Pour Jean-Emmanuel Ray, professeur à Paris I-Sorbonne et directeur du Master 2 en apprentissage "DRH et Droit Social", le télétravail désormais démocratisé remet en question le droit du travail actuel. Il doit prendre en compte les spécificités du télétravail à domicile pour éviter les contournements. Faute de quoi il va se marginaliser. Interview.
Pourquoi, selon vous, le droit du travail doit-il évoluer avec l’essor du télétravail ?
Gestion du personnel
La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :
- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.
La révolution du télétravail 2020-2021 n’est pas seulement organisationnelle pour les entreprises. Car le télétravail, désormais démocratisé avec le nombre de salariés visés et élargi en jours, remet en question notre droit d’un travail manuel, conçu sur le modèle militaro-industriel, avec son unité de temps, de lieu et d’action générant naturellement du collectif. Aujourd’hui, avec le travail à domicile, on passe d’un droit collectif des travailleurs aux droits individuels d’un citoyen travaillant "chez lui". Aux conditions de travail nécessairement communes et uniformes dans l’entreprise, s’oppose désormais une somme de situations extrêmement hétérogènes : chaque collaborateur est étroitement dépendant de ses conditions de connexion, extrêmement variables, mais surtout de son environnement familial (enfants en bas âge) ou des contraintes d’appartement.

Et ici, le respect de l’intimité de la vie privée prévaut sur le lien de subordination. Une personne travaillant "chez elle" peut-elle alors être subordonnée comme un salarié "au bureau" ? Son manager peut-il contrôler ses temps de pause et ses "allées et venues" aussi facilement qu’en entreprise ? Depuis l’arrêt du 2 octobre 2001, la jurisprudence a décidé qu’un salarié chez lui n’est pas un salarié comme les autres, soumis aux pouvoirs de direction et disciplinaire. On peut compter sur les juges pour légitimement rappeler qu’il faut respecter sa vie privée, mais aussi familiale.
Vous parlez d’une éventuelle ubérisation du droit ?
Effectivement. Car avec le travail à distance, pour de nombreux cadres on pourrait basculer du salariat avec son obligation de moyens (la personne est présente et contrôlée) à une obligation de résultat (il faut que le travail soit fait et bien fait, peu importe le lieu ou les horaires). Et l’obligation de résultat, cela ressemble beaucoup au travail indépendant. En poussant plus loin cette logique, des entreprises pourraient demain privilégier ce statut, en évacuant du même coup contrôle impossible des horaires réels de travail et redressement Urssaf.

Et quitte à travailler à distance, pourquoi ne pas travailler à Bucarest ou à Bangalore ? De fait, il y a un risque de délocalisation de certains postes. Je ne dis évidemment pas que tous les postes télétravaillables vont être délocalisés : question de culture, mais aussi de confidentialité. Mais le fait de travailler à distance fait exister un risque de suppression de poste : ainsi pour des petites structures de trois ou quatre salariés en région, à qui un télétravail à temps plein sera proposé, avant de supprimer l’agence en cause.
Si le droit du travail continue à ignorer les spécificités du télétravail au domicile (car travailler dans un bureau-satellite pose beaucoup moins de problème), évitement et contournement vont se multiplier : l’ubérisation du droit du travail, qui aura creusé sa propre tombe.
Quels sont les risques principaux de contentieux ? Vont-ils porter sur les accidents de travail ? les titres-restaurants ? La durée du travail ?
Le problème des accidents de travail, intervenus nécessairement pendant les heures de travail contractuellement fixées, paraît marginal : une centaine de cas annuels sur les 700 000 accidents du travail déclarés. Sur les titres-restaurant, le jugement du tribunal judiciaire de Nanterre du 10 mars 2021 semble s’opposer à celui de Paris du 30 mars : mais ce dernier constate qu’il doit se prononcer sur la période de confinement obligatoire et d’ordre public, "dans le cadre du recours imposé au télétravail rendu nécessaire par l'épidémie de Covid-19". Ce qui ne sera pas le cas du télétravail volontaire des deux côtés, qui reste la norme juridique.
Mais le principe réaffirmé par l’accord interprofessionnel du 26 novembre 2020, l’égalité/l’identité de traitement entre travail au bureau et travail au domicile, conduit à des impasses.

Ainsi, LA question qui fâche est le calcul de la durée du travail quand le salarié est à son domicile. Certes sommes-nous tenus par la directive européenne de 2003…mais elle prévoit des exceptions (voir article 17). Si la durée peut être aménagée par accord collectif, le temps de repos (11 heures par jour minimum) ne connait aucune dérogation car il s’agit de santé et de sécurité. En cas de contrôle, la jurisprudence est claire : il appartient à l’employeur de justifier des temps de repos (arrêt du 8 juillet 2000). Et là, on nage dans l’hypocrisie : l’employeur doit-il couper le serveur central pour éviter toute activité connectée, comme si on ne pouvait pas travailler déconnecté ? Né avec le Blackberry et bien avant les réseaux sociaux et la 5G, le droit à la déconnexion est aujourd’hui incompréhensible pour les jeunes générations multiconnectées.
Il faut donc faire la même chose que Martine Aubry en 2000, quand elle a créé le forfait-jour, avouant ainsi que nous ne savions plus mesurer à la minute près le temps de travail des cadres autonomes, ce qui est tout à son honneur. Alors plutôt que de créer des usines à gaz à double tubulure inversée, elle a créé une nouvelle référence: le forfait-jour. Ce qui a été imaginé à l’époque, il nous faut le trouver en matière de lieu de travail. Si en effet on en reste au calcul du temps de travail sur la pointeuse avec des sanctions pénales à la clé en cas de dépassement, des entreprises choisiront le télétravail non salarié. Avez-vous lu les offres d’emploi les plus récentes en matière de télétravail ?
Quid de la prise en charge des coûts liés au télétravail ?
C’est déjà le contentieux le plus important. Et il pourrait devenir considérable avec la montée du nombre de télétravailleurs, remettant en cause le télétravail lui-même si les frais liés sont trop importants. Le 10 mars 2021, la Cour de Cassation a jugé qu’un itinérant devait par exemple percevoir 91 euros mensuels. Mais rappelons qu’un itinérant n’est justement pas un "télétravailleur" au sens légal car il ne disposait très officiellement d’aucun bureau dans l’entreprise.
Cet arrêt devrait faire réfléchir les sociétés voulant poussant trop loin les suppressions de mètres carrés : si un collaborateur peut démontrer qu’il n’y a aucun bureau pour lui dans l’entreprise - y compris en open space - malgré sa demande de retour, il pourrait obtenir le remboursement des frais liés à l’occupation d’une pièce de son logement, y compris le chauffage ou la climatisation…
Or si demain une entreprise doit payer 100 euros par mois à chaque collaborateur télétravaillant chez lui, l’équilibre économique sera remis en question, pouvant conduire l’employeur à renoncer au télétravail… ou à faire appel à des free-lances.
Mais dans tous les cas, évitons l’usine à gaz. Sans même évoquer les non dépenses faites par le salarié télétravaillant chez lui (vêtements, transports, restauration…), comment par exemple calculer le ratio utilisation personnelle/ utilisation professionnelle marginale d’une ligne internet utilisée par toute la famille ?

Sur le versement d’une allocation patronale forfaitaire, l’Urssaf admet une tolérance : aucun justificatif n’est nécessaire si l’employeur la respecte : 10 euros par jour télé travaillé, 50 euros mensuels à temps plein. Mais depuis février dernier, elle semble admettre également, pour les entreprises ayant conclu un accord de branche ou de groupe sur ce sujet, de bénéficier de l’exonération de cotisations, sans justification. Mais ce texte ne prévoit pas la même tolérance en faveur des accords d’entreprise. Un oubli ? Ou l’Urssaf craint-elle une envolée de ce type de forfaits, employeur et organisations syndicales s’accordant sur des montants élevés ? Une prise de position claire est ici éminemment souhaitable.
Comment éviter les contentieux ?

La gestion ancienne, au fil de l’eau, de quelques télétravailleurs cadres en forfait-jours, c’est fini. Avec le spectaculaire élargissement du nombre de salariés concernés et du nombre de jours télétravaillés, il faut établir des règles collectives. Et si possible par accord collectif, et non pas une simple charte, car un tel accord permet le cas échéant de déroger à la convention de branche voire à l’accord national interprofessionnel de novembre 2020.
Et qui dit accord, dit légitimité : ce consensus peut limiter le contentieux, individuel mais aussi collectif. Bonne façon d’éviter des procédures judiciaires, financièrement et médiatiquement coûteuses. Le télétravail étant aujourd’hui plébiscité, on arrive même à avoir des accords unanimes : ce qui en cas de doute, influence le juge.
Plusieurs sujets peuvent y figurer, l’ANI du 26 novembre 2020 donnant la liste des courses : forfaits-jours, droit à la déconnexion, prise en charge en charge des frais, lieu du télétravail… Certes, un employeur ne peut obliger à une clause de résidence, jugée illégale car attentatoire à la vie privée et familiale. Mais il peut préciser que le télétravail ne sera accordé qu’aux salariés résidant, par exemple, en Ile-de-France. Une façon d’éviter la prise en charge des frais de transport d’un salarié domicilié dans l’Hérault (SNCF/9 500 euros), mais travaillant en Ile-de-France (arrêt du 12 novembre 2020). Si le salarié bouge, c’est son choix.
Certaines entreprises, par exemple californiennes, incitent leurs collaborateurs à quitter cet Etat au coût des logements et de la vie exorbitants, puis alignent ensuite leurs salaires sur le coût de la vie, nettement moins élevé, de leur Etat d’accueil…
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