insister sur ces pratiques.

Florence Mehrez
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