Numéro d'urgence « 112 » : l'Europe face à la gestion des informations de localisation des appelants

02.10.2019

Gestion d'entreprise

Le meurtre d'une jeune fille, que les services de secours n'ont pas réussi à localiser lors de ses nombreux appels, a poussé la Cour à rappeler les obligations des États relatives au « 112 ». Des difficultés de localisation qui rappellent le cas du randonneur disparu en Italie en août dernier, avec une même interrogation : les autorités traitant les appels peuvent-elles toujours connaître la position exacte de l'appelant ?

A l’origine de l’arrêt de la Cour du 5 septembre 2019, une affaire survenue en 2013 : celle d’une jeune fille, victime de kidnapping et de viol, dont le corps a été retrouvé ensuite dans une forêt (CJUE, 5 sept. 2019, aff. C-417/18, AW et a.). Enfermée dans le coffre d’un véhicule, elle était néanmoins parvenue à appeler le 112, le numéro d’urgence européen, mais ses nombreux appels n’auront pas suffi à la sauver. Comment est-il possible que les secours, qu’elle a réussi à contacter, ne soient-ils pas intervenus ? La réponse peut paraître surréaliste, mais elle aura permis de mettre en lumière de réelles lacunes en matière de mise en œuvre du droit européen au sein des États membres : si les secours n’ont pas pu intervenir à temps, c’est parce que le centre de réception des appels d’urgence n’avait pas accès à l’affichage de son numéro, et ne disposait donc pas d’informations sur sa localisation. Pourtant, la législation européenne exige que les opérateurs téléphoniques transmettent les positions des appelants au 112. Ce crime aurait donc dû pouvoir être évité.
 
Les faits décrits ci-dessus peuvent sembler familiers. Et pour cause, ils font tristement écho au cas qui a retenu l’attention des médias cet été : la randonnée mortelle de Simon Gautier, qui avait appelé les secours italiens après une chute et dont le corps n’a pu être retrouvé que neuf jours après son accident. Ces deux affaires sont l’occasion de faire un état des lieux des différentes réglementations en vigueur au sein de l’Union et de ses États membres sur la question des appels au numéro d’urgence européen et de la transmission des informations de localisation des appelants.
 
L’obligation de transmission gratuite des informations de localisation d’un appelant
En 1991, le Conseil a eu l’idée de mettre en place un numéro d’appel unique européen pour accéder aux services d’urgence. A cette époque, les numéros d’appel des services d’urgence étaient partout différents, ce qui risquait de poser des problèmes aux voyageurs : l’objectif était d’offrir un numéro unique aux Européens, pour qu’ils n’aient pas à hésiter en cas d’urgence.
 
Aussi, le recours de la famille de la jeune fille contre la Lituanie permet à la Cour de souligner, à l'occasion d'une procédure préjudicielle, que les États ont l'obligation d'exiger des opérateurs de télécommunications qu’ils fournissent gratuitement les données de localisation des appels d’urgence passés au 112. Autrement dit, les États sont obligés de localiser les appels d’urgence. Ce qui peut étonner, c’est que la Cour ait besoin de le préciser : l’Union s’est pourtant dotée d’instruments législatifs visant à détailler les conditions de mise en œuvre du 112, notamment avec la directive « Service universel » de 2002 (Dir. 2002/22/CE du Parlement européen et du Conseil, 7 mars 2002 : JOUE n° L 108, 24 avr.). Ainsi, en vertu de l'article 26, § 5, les États membres doivent veiller à ce que les entreprises qui exploitent des réseaux téléphoniques publics mettent, dans la mesure où cela est techniquement faisable, les informations relatives à la localisation de l'appelant à la disposition des autorités intervenant en cas d'urgence, pour tous les appels destinés au numéro d'appel d'urgence unique européen « 112 ». En l'espèce, le fait que les informations de localisation n'aient pas été transmises aux services d'urgence démontre que l'État lituanien n'a pas correctement mis en œuvre la directive. D'ailleurs, la Cour rappelle que lorsque, conformément au droit interne d’un État membre, l’existence d’un lien de causalité indirect entre l’illégalité commise par les autorités nationales et le dommage subi par un particulier est considérée comme suffisante pour l’engagement de la responsabilité de l’État, l’application du principe d’équivalence exige qu’un tel lien entre une violation du droit de l’Union imputable à cet État et le dommage subi par un particulier suffise pour engager la responsabilité de l’État pour cette violation.
 
Le cas des téléphones sans carte SIM : quelle incidence sur la réglementation française ?
Les juges de Luxembourg offrent également des précisions supplémentaires : l'obligation de transmission des informations de localisation concerne aussi les appels passés depuis un téléphone qui n’est pas doté de carte SIM, une puce permettant de stocker les informations spécifiques à l’abonné d’un réseau mobile. Les États membres ont l’obligation de veiller à ce que les entreprises concernées mettent gratuitement à la disposition de l’autorité traitant les appels d’urgence au 112 les informations relatives à la localisation de l’appelant et ce, peu importe les modalités de l'appel. Plus d'exception pour les appels passés depuis un téléphone sans carte SIM donc, mais cette précision repose sur un prérequis essentiel : la possibilité d'appeler le 112 sans carte SIM.
 
Or, ce n'est pas le cas partout : en France par exemple, il n'est pas possible actuellement d’accéder au 112 depuis un téléphone portable non équipé d’une carte SIM. Les opérateurs de téléphonie mobile ne doivent acheminer vers le 112 que les appels en provenance de terminaux dont le dispositif d'identification du client par l'opérateur est actif lors de l'appel (C. P. et communications électroniques, art. D.98-8) : ces dispositions visent à éviter les appels inopportuns non localisables. L’apport de la Cour dans cet arrêt est donc sans incidence sur la France, mais pourrait relancer les débats sur l'accès au 112 depuis un téléphone mobile sans carte SIM.
 
Les limites technologiques des outils actuels de géolocalisation
Le problème mis en lumière par le décès de Simon Gautier est un peu différent : ici, il n’est pas question de manquement, mais plutôt de lacunes technologiques. La méthode actuelle d’identification de localisation des appelants n'est pas toujours suffisamment précise et efficace. Pour rappel, la géolocalisation repose essentiellement sur le bornage téléphonique. Plus précisément, lorsqu'un appel est émis, reçu ou qu’un message est envoyé, le signal est capté par une borne, c'est-à-dire une tour à laquelle les opérateurs téléphoniques raccrochent leurs antennes, qui se situe à proximité : souvent, ce sera celle qui recevra le message avec le plus de puissance. La borne reçoit alors le numéro de carte SIM et l’identifiant « IMEI » (« identité internationale d’équipement mobile » en français) du téléphone et seul un téléphone éteint ou en mode « avion » échappe au bornage.
 
Mais les antennes relais ne permettent pas une géolocalisation optimale : il existe aujourd’hui une technologie plus précise. Avec le dispositif actuel, le périmètre pour localiser un appel est en moyenne de deux kilomètres. Plus il y a d'antennes relais dans le secteur, plus la zone de recherche s’affine : de 500 mètres dans les centres urbains, le périmètre passe à une vingtaine de kilomètres dans la zone où Simon Gautier a lancé son appel aux secours italiens. D’où l’avantage de l’Advanced Mobile Location (AML), une technologie développée au Royaume-Uni par British Telecom, EE Limited et HTC en 2014 et permettant de géolocaliser automatiquement une personne qui appelle les secours. Inutile de télécharger une application, cette fonction opère sans internet et est intégrée dans les téléphones. La connexion Wi-Fi et les services de localisation du téléphone s’activent automatiquement lors d’un appel au 112, qui reçoit un SMS avec la position à une vingtaine de mètres près.
 
Une solution idéale donc, mais qui n’a pas été déployée partout en Europe. Si la Lituanie l’a développée (avec la Belgique, l'Estonie, la Finlande, l'Irlande, Malte, la Slovenie et le Royaume-Uni), ni la France ni l’Italie n’ont encore mis en œuvre l’AML : c’est une sévère lacune, qui est en cause dans la lenteur des recherches menées pour retrouver Simon Gautier. Pourtant, l’Italie faisait partie des pays « test » du projet HELP112, initié par la Commission en 2017 pour évaluer les avantages des technologies des téléphones mobiles dans l’amélioration de la détermination de la localisation des appelants, et avait à ce titre reçu des fonds européens. La Commission continue d'encourager son déploiement, et a décidé de soutenir financièrement de nouveaux pays pour cette nouvelle vague de développement de l'AML : la France fait cette fois partie des sept pays aidés (Commission européenne, Communications committee, Working document, Implementation of the European emergency number, 11 févr. 2019).
Remarque : le projet repose sur deux objectifs simples, et vise ainsi à déterminer les façons d’établir la position de l’appelant et les moyens de transmettre cette position au centre de traitement des appels d’urgence (PSAP,  ou Public Safety Answering Point). Dans ses conclusions, la Commission relève que le projet a démontré l’efficacité des téléphones mobiles utilisant le système global de navigation satellite (GNSS), qui serait la manière la plus précise de déterminer la localisation de l’appelant. Ainsi, l'AML a été identifiée comme la solution adéquate (Commission européenne, HELP112 team, Pilot project on the design, implementation and execution of the transfer of GNSS data during an E112 call to the PSAP, juill. 2017). 
 
Ce que le Code des communications électroniques européen va changer
Si pour l’heure, la mise en place de l’AML n’a pas abouti en Italie en dépit des aides européennes, elle devra s’y résoudre rapidement. En effet, entre l’acte criminel commis en Lituanie et l’arrêt de la Cour, la législation européenne s’est étoffée : en 2018, la directive établissant le code des communications électroniques européen a été adoptée et devra être transposée par les États membres le 21 décembre 2020 au plus tard. Très dense, le code traduit particulièrement la volonté de perfectionner le numéro d’urgence européen : la Commission devra établir un rapport au Parlement et au Conseil tous les deux ans pour rendre compte de l’efficacité de la mise en œuvre du numéro d’urgence européen unique (Dir. (UE) 2018/1972 du Parlement européen et du Conseil, 11 déc. 2018, art. 109, § 4 : JOUE n° L 321, 17 déc.).
 
Dès le considérant 290, la directive souligne l’importance des nouvelles technologies de localisation par appareil mobile, plus précises et rentables en raison de la disponibilité de données fournies par le système européen de navigation par recouvrement géostationnaire, le système satellitaire Galileo et d’autres systèmes mondiaux de navigation par satellite ainsi que de données Wi-Fi. En d’autres termes, les informations relatives à la localisation de l’appelant obtenues à partir de l’appareil mobile vont devoir compléter les informations de localisation par réseau, même si elles ne sont disponibles qu’après l’établissement de la communication d’urgence. Ainsi, les États membres doivent veiller à ce que les opérateurs mettent gratuitement les informations relatives à la localisation d’un appelant à disposition de l’autorité en charge de la gestion des appels au numéro d’urgence européen « 112 » (Dir. préc., art. 109, § 6). C’est une obligation de résultat à laquelle les États membres ne peuvent déroger, mais ils peuvent en revanche définir les critères relatifs à la précision et à la fiabilité des informations de localisation de l’appelant fournies. A ce propos, la Cour précise, en interprétant une disposition équivalente de la directive « Service universel », que la marge d’appréciation dont bénéficient les États membres dans la définition de ces critères trouve sa limite dans la nécessité de garantir l’utilité des informations transmises pour permettre la localisation effective de l’appelant et, partant, l’intervention des services d’urgence.
 
Par ailleurs, les opérateurs économiques vont également devoir contribuer à la mise en place de l’AML dans les États membres en vertu de la directive 2014/53/UE relative à la mise à disposition sur le marché d’équipements radioélectriques, puisque les équipements radioélectriques doivent être construits de façon à garantir l’accès aux services d’urgence (Dir. 2014/53/UE du Parlement européen et du Conseil, 16 avr. 2014, art. 3, § 1, g) : JOUE n° L 153, 22 mai). La directive est complétée par un règlement délégué de la Commission, visant à préciser les exigences essentielles définies dans son article 3, § 3, point g) (Règl. délégué (UE) 2019/320 de la Commission, 12 déc. 2018 : JOUE n°  L 55, 25 févr. 2019). Le règlement prévoit ainsi que les appareils mobiles devraient également rentrer dans la catégorie des équipements radioélectriques compatibles avec certaines caractéristiques permettant d'accéder aux services d'urgence. Partant, les nouveaux appareils mobiles devraient pouvoir fournir l'accès aux informations de localisation GNSS et Wi-Fi lors des communications d'urgence et la fonctionnalité de localisation devrait être compatible avec les services fournis par le programme Galileo et interagir avec ceux-ci (Règl. préc., considérant 11).
 
Olivia Fuentes, Dictionnaire permanent Droit européen des affaires

Nos engagements