L'expert-comptable n'est pas (seulement) un algorithme

L'expert-comptable n'est pas (seulement) un algorithme

18.06.2024

Gestion d'entreprise

Les cabinets comptables utilisent l'intelligence artificielle générative pour gagner du temps dans des domaines que l'utilisateur maîtrise. Son extension reste freinée notamment par son incapacité à bloquer les biais humains.

"L'IA générative ne va pas transformer des non-spécialistes en spécialistes. Elle va permettre à chacun de gagner du temps, en fonction de ses compétences propres". Telle est la vision que Jean-Marc Jaumouillé, directeur des techniques professionnelles chez Fiducial, expose dans Icône PDFl'étude récente de La centrale 45-2 consacrée à l'IA générative — la centrale 45-2 est un cercle de réflexion initié par Cegid.

Selon ce think tank, "les cas d'usage évoqués [par les experts-comptables] les plus fréquents et les plus aboutis peuvent être regroupés en 3 grandes thématiques : la rédaction de résumés, la communication (interne et externe) et le commentaire de données financières". Autrement dit, "la création de services entièrement nouveaux [grâce à l'IA générative] n'est pas encore à l'ordre du jour".

Gain de temps

C'est d'ailleurs dans cette logique que Jean-Christophe Pierrès, président du groupement Audecia, emploie ChatGPT. "Dans mon cabinet Fidaco, je l’utilise, par exemple, pour créer des questionnaires de process ou de procédure. Un questionnaire d’audit avec ChatGPT m'a pris une demi-journée au lieu d’une grosse journée – voire un peu plus – sans l’IA, le temps de faire la synthèse de la documentation, de conceptualiser, etc.", livre-t-il dans nos colonnes.

Il poursuit : "Autre exemple d’utilisation : en vue de l’animation d’une formation sur le business plan, j’ai demandé à l’IA de faire le support, la trame du support et un questionnaire d'introduction. Tout a été créé en deux heures. Sans l’IA, la préparation de cette réunion m’aurait pris une demi-journée", évoque-t-il. Bref, pour lui aussi, "l’intelligence artificielle permet de gagner du temps. Mais il ne faut pas partir sur des domaines qu’on ne connaît pas afin d’éviter les réponses inexactes".

Dans les grandes lignes, on retrouve ainsi une situation analogue à celle rencontrée il y a un an. "J’utilise Chat-GPT version 3 pour la rédaction de courriers, de notes d’information, exprimait dans nos colonnes l'expert-comptable Grégory Prouvost. Récemment, une association religieuse m’a interrogé sur l’encaissement des espèces lors des quêtes. J’ai sollicité Chat-GPT pour lui apporter une réponse complète. Il m’aide dans la rédaction et me fait gagner du temps même si je reformule certains passages", illustrait-il.

Gestion d'entreprise

La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...

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Hallucinations

Selon l'étude de La centrale 45-2, les limites au développement de l'IA générative dans les cabinets comptables tiennent à plusieurs facteurs : hallucinations de l'IA — c'est-à-dire la présence de réponses imprécises, biaisées voire complètement erronées —, nécessité pour les professionnels de préserver la confidentialité des données — un sujet d'autant plus important que les experts-comptables et les commissaires aux comptes sont soumis au secret professionnel — , difficulté d'industrialiser les processus ou encore maintien de la relation client via un être humain.

L'IA est ancienne

Ces freins pourraient-ils être levés à terme ? Pour certains, la réponse à cette question renvoie, à l'image de ChatGPT qui a été lancé en 2022, à la jeunesse des solutions d'IA générative. Pourtant, les racines de l'IA sont anciennes. "Sans parler de l'invention de l'écriture ou de l'imprimerie, celles de la machine à calculer, puis de l'informatique moderne, ont associé la machine au cerveau humain pour réaliser des opérations plus vite et avec plus d'exactitude, rappelle Raphaël Doan, expert en IA. Nous sommes déjà, en ce sens, coutumiers du travail avec une «intelligence artificielle», analyse-t-il. La différence fondamentale, aujourd'hui, c'est que les technologies d'IA générative couvrent de vastes domaines de l'activité humaine et ne sont pas réservées à quelques tâches spécialisées", compare-t-il.

Données structurées ou non ?

Un aspect à prendre en compte est celui du caractère structuré ou non des données à analyser. Jusqu'à présent, les logiciels de production (comptabilité, fiscalité, paie) utilisés par les cabinets le sont pour exploiter des données structurées, ce qui facilite l'automatisation des tâches. Dans le domaine comptable, on peut citer l'exemple des logiciels qui, dès lors qu'ils savent se parler et qu'ils sont bien paramétrés, permettent d'industrialiser certaines opérations. On peut ainsi générer l'enregistrement comptable automatique d'une facture chez le fournisseur si le logiciel de facturation et celui de comptabilité savent dialoguer entre eux. Cette industrialisation est possible depuis de nombreuses années. Idem avec le bulletin de paie qui peut générer automatiquement l'écriture comptable correspondante.

L'un des défis que les IA génératives cherchent à relever est d'exploiter des données non structurées. Toute la question est de savoir si elles sauront dans ce contexte un jour apporter des réponses pleinement satisfaisantes en termes de qualité et de possibilités d'industrialisation pour les cabinets comptables.

Emotion

L'aspect qualité repose largement sur la capacité à détecter et bloquer les biais humains. Un sujet que Olivier Houdé, directeur honoraire à la Sorbonne du laboratoire de psychologie du développement et de l'éducation de l'enfant du CNRS, analyse dans son livre L'intelligence humaine n'est pas un algorithme. Pour lui, les algotithmes logiques ne sont qu'une partie de l'intelligence humaine.

"Selon la théorie que je défends, il faut clairement distinguer trois composantes ou circuits de l'intelligence en interaction : les heuristiques approximatives, sources de biais cognitifs (système 1), les algotithmes logiques exacts (système 2) et le contrôle inhibiteur (système 3), qui permet de bloquer les premières pour activer les deuxièmes. C'est, selon moi, ce système de contrôle, d'arbitrage, qui est la clé de l'intelligence tant humaine qu'artificielle, analyse-t-il. C'est à travers la correction de ses propres biais et erreurs qu'une intelligence, humaine comme artificielle, peut devenir plus puissante et robuste", résume t-il.

Et d'ajouter : "comment peut-on raisonnablement imaginer le codage des émotions et sentiments (guides de l'inhibition), issus du corps et de l'homéostasie (électronique plutôt que biologique ?) des ordinateurs qui précisément n'ont ni émotions (pas de peur, pas de joie), ni sentiments (pas de doute, pas de regret), ni corps. La circuiterie électronique des ordinateurs peut-elle s'animer, se motiver d'une émotion qui guiderait l'inhibition de ses erreurs, bugs ou biais ?"

Ludovic Arbelet
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