Le Sénat défend l’opacité financière à grande échelle des sociétés en France

Le Sénat défend l’opacité financière à grande échelle des sociétés en France

24.02.2017

Gestion d'entreprise

On dénombre en France près de 800 000 sociétés qui ont camouflé illégalement leurs comptes annuels au titre de 2013. Mais un rapport d'une délégation sénatoriale laisse entendre que la législation française est trop stricte et menace le développement économique des entreprises.

Le beurre Président, le lait Lactel, le roquefort Société, la crème Bridélice… Toutes ces marques appartiennent à Lactalis, un empire dont les origines remontent à la création en 1933 d’une soci��té à Laval. Ce que l’on sait moins, c’est que ce champion français se développe, depuis une quinzaine d’années, dans l’opacité comptable. Et en toute illégalité. Une situation étonnante au regard des enjeux pour les concurrents, les clients, les salariés, les agriculteurs et plus généralement l’ensemble des parties prenantes. Car ce géant revendique la place de premier groupe laitier et fromager au monde avec un chiffre d’affaires de 17 milliards d’euros en 2015. Mais au fait, quelle crédibilité accordée à cette information dont on ne sait pas si elle a été certifiée par un commissaire aux comptes ? On ignore également quel est le résultat net comptable du groupe et bien d'autres indicateurs financiers tels que la valeur ajoutée.

Des comptes gardés au frais

Aucun document officiel public n’apporte de réponse sur ces sujets. La raison est simple : cet empire industriel, dont la pierre angulaire repose sur la société du nom Groupe Lactalis, garde au frais ses comptes annuels aussi bien que le beurre qu’il fournit. Pourtant, il est tenu, en tant que société commerciale, de déposer ces documents au greffe du tribunal de commerce (voir les articles L 232-21 à L 232-23 du code de commerce). La dernière fois qu’il l’a fait remonte à l’exercice 2001 — contactée, l'entreprise ne nous a fourni aucune explication sur cette opacité financière. Cette année-là, le roi des produits laitiers réalisait un chiffre d’affaires avoisinnant 1,6 milliard d’euros. Et le bénéfice dégagé s’élevait à environ 73,5 millions d’euros. Qu’en est-il aujourd’hui ? Les producteurs qui se battent pour augmenter le prix du lait que Lactalis leur achète ne le sauront pas. Pourtant, ils auraient intérêt à connaître les marges et les bénéfices dégagés par l'industriel.

Gestion d'entreprise

La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...

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Sanction encourue spécifique au secteur agro-alimentaire

Si Lactalis parvient à ne pas respecter cette obligation comptable, c’est parce que le jeu en vaut la chandelle pour lui. Bien qu’il soit de taille considérable, le groupe n’est pas coté sur un marché financier et peut donc rester opaque. En effet, l’absence de dépôt de ses comptes annuels représente, dans cette situation, un risque mineur — la sanction pénale s'élève à 1500 euros (article R 247-3 du code de commerce), et 3000 euros en cas de récidive, et la sanction civile encourue est faible dans les faits (voir les articles L 611-2 II et R 611-13 à R 611-16 du code de commerce) — comparé à l’enjeu de diffuser des informations stratégiques. Dans le secteur agro-alimentaire, d’autres grands acteurs français cultivent le secret comptable. C’est d’ailleurs pour cette raison que la loi récente relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2, a prévu une sanction potentielle spécifique. Les sociétés du secteur encourent une astreinte pouvant aller jusqu’à 2 % du chiffre d’affaires journalier moyen.

Une pratique illégale généralisée en France

Illégale, cette pratique est généralisée à toute l’économie française. En 2013, le gouvernement Ayrault avançait que, au titre de l’exercice 2012, 33 % des sociétés assujetties ne déposaient pas leurs états financiers annuels. Depuis, la situation s’est dégradée. Selon un PDF iconavis de la commission des lois du Sénat publié fin 2015, 42 % des sociétés tenues de déposer leurs comptes au titre de l’exercice 2013 ne l’avaient pas fait, soit un total proche de 800 000 entreprises. Le rapporteur André Reichardt s'inquiétait de cette opacité qui pourrait se développer davantage du fait de l’entrée en vigueur de deux dispositifs optionnels de confidentialité. En effet, les micro-sociétés peuvent désormais ne pas rendre publics leurs comptes annuels tandis que les petites sociétés peuvent camoufler leur "seul" compte de résultat — toutefois, ces deux catégories de sociétés gardent l’obligation de déposer les documents financiers lesquels restent accessibles à quelques parties prenantes : les autorités judiciaires, certaines autorités administratives, la Banque de France, les investisseurs et les financiers. Problème : "les greffiers [ne sont] pas en mesure de vérifier que les sociétés demandant le bénéfice de la confidentialité de leurs comptes [remplissent] bien les critères de la micro-entreprise, relevait le sénateur. Les greffiers doivent se contenter d’une déclaration sur l’honneur du déclarant. Votre rapporteur en déduit que le dispositif, tel qu���il a été mis en œuvre, peut être une source de fraude à la loi", prévenait André Reichardt.

Un rapport sénatorial prône le camouflage à grande échelle

Mais il y a quelques jours, le Sénat a plutôt donné l'impression d'encourager le secret comptable. Dans un PDF iconrapport de la délégation aux entreprises, il laisse entendre que la France devrait aller plus loin dans la confidentialité offerte aux entreprises. La chambre basse suggère de relever les seuils permettant aux petites sociétés de garder secret leur compte de résultat. Aujourd’hui, les entreprises intéressées ne doivent pas dépasser deux des trois limites suivantes : 4 millions d’euros de bilan, 8 millions d’euros de chiffre d’affaires et 50 salariés. Mais la PDF icondirective comptable de 2013 offre la possibilité de relever les niveaux de bilan et de chiffre d’affaires respectivement jusqu’à 6 millions et 12 millions d’euros. Une possibilité que le Sénat voudrait donc exploiter. Autrement dit, légaliser au maximum le camouflage des comptes des sociétés. Lactalis doit boire du petit lait.

Ludovic Arbelet
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