Comment définir, cartographier et gérer les risques liés aux conflits d’intérêts ? Réponses de Jean-Yves Trochon, senior counsel chez Rödl & Partner, administrateur d’honneur de l’AFJE, et Hugues Boissel Dombreval, associate partner au sein du même cabinet, auteurs de cette chronique.
La décision de la Cour de justice de la République (CJR) du 29 novembre 2023 qui a relaxé le ministre de la Justice des faits de prise illégale d’intérêts, pour lesquels il était poursuivi, a remis sur le devant de la scène médiatique l’importance de la notion de conflits d’intérêts.
Si le conflit d’intérêts n’est pas en soi un délit, il est pourtant au cœur des infractions que constituent les atteintes à la probité visées par les articles 432-10 à 432-16 du code pénal. Ces délits concernent avant tout les personnes dépositaires de l'autorité publique, chargées d'une mission de service public, ou investies d'un mandat électif public. Ils peuvent aussi impliquer les entreprises et leurs dirigeants sous les chefs de complicité, recel ou blanchiment de ces infractions.
En outre, les conflits d’intérêts mal gérés au sein des entreprises peuvent être vecteurs de fraudes, vol, abus de biens sociaux ou de confiance, ou suspicions de lobbying non transparent.
Remarque : rappelons que la loi Sapin II du 9 décembre 2016 a étendu les attributions de la HATVP au contrôle des activités des représentants d’intérêts (cf. lignes directrices récemment mises à jour en octobre 2023)
C’est pourquoi les entreprises attachent une attention de plus en plus importante à la prise en compte des conflits d’intérêts dans leurs programmes de conformité, sur la base notamment du guide publié par l’AFA en novembre 2021.
En matière publique, le conflit d’intérêts est défini par la loi comme « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer, ou paraïtre influencer, l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction » (Loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013).
La notion de conflit d’intérêts n’est étonnement pas définie par la loi dans le secteur privé.
Remarque : même si on trouvera plusieurs définitions dans les codes de déontologie de nombre de professions, notamment dans le domaine de la santé ou encore des prestataires de services d’investissement.
Toutefois, il existe de nombreuses définitions en doctrine et dans la jurisprudence, qui reprennent largement les éléments de la définition donnée par la loi du 11 octobre 2013.
Sur le fondement d’une analyse approfondie de la doctrine et de la jurisprudence, nous retenons quatre critères casuistiques en cas de liens d’intérêts permettant de cerner l’existence d’un éventuel conflit :
- un défaut de loyauté ;
- une absence de transparence ;
- une absence d’indépendance, de neutralité ou d’impartialité ;
- le non-respect de l’intérêt social.
La réunion de ces quatre critères n’est pas nécessaire pour qu’un conflit d’intérêts soit constitué. Ainsi, une décision prise de manière partiale et non transparente (non-révélation du lien d’intérêts) peut suffire à établir un conflit d’intérêts, du seul fait de l’apparence de conflit d’intérêts, sans qu’il soit nécessaire de démontrer un défaut de loyauté ou une décision contraire à l’intérêt social.
Gestion d'entreprise
La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...
En pratique, les conflits d’intérêts sont susceptibles d’exister dans toutes les sphères d’activité de l’entreprise, que ce soit au niveau :
- de ses organes de gouvernance ;
- de ses liens contractuels avec les autres sociétés appartenant au même groupe de sociétés ;
- de ses différents processus (achats, ventes, développement, lobbying, sponsoring & mécénat, production, ressources humaines, etc.).
Remarque : l’IFA et le Code AFEP-MEDEF encadrent désormais rigoureusement les situations de conflits d’intérêts, qui peuvent survenir du fait de la diversité de responsabilités des dirigeants et mandataires sociaux.
Il convient donc de s’attacher, lors la réalisation de la cartographie des risques de corruption, à identifier, analyser et hiérarchiser les risques de corruption susceptibles de se réaliser du fait de l’insuffisante prévention, détection et remédiation des conflits d’intérêts.
Ces situations devront ensuite être prises en considération dans l’élaboration de tous les dispositifs de gestion des risques qui découlent de la cartographie des risques de corruption (notamment plan de formation, code de conduite anticorruption, règlement intérieur et échelle des sanctions, dispositifs d’alerte et d’évaluation des tiers). On n’oubliera pas le nécessaire engagement de l’instance dirigeante sans lequel le programme de conformité serait vide de sens.
On rappelle, à cet égard, que le questionnaire de l’AFA intègre plusieurs questions relatives à la gestion des conflits d’intérêts dans les programmes de compliance et que cette question fait l’objet d’une attention de plus en plus grande lors de ses contrôles.
Toutefois, il convient tout d’abord d’insister sur les points essentiels suivants :
- qu’un conflit d’intérêts ne constitue pas un délit per se ;
- qu’il ne devient problématique que s’il est « consommé » ;
Remarque : par assimilation avec la jurisprudence en matière de délits d’atteinte à la probité, on peut considérer qu’un élément intentionnel doit compléter la situation objective de conflit d’intérêts au sein de l’entreprise, au travers de l’un ou l’autre des critères mentionnés ci-dessus (loyauté, transparence, indépendance, objet social).
- que tout collaborateur ou dirigeant peut se trouver en situation de conflit d’intérêts sans que cela ne soit nécessairement problématique ;
Exemple concret : un collaborateur qui a un lien d’amitié avec un fournisseur mais n’a pas la capacité de décider de l’attribution d’un contrat en sa faveur.
- que l’apparence de conflit d’intérêts doit être distinguée d’un conflit d’intérêts réel ;
- que l’appréhension d’un conflit d’intérêts varie d’une entreprise à l’autre, qu’elle n’est pas nécessairement intuitive, et doit être illustrée par des exemples concrets visant à illustrer des situations susceptibles de constituer des conflits d’intérêts devant faire l’objet d’une divulgation par le collaborateur ;
- que les conflits d’intérêts peuvent générer d’autres risques que les risques de corruption, notamment dans le domaine de la concurrence ou encore des ressources humaines (ex. conflits d’intérêts entre personnes en lien d’intérêts au sein d’un même département), et que les résultats de la cartographie peuvent être pris en compte dans d’autres dispositifs de l’entreprise ;
- que la divulgation des conflits d’intérêts exigée des collaborateurs doit être proportionnée au respect de la vie privée et des obligations de l’employeur issues du droit du travail.
Les situations de conflits d’intérêts pourront être identifiées lors d’entretiens, et constituer des scenarios de risques irriguant chaque famille de risque, par processus et sous-processus (pour reprendre la terminologie de l’AFA).
Chaque risque et scénario de risque devront faire l’objet de cotation (brut / net, en fonction de l’appréciation de la maturité du dispositif de maîtrise des risques en vigueur) et le cas échéant de plans d’actions, tels que notamment l’insertion de clauses contractuelles dans les contrats de travail, l’élaboration d’une politique ou l’élaboration d’un dispositif de formation dédié.
Parmi les sujets les plus délicats, le code devra notamment aborder :
- les conditions et modalités de la déclaration de conflits d’intérêts (ex. ligne managériale, fonctions RH ou compliance, etc.) ;
- le rôle et les responsabilités des fonctions concernées ;
- les garanties de confidentialité en cas de déclaration ;
- les mesures de remédiation envisagées en cas de conflit d’intérêts avéré (ex. mesures de déport, renforcement de la collégialité dans la prise de décisions, etc) ;
- les sanctions en cas de défaut de déclaration de conflits d’intérêts avérés (ex. absence de loyauté, défaut de transparence) ;
- les mesures d’enquête interne en cas d’alerte.
La prise en compte des conflits d’intérêts dans les programmes de compliance et leur gestion effective est souvent un indicateur fiable de la culture d’intégrité développée au sein d’un groupe.
Longtemps considérée comme taboue, cette question prend de plus en plus d’importance à mesure que se développent les contrôles de l’AFA et de la HATVP ainsi que la jurisprudence des tribunaux.
Lors de l’élaboration des cartographies des risques, les entreprises doivent s’assurer que les risques de conflits d’intérêts font l’objet d’une analyse précise et objective, ainsi que de mesures de contrôles adéquates et proportionnées, puisqu’ ils peuvent constituer des vecteurs de faits de corruption et d’autres délits connexes.
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