Si la justice prédictive est aujourd’hui un mythe plus qu’une réalité, et que les craintes de voir un jour les juges remplacés par des robots se dissipent, les outils d’aide à la décision de justice se développent.
A quand la « justice prédictive » ? Sera-t-il possible de « modéliser de la pensée du juge » ? Ces expressions, souvent employées lorsque l’on décrit l’application de l’intelligence artificielle (IA) au domaine de la justice, relèveraient du fantasme. C’est le point de vue - essentiellement - partagé par les intervenants du webinar intitulé « droit et intelligence artificielle : état des lieux, perspectives et risques », proposé jeudi dernier par Le Droit pour moi en partenariat avec le groupe Lefebvre Sarrut. L’IA n’est toutefois plus une langue étrangère pour les juristes. Elle se pratique de plus en plus.
Le droit regorge déjà d’outils technos. Gregory Lewkowicz, professeur à l’Université libre de Bruxelles et président de l’incubateur européen du Barreau de la capitale belge, décrit l’existant. En matière contractuelle, des systèmes de révision de contrats ou d’évaluation de clauses à la lumière d’un risque juridique - comme par exemple le respect du RGPD - ont déjà été développés. Tout comme les regtech permettant au domaine de la banque et de l’assurance d’identifier des risques de non-conformité et d’automatiser des reportings. D’autres logiciels assurent encore le suivi d’une politique de conformité anticorruption ou évitent la mise en vente de produits contrefaits.
Quant au domaine judiciaire, des outils performants de recherches de jurisprudences ou de barémisation d’un type de contentieux, ont déjà fait l’objet de recherches fructueuses. Gregory Lewkowicz évoque notamment un travail mené sur des décisions de la cour d’appel de Paris pour identifier la difficulté d’une affaire ou au contraire ses chances d’aboutir rapidement.
Ce qui ne serait pas encore développé - mais sur lequel d’importants travaux sont en cours - ce sont des projets d’analyse des argumentaires tenus par les juges et les parties pour aboutir à une solution donnée, indique Gregory Lewkowicz. Des applications « beaucoup plus prometteuses que celles de construction de référentiels », selon Thierry Wickers, avocat et ancien président du CNB. Des premiers développements auraient déjà donné de bons résultats sur de petites bases de données, qu’il faudrait désormais être capable de reproduire sur une base beaucoup plus large, explique-t-il. Mais pour Thierry Wickers, ces solutions peuvent être « raisonnablement attendues dans les 5 ans qui viennent ». Une date à laquelle ne veut pas s’avancer Gregory Lewkowicz qui confirme toutefois que les travaux avancent vite en la matière.
Du coté de la chancellerie, on se dote aussi d’un outil d’IA pour analyser du contentieux. Le projet DataJust, mené dans le domaine de la responsabilité civile, se base sur l’analyse de données de jurisprudences pour aboutir au développement d’un référentiel indicatif du montant des préjudices patrimoniaux. Il a été lancé par le décret du 27 mars 2020, en plein confinement. Une date de publication du texte qui n’a pas manqué de faire grincer des dents, rappelle Philippe Baron, avocat, vice-président de la conférence des bâtonniers, ambassadeur du numérique et expert au CNB. Les avocats craignent de ne pas avoir un accès équivalent à DataJust à celui des juges et redoutent le défaut de contradictoire.
Gestion d'entreprise
La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...
Le projet est réalisé par le ministère de la justice et Etalab. Et le chantier devrait durer 2 ans. « Ca prend du temps », confirme Emmanuelle Wachenheim, cheffe du service de l’expertise et de la modernisation du ministère de la justice. Le jeu de données sur lequel le référentiel devrait se baser est conséquent, puisqu’il s’agit des arrêts des cours d’appels administratives et judiciaires entre 2017 et 2019. Au total 750 décisions devraient être analysées et classées à l’aide d’une cinquantaine de critères.
La chancellerie reste toutefois vigilante. « En parallèle » du déploiement de l’outil « un travail sérieux d’analyse des risques », est entrepris. A terme, « un groupe de travail pluridisciplinaire », sera mis en place sur cette question, assure Emmanuelle Wachenheim. Car l’objectif est bien d’aboutir à « un outil indicatif et d’aide à la décision pour les juges et le parties », insiste Emmanuelle Wachenheim.
Quant aux avocats, ils se lancent aussi dans la recherche de solutions dotées d’IA. Le CNB a lancé une étude internationale dans lequel les technologies proposées par 32 acteurs - dont 8 acteurs français - sont auditées. Les conclusions de l’étude sont attendues cette semaine, précise Philippe Baron.
Jusqu’où pourrait aller l’IA dans le domaine de la justice ? « Les juges remplacés par des robots… on est dans de la science fiction ». Et envisager de pouvoir « rentrer dans la tête d’un juge », c’est « un mythe » qu’il faut « oublier », estime Xavier Ronsin, 1er président de la cour d’appel de Rennes, expert auprès de la CEPEJ (Commission européenne pour l’efficacité de la justice) en matière d’IA. Car un juge se prononce avant tout sur un dossier. Il a face à lui des avocats qui cherchent à défendre l’intérêt particulier de leur client. Devant la singularité de chaque dossier, « c’est un leurre d’imaginer que l’IA va contraindre la solution du juge », estime-t-il.
L’utilisation de l’expression « justice prédictive », paraît donc « erronée » à Thomas Cassuto, conseiller à la cour d’appel de Paris et vice-président de l’Institut Présaje. Tout comme à Philippe Baron. Les outils qui se développent visent à « quantifier un aléa » plutôt qu’à prédire miraculeusement la solution d’un litige. Car « on ne peut pas modéliser la pensée d’un juge », ajoute Thomas Cassuto.
Pourtant un modèle mathématique peut reproduire des situations très complexes. Ce qui fait dire à Jacques Levy Vehel, fondateur de la solution d’IA Case Law Analytics, que la pensée d’un juge est « modélisable ». Il mène une expérimentation avec l’ENM : certains élèves magistrats travaillent avec l'outil de Case Law Analytics tandis que d'autres non. L'analyse de leurs jugements permet de vérifier si l’outil a finalement influencé certains futurs magistrats…
Les outils pourraient donc se rapprocher finement de la manière de juger un dossier. Car Jacques Levy Vehel insiste : « les mathématiques laissent le choix d’une grande interprétation ». Il en est convaincu. Et leur vertu serait de fonctionner « comme une effet miroir » pour les magistrats qui pourraient alors s’interroger sur leurs pratiques. « Sont-elles bonnes ou au contraire montrent-elles un biais à corriger ? ». A la justice ensuite de se remettre en question.
Nos engagements
La meilleure actualisation du marché.
Un accompagnement gratuit de qualité.
Un éditeur de référence depuis 1947.
Des moyens de paiement adaptés et sécurisés.