L’index d’égalité professionnelle : une révolution par les nombres ?

L’index d’égalité professionnelle : une révolution par les nombres ?

10.09.2019

Gestion du personnel

Vincent-Arnaud Chappe, sociologue, chargé de recherche au CNRS, au sein du Centre de sociologie de l’innovation, s'interroge ici sur la pertinence de la méthode proposée pour combattre les inégalités femmes/hommes. Ces indicateurs ne sont-ils pas utilisés au détriment d'une mobilisation collective des partenaires sociaux en faveur de la cause des femmes?

Depuis le 1er septembre, les entreprises ayant entre 250 et 1000 salariés ont l’obligation de publier la première itération de leur index annuel d’égalité professionnelle, six mois après les grandes entreprises de plus de 1000 salariés (les plus petites entreprises mais ayant plus de cinquante salariés doivent pour leur part le faire avant le 1er mars 2020). Cet index est rattaché à la nouvelle « obligation de résultat » présentée et promue par la ministre du travail Muriel Pénicaud : désormais, et en théorie, les entreprises ne doivent plus seulement agir contre les inégalités sexuées au travail, mais obtenir des résultats – certifiés par une  note supérieure à 75 sur 100 – sous peine d’une sanction financière. Cette nouvelle mesure semble caractéristique de cette "gouvernance par les nombres" décrite (et critiquée) par Alain Supiot dans son cours au Collège de France : le gouvernement des hommes et des femmes passe désormais de plus en plus par l’édification de nombres, ratios ou autres indicateurs, adossés à des mécanismes et des sanctions qui viennent remplacer l’avis au cas par cas rendu par le juge.

Vers une plus grande standardisation des indicateurs

Pour bien appréhender le caractère novateur de ce dispositif, il faut néanmoins le replacer dans l’histoire de l’égalité professionnelle et de la lutte contre les discriminations sexistes. Tous les pays ayant agi contre les discriminations l’ont fait à travers la production d’informations chiffrées, puissants outils de démonstration des inégalités. En France, la loi de 1983 qui initie une véritable politique d’égalité professionnelle le fait également en obligeant les entreprises à produire annuellement un RSC (pour "rapport de situation comparée entre femmes et hommes") sous forme d’une collection de données chiffrés appuyant un diagnostic : à elles ensuite, à partir de ces informations et en collaboration avec les syndicats, d’agir contre les inégalités. Cette relation entre quantification et politique d’entreprise est à la base du modèle d’égalité négociée, véritablement institutionnalisé à partir de la loi de 2001 obligeant désormais les entreprises à négocier un accord d’égalité professionnelle : le RSC doit servir à l’exploration multifactorielle des inégalités sexuées (au-delà du seul salaire), à l’établissement d’un diagnostic plus ou moins consensuel et à la mobilisation de l’ensemble des partenaires sociaux. Chaque évolution législative s’est accompagnée d’une montée en puissance du RSC tendant vers une plus grande standardisation de ses indicateurs et une plus grande exhaustivité de ces données, souvent au mécontentement des organisations patronales qui y voient une charge administrative sans réelle utilité.

Gestion du personnel

La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :

- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.

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"Méthode des panels"

A côté de cet usage des nombres à des fins collectives – celle de la recherche de l’égalité pour les femmes en tant que groupe au niveau de l’entreprise – un autre usage, plus individuel, s’est développé dans les tribunaux depuis le milieu des années 2000 : profitant du développement du droit de la non-discrimination impulsé par l’Union européenne, des avocates ont élaboré des stratégies judiciaires pour défendre les femmes victimes de discrimination au travail. S’appuyant notamment sur la "méthode des panels" pour prouver les discriminations syndicales, ces stratégies ont permis de montrer, à travers des démonstrations chiffrées, les effets des carrières différenciées et du fameux plafond de verre sur le niveau de rémunération des femmes. Contrairement au RSC, il ne s’agit plus ici d’explorer les inégalités au niveau de l’entreprise, mais de prouver à un niveau individuel l’accusation de discrimination, d’évaluer le manque à gagner pour la plaignante et donc de fixer la réparation attendue.

Le prisme des discriminations salariales

Le développement de l’index d’égalité s’inscrit à la croisée de ces deux logiques : calculé à partir des données du RSC (aujourd’hui reversées dans la "base de données économiques et sociales"), il reprend la logique d’une quantification des inégalités au niveau collectif, quantification qui doit pousser l’entreprise à agir. Mais au-delà de cette logique exploratoire qui était celle de l’égalité négociée, les entreprises sont désormais sommées de prendre en charge les inégalités, abordées par l’index à travers le prisme des discriminations salariales. L’index vient à cet égard reprendre et confirmer la logique qu’avaient déjà adoptées certaines grandes entreprises depuis les années 2010, en forçant à l’adoption d’un outil dont l’objectif est de provoquer une régulation plus directe et effective des discriminations.

Plus qu’une véritable rupture, l’index s’inscrit donc dans la continuité d’outils et de logiques plurielles développés par le législateur ou les acteurs de la société civile. Sa mise en place ne dit par ailleurs rien de ses effets réels sur l’égalité : certains syndicats dénoncent ainsi un écran de fumée visant à dissimuler les inégalités plus qu’à les combattre, tant ses modalités de calcul seraient faiblement exigeantes pour les entreprises.

"Lecture minimaliste de l’égalité professionnelle"

Deux points sont peu abordés dans le débat public sur les conséquences de cet outil. Premièrement, si formellement l’index ne vient pas se substituer à l’obligation de négocier en vue d’un accord, on peut néanmoins craindre que cette partie du dispositif de l’égalité professionnelle, déjà peu effective, s’en trouve encore plus fragilisée : en effet, mis à part quelques acteurs particulièrement vertueux, il est peu probable que les entreprises ayant obtenu la note de 75 continuent à s’embarrasser sérieusement d’une négociation pour aller plus loin. A l’heure de la promotion tous azimut du dialogue social, au moins dans le discours, on peut s’étonner du risque de marginalisation des syndicats : s’ils ne sont pas tous et toujours très impliqués dans le sujet, certains réussissent néanmoins à porter un discours et des propositions en faveur d’une égalité exigeante. Le risque est donc que les entreprises se contentent d’une lecture minimaliste de l’égalité professionnelle, lue uniquement à travers le prisme de l’égalité salariale (qui concerne surtout les femmes les plus diplômées) et excluant tous les domaines moins facilement quantifiables (conditions de travail, santé et sécurité, sexisme ambiant, etc.).

Premiers contentieux

L’autre point souvent négligé est celui de la conjonction temporelle de l’index avec les évolutions judiciaires et le déploiement de l’action de groupe en matière de discrimination permise par la loi depuis 2016 : les premiers contentieux viennent d’être lancées, avec notamment le procès intenté par la CGT contre la Caisse d’Epargne Ile-de-France et qui s’appuie sur les données du RSC, alors qu’à Ericsson la CGT également a obtenu des tribunaux que l’entreprise soit obligée de produire un certain nombre de données qu’elle se refusait jusqu’ici à communiquer. Plus que jamais, les données chiffrées vont être l’objet d’âpres combats au sein de la bataille plus globale pour l’égalité professionnelle. Il est facile de prévoir que l’index lui-même va être déplacé sur le terrain judiciaire, que ce soit pour le brandir comme preuve de la discrimination systémique ou au contraire des bons résultats de l’entreprise en la matière.

Portée politique

La mise en perspective historique et sociologique de l’index d’égalité professionnelle attire ainsi notre attention sur plusieurs points qu’il s’agit de penser ensemble. Premièrement, les nombres sont un médium indispensable du droit de l’égalité, et opposer les nombres au droit, c’est se rendre coupable d’une lecture juridique et politique totalement aveugle aux enjeux de l’égalité entre les femmes et les hommes. Deuxièmement, si les nombres sont nécessaires à la cause de l’égalité, ils ne sont néanmoins pas suffisants : leurs effets dépendent de leur insertion dans des dispositifs (le droit, la négociation, le procès, l’administration, etc.), des usages qui en sont faits et des rapports de force qu’ils déterminent autant qu’ils sont déterminés par eux. Enfin, et il faut toujours le rappeler, les nombres, leur construction et leurs usages ont une portée politique : ils permettent certes d’explorer les caractéristiques de notre environnement, parfois de se mettre d’accord sur la réalité de notre monde et de nos priorités, mais ils sont aussi chargés de représentations spécifiques du monde social voire d’idéologies, et enrôlées au service d’intérêts particuliers ou de causes plus nobles.

Dans le cas de l’index, il s’agit notamment de se demander si ce nouveau nombre ne sonne pas le glas du modèle de l’égalité négociée et de l’espoir, largement déçu, d’une mobilisation collective des partenaires sociaux en faveur de la cause des femmes. L’enjeu n’est pas tant de déplorer ou même d’applaudir cette perspective, que de développer une véritable réflexion politique sur la force des nombres et les responsabilités qu’ils nous donnent, à distance aussi bien des critiques caricaturales que des espoirs scientistes.

 

Vincent-Arnaud Chappe
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