LuxLeaks, Panama Papers : la directive secret des affaires aurait-elle empêché les révélations ?

LuxLeaks, Panama Papers : la directive secret des affaires aurait-elle empêché les révélations ?

04.05.2016

Gestion d'entreprise

Le secret des affaires, tel qu'il est défini par la directive, ne s'appliquerait pas aux documents ayant permis de faire éclater les scandales. Sauf interpretation extensive du juge. Analyses juridiques recueillies auprès de deux avocats.

Dimanche 3 avril, le consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) révèle des montages offshore réalisés par des chefs d’État, des milliardaires et de grands noms du sport, susceptibles de constituer de l’évasion fiscale. L’affaire, rebaptisée « Panama Papers », nait de la fuite de millions de documents issus du cabinet d’avocats panaméen Mossack Fonseca. Elle éclaboussera ensuite de grandes entreprises, notamment du pétrole, de l’immobilier et du secteur bancaire. Moins de 15 jours après, les députés européens adoptent la directive secret des affaires. Ce texte permettra à une entreprise d’obtenir une réparation au civil pour l’utilisation et la divulgation illicite de son secret d’affaires. Il nécessite, toutefois, d’être validé par le Conseil de l’UE, puis intégré par les États membres dans leur droit national qui auront 2 ans pour s’exécuter. Une interrogation émerge alors : en vigueur, la directive aurait-elle empêché les Panama Papers ? Depuis, le procès des « LuxLeaks » a débuté. Le lanceur d’alerte Antoine Deltour, ancien auditeur de PwC à l’origine des révélations sur la signature de rescrits fiscaux entre le Luxembourg et plusieurs multinationales, comparait devant le tribunal correctionnel. La question s’épaissit. Outre le fait que la directive n’offre pas de marge de manœuvre pour créer un délit correctionnel en violation du secret des affaires, aurait-elle pu constituer un moyen pour les entreprises de traîner journalistes et lanceurs d’alerte devant un tribunal civil dans ces deux affaires. Au-delà, constituerait-elle un facteur de découragement ? « Cas pratique » posé à deux avocats spécialistes de la question.

Un secret d'affaires a une valeur commerciale

Le bénéfice de la directive nécessite de pouvoir se situer dans son champ d’application. Afin que les entreprises puissent se prévaloir d’une protection de leur secret d’affaires, encore faut-il que les documents ayant permis les révélations LuxLeaks et Panama Papers puissent être qualifiées de la sorte. Quelle en est la définition donnée par le texte ? Elle entend par secret des affaires des informations qui répondent à trois conditions cumulatives : « elles sont secrètes, elles ont une valeur commerciale parce qu’elles sont secrètes et elles ont fait l’objet, de la part de la personne qui en a le contrôle de façon licite, de dispositions raisonnables destinées à les garder secrètes (voir article 2 de la directive) ».

Je ne vois pas comment un juge pourrait qualifier de secret des affaires une activité illégale 

 

Première réaction d'Olivier de Maison Rouge, avocat au sein du cabinet éponyme, spécialiste du secret des affaires : « la définition est impartiale, objective et non partisane, même si elle a un horizon indépassable ». De nombreux documents pourraient ainsi être qualifiés de secret des affaires. Il émet toutefois un premier bémol important : « Je ne vois pas comment un juge pourrait qualifier de secret des affaires une activité illégale ». Les rescrits fiscaux sont des pratiques légales, pratiqués par de nombreux pays. L’application de la directive à l’affaire LuxLeaks ne pourrait donc être écartée sur ce chef. L’hypothèse serait différente si les Panama Papers prouvaient une fraude fiscale de la part des entreprises visées par le scandale. Il n’y croit pas cependant. « C’est une fausse révélation », estime Olivier de Maison Rouge. Même constat du côté de Bernard Lamon, avocat fondateur du cabinet Nouveau Monde : « je n’ai jamais eu la démonstration que de tels montages soient illégaux », avance-t-il.

Reprenons alors la lecture de ce que constitue un secret d’affaires. Une des conditions nécessaires repose dans la valeur commerciale de l’information divulguée. Peut-on douter de la valeur commerciale, pour une entreprise, de rescrits fiscaux ou des documents révélant des montages offshore ? « Nous sommes bien d’accord », répond à notre question Olivier de Maison Rouge. Le constat est partagé par Bernard Lamon au sujet des rescrits fiscaux de l’affaire LuxLeaks « je ne suis pas sûr que les documents en eux-mêmes aient une valeur économique. Leur révélation entraîne peut-être un préjudice pour l’entreprise. C’est, cependant, très discutable », analyse-t-il.

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La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...

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Deux affaires liées au secret professionnel

Ne se trompe-t-on pas sur ce que constitue un secret d’affaires ? Pour Olivier de Maison Rouge il n’en fait aucun doute. « On se fait une fausse idée du secret des affaires. Il s’agit d’un moyen, pour l’entreprise, de se protéger contre les prédations économiques d’un rival, d’un concurrent. Le but est que l’entreprise bénéficie d’une exclusivité de fait sur ses propres connaissances, sur ses informations, et, en principe, sur rien d’autre. Ceci a été oublié par un débat enflammé. Il faut revenir à l’essence même de la notion ». Bernard Lamon en donne une liste d’exemples : « Un secret d’affaires se retrouve dans une liste de clients, une recette, une bible de la réception du client chez McDo », etc.

Les deux affaires « semblent exclues du champ juridique conceptuel du secret d’affaires tel qu’il ressort de la définition donnée par la directive. Même si tout dépend de l’interprétation que fait le juge de la notion ��, concède Olivier de Maison Rouge. Les deux affaires relèvent davantage du secret professionnel que de celui des affaires selon les deux avocats.

L'exception pour les lanceurs d'alerte se heurte à l'illiceité

Admettons, néanmoins, que les entreprises visées dans les affaires LuxLeaks et Panama Papers réussissent à qualifier leurs documents de secret des affaires devant une juridiction interprétant largement la notion, serait-il alors opposable aux lanceurs d’alerte et aux journalistes ? La directive prévoit le bénéfice d’exceptions dont ils pourraient se prévaloir (voir notre article). Dès lors, selon Olivier de Maison Rouge, elle « ne vise pas les lanceurs d’alerte ou les journalistes. Ce qui n’empêche pas, toutefois, de prévoir des précautions supplémentaires au moment de la transposition ».

Pour bénéficier de l’exception, une difficulté réelle et sérieuse se retrouve : il faut révéler un fait délictueux 
 

 

La réponse de Bernard Lamon est plus nuancée, notamment pour les lanceurs d’alerte. « Pour bénéficier de l’exception, une difficulté réelle et sérieuse se retrouve : il faut révéler un fait délictueux. Or, jusqu’à preuve du contraire, dans les deux affaires ce qui est relevé n’est pas illicite ». L’affaire pourrait donc aboutir à une condamnation. C’est d’ailleurs le dénouement qu’il pressent pour Antoine Deltour dans le procès en cours au Luxembourg. Mais il reste positif « Il y a fort à parier que la Cour européenne des droits de l’Homme, en se basant sur la liberté d’informer, estime les révélations [d’un tel scandale, ndrl] légitimes parce que dans une société démocratique la presse doit pouvoir révéler de telles choses ».

La directive ne serait pas un vecteur d'aggravation

Le procès LuxLeaks le rappelle, le droit permet déjà à des entreprises de se retourner contre des lanceurs d’alerte ou des journalistes. La directive, même si elle n’est pas applicable à tous les cas d’espèce, peut constituer un moyen supplémentaire de pression ou d’intimidation du monde économique pour éviter toute tentative de révélation. C’est ce que certains journalistes ou collectifs dénoncent. Une position qui n’est pas celle des deux avocats. « Les tentatives d’intimidations pourront toujours exister. C’est ce qui se passe en matière de diffamation, d’expression publique. Les rédactions se font toutefois déjà conseiller par des avocats », argumente Olivier de Maison Rouge. Tandis que Bernard Lamon conclut que « la directive ne va pas aggraver la situation des lanceurs d’alerte ». Pour lui, « la meilleure protection réside dans le secret des sources et le fait que les journalistes ne puissent pas être mis sur écoutes ».

Sophie Bridier
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