Comment le dialogue social doit-il - et peut-il - s'emparer de l'intelligence artificielle ? Face à l'émergence de cette nouvelle technologie, Clémentine Bienenfeld et Vincent Mazuy, consultants au sein du Groupe Alpha, recommandent de se saisir du dialogue social afin d'identifier les opportunités de l'IA et d'en maîtriser les risques. Ils privilégient en premier lieu un accord de méthode afin de pouvoir mettre en place une phase d'expérimentation.
Pourquoi est-il crucial que le dialogue social se saisisse de l'intelligence artificielle ?
Gestion du personnel
La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :
- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.
Vincent Mazuy : L'intelligence artificielle générative a une incidence multidimensionnelle pour l'économie, les industries, les entreprises dans la mesure où elle vient perturber, transformer ou améliorer des modèles économiques avec des conséquences sur les chaînes de valeurs et une redéfinition potentielle du rôle des acteurs dans le modèle économique des entreprises, et enfin sur le partage de la valeur. Elle influe également sur l'emploi au sens large de structure - de volume dans certains cas - avec des impacts signifiants en termes d'accompagnement, d'évolution des métiers et des compétences, de dynamique sociale et organisationnelle. Il y avait d'autres technologies pour lesquelles c'était déjà le cas mais l'IA présente des spécificités qui rendent encore plus important le fait de s'en saisir sur le plan du dialogue social.
Lesquelles ?
Vincent Mazuy : Il s'agit d'une technologie qui n'est "pas finie" ; l'entreprise qui l'installe ne maîtrise pas totalement ce qu'elle va devenir le lendemain, dans six mois, dans un an et l'entreprise n'en gère pas totalement les paramètres. Il y a donc une forme de "lâcher-prise" qui s'applique au produit, à l'organisation et à la performance. C'est un outil qui transforme l'organisation autant que l'organisation la transforme. Or qui dit lâcher-prise, dit maîtriser des risques en y intégrant les nécessaires enjeux éthiques pour aller vers une IA de confiance, assurer la protection des données, les droits fondamentaux des salariés, des clients, l'impact environnemental. Certaines de ces technologies pourraient en outre avoir une forme de capacité décisionnelle ou a minima d'orientation de la décision ; la question de la responsabilité notamment en cas d'erreur se pose alors.
Clémentine Bienenfeld : Il faut se saisir dès aujourd'hui des outils dont on dispose déjà dans le cadre du dialogue social en ayant à l'esprit que l'IA a des spécificités technologiques qui imposent des mesures adaptées. La première ce sont les questions éthiques posées par l'aide à la décision, la gestion des données personnelles, les biais de discrimination... A l’instar des travaux menés par des organisations syndicales au sein du projet DialIA, nous proposons la création d'un comité du numérique au sein des entreprises avec un délégué "éthique" qui permettrait de discuter dans le cadre du dialogue social de la place et du suivi de l'IA au sein de l'entreprise.
La deuxième c'est la propagation diffuse de l'IA dans l'entreprise tant du côté salarié que du côté management. Des salariés ont recours à l'IA de leur propre initiative, parfois à l’insu de l’employeur, pour réaliser des gains de productivité individuels et cachés. Au niveau du management, des systèmes d'information et de gestion bien installés commencent à proposer des outils incorporant de l'IA générative. Face à cette arrivée un peu désordonnée, la création d'un registre de l'IA sur le modèle du registre RGPD pourrait être une solution pour que, tant du côté management que du côté des représentants des salariés, il y ait une clarté dans l'utilisation des outils IA ce qui permettrait ensuite de gérer les risques.
Troisièmement, le côté "non fini" de l'IA qui suppose un "lâcher prise" amène à repenser les modalités temporelles du dialogue social. On peut envisager la mise en place d'un accord de méthode qui permette l'expérimentation de ces outils IA au sein de l'entreprise avec une clause de revoyure et un bilan d'impact.
Pourquoi estimez-vous essentielle la phase d'expérimentation ?
Vincent Mazuy : Nous sommes aujourd'hui dans une phase d'acculturation et de test. Lorsqu'on met en place un outil d'IA, on ne sait pas exactement quel effet il aura aujourd'hui en termes de pratiques professionnelles, de résultats, d'évolution de l'organisation et des conditions de travail et encore moins dans un an. Nous estimons qu’il faut privilégier une période d'expérimentation en autorisant et encadrant potentiellement par un accord de méthode le test de l'outil afin par la suite d’en tirer les enseignements. L'expérimentation doit permettre de clarifier les enjeux et les opportunités, d'identifier et de gérer les risques.
Quels sont les outils juridiques à mobiliser en entreprise pour encadrer le recours à l'intelligence artificielle ? Et comment s'inscrit cette expérimentation dans le cadre du dialogue social ?
Clémentine Bienenfeld : Nous disposons déjà de trois informations-consultations obligatoires pour évoquer l’intelligence artificielle dans ses différentes dimensions : la politique sociale, les conditions de travail et l'emploi, la situation économique et financière et les orientations stratégiques de l'entreprise. S'agissant de l'IA, il convient de mobiliser en premier lieu l'information-consultation relative aux orientations stratégiques. Elle permet d'avoir une analyse pluridimensionnelle en intégrant la gestion des compétences, la formation, les recrutements, la prise en compte des investissements, les conséquences pour l'entreprise sur le modèle économique et le positionnement des concurrents.
Vincent Mazuy : Cette première information-consultation permet d'éclairer sur la situation à date et de se projeter, c'est pour cela qu'il est important d'intégrer l'IA générative à l'ordre du jour. S'agissant de l'introduction d'une nouvelle technologie, le cadre de l'information-consultation en droit du travail français est peu adapté à l'intelligence artificielle. C'est pour cela que conclure un accord de méthode permettrait de consulter les élus en aval sur les enseignements de l'expérimentation avec un droit de regard sur les résultats. Cela nourrirait un avis éclairé de l'instance afin d'améliorer le projet, sans oublier l'enjeu de suivi puisque cette technologie étant apprenante, la vérité d'un jour n'est pas celle du lendemain notamment via les mises à jour.
Certains prônent un accord national interprofessionnel sur l'intelligence artificielle. Qu'en pensez-vous ?
Vincent Mazuy : Un accord national interprofessionnel pourrait comporter deux niveaux. En premier lieu, des principes généraux - pour aller vers une IA de confiance notamment - qui exprimeraient une intention et, pourquoi pas, des objectifs sociétaux, par exemple, sur l’inclusivité ou sur l’illectronisme. Ils permettraient de définir le but poursuivi, les modalités de l'intégration de l'IA et de sa maîtrise humaine (conditions de travail et maîtrise des risques pour l'entreprise). Ensuite, l'ANI pourrait définir un certain nombre d'outils potentiels susceptibles d'inspirer des accords de branche ou d'entreprise. Ainsi, l'ANI pourrait créer une boîte à outils : registre IA, études d'impact, cartographie d'un premier niveau d'opportunités et de risques….
Les branches professionnelles ont-elles un rôle à jouer sur le terrain de l'intelligence artificielle ?
Vincent Mazuy : Au niveau de la branche professionnelle et, en leur sein, selon les métiers, les réalités sont extrêmement différentes. Il convient donc d'identifier, branche par branche, les spécificités et de développer sa propre analyse des risques et opportunités. Il s'agit d'enrichir la boite à outils, la décliner et, pourquoi pas, y mettre des éléments contraignants.
Les négociateurs eux-mêmes peuvent-ils utiliser l'intelligence artificielle pour mieux négocier ?
Vincent Mazuy : L'IA pourrait leur donner des éléments de benchmark, améliorer la capacité à traiter des données, à rédiger et constituer ainsi un appui opérationnel pour la conduite de négociations. Ils doivent toutefois faire preuve de prudence s'agissant des informations potentiellement confidentielles qu'ils mettent à la disposition de l'intelligence artificielle et se méfier des hallucinations (*). Par ailleurs, si l'IA va peut-être automatiser de nombreux sujets, elle ne fait que rendre plus importantes la dimension humaine et la dimension relationnelle. La négociation reste avant tout une technique portée par des humains dans un contexte relationnel en lien avec le corps social.
(*) Une hallucination est une réponse fausse ou trompeuse qui est présentée comme un fait certain.
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