Opérations de concentration sous les seuils : la multiplication des voies de contrôle ex post
03.04.2023
Gestion d'entreprise

Par un arrêt du 16 mars, la CJUE a réhabilité le contrôle ex post, sur le fondement de l'abus de position dominante, des opérations de concentration passant sous les seuils européens et nationaux. Les autorités nationales de concurrence se saisissent déjà de cette nouvelle possibilité. Dans cette chronique, Frédéric Puel, associé chez Fidal et Alexandre Marescaux, avocat au sein du même cabinet, reviennent sur la portée de cet arrêt marquant.
Classiquement, les opérations de concentration entre entreprises (prises de contrôle, joint venture, etc.) sont contrôlées via un régime d’autorisation ex ante : lorsque les entités parties à l’opération dépassent certains seuils de chiffre d’affaires, le projet et l’opération doivent être notifiés à la Commission ou aux autorités nationales de concurrence pour autorisation. Ce système se fonde sur l’expérience selon laquelle les opérations de moindre envergure ne sont généralement pas susceptibles d’avoir une incidence significative sur la concurrence. Jusqu’à il y a peu, cette procédure d’autorisation ex ante constituait la voie de contrôle exclusive des opérations de concentration.
Toutefois, ce système a montré ses limites. Depuis plusieurs années, les autorités de concurrence s’inquiètent qu’un certain nombre d’opérations impliquant des entreprises qui réalisent un faible chiffre d’affaires, mais dont le potentiel concurrentiel est élevé, ne fassent l’objet d’aucun examen. Au centre des préoccupations se trouvent les acquisitions prédatrices (ou killer acquisitions), par lesquelles des entreprises établies et puissantes prennent le contrôle d’entreprises émergentes, à un stade précoce de leur développement, en vue de les éliminer de la concurrence et consolider leur position sur le marché. Ces préoccupations sont fortes dans les secteurs très innovants (numérique, pharmaceutique, technologies médicales, etc.).
Les autorités de concurrence ont pris le problème à bras-le-corps en créant de nouvelles voies de contrôle ex post. Plutôt qu’un abaissement des seuils de contrôle ex ante, qui aurait laissé échapper certaines opérations parfois préoccupantes, ces nouvelles méthodes permettent d’appréhender toute opération susceptible d’avoir un effet néfaste sur le marché et donc d’intéresser les autorités de concurrence. Cette efficacité est toutefois acquise au prix d’une insécurité majeure pour les entreprises, des opérations pourtant clôturées depuis des mois voire des années pouvant alors être démantelées ou donner lieu à des sanctions.
Retour sur ces nouvelles méthodes et leurs conséquences pratiques pour les entreprises.
La Commission fut la première à ouvrir la voie du contrôle ex post des opérations sous les seuils en publiant, le 31 mars 2021, ses orientations concernant l’application du mécanisme de renvoi établi à l’article 22 du règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations.
En effet, l’article 22 du règlement (CE) n° 139/2004 permettait déjà à un ou plusieurs États membres de demander à la Commission d’examiner toute concentration qui n’est pas de dimension européenne mais qui affecte le commerce entre États membres et menace d’affecter de manière significative la concurrence sur le territoire des États membres à l’initiative de la demande. La Commission avait toutefois développé une pratique consistant à décourager les demandes de renvoi concernant des opérations passant sous les seuils de contrôle nationaux.
Avec ses nouvelles orientations, la Commission abandonne cette pratique : toute opération affectant le commerce entre les États membres et menaçant d’affecter de manière significative la concurrence pourra faire l’objet d’un renvoi, sans avoir à atteindre les seuils nationaux de contrôle. La communication apporte en outre un certain nombre d’éclairages utiles afin d’identifier les opérations affectant le commerce et la concurrence.
L’Autorité française de la concurrence s’est rapidement saisie de cette nouvelle opportunité en renvoyant à la Commission l’acquisition par Illumina – société spécialisée dans le séquençage de nouvelle génération (NGS) – d’un de ses clients, GRAIL – société qui s’appuie sur des systèmes NGS pour mettre au point des tests de dépistage du cancer. L’affaire est typique : les tests développés n’étant pas encore commercialisés, la cible ne générait aucun chiffre d’affaires, permettant à l’opération de passer sous les radars. In fine, la Commission interdit l’opération, constatant que l’achat aurait freiné l’innovation et réduit le choix sur le marché émergent des tests sanguins de détection précoce du cancer. Des poursuites à l’encontre de l’acquéreur, qui n’a pas attendu pour finaliser l’opération, sont en cours, avec ordre de maintenir une séparation stricte entre les entités et de possibles sanctions pour violation de l’obligation de suspension (gun jumping).
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La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...
Le 16 mars 2023, la CJUE a ouvert une nouvelle voie de contrôle ex post, cette fois par les autorités nationales de concurrence, en remettant au goût du jour la jurisprudence Continental Can.
Pour mémoire, le 21 février 1973, la Cour de justice avait validé l’utilisation de l’interdiction des abus de position dominante (TFUE, art. 102) pour sanctionner Continental Can, qui avait progressivement pris le contrôle de la quasi-totalité de ses concurrents sur le marché de l’emballage. La procédure d’autorisation ex ante des concentrations n’existait alors pas, il s’agissait donc du seul fondement permettant l’examen de ce type d’opération.
Toutefois, avec l’émergence d’un véritable contrôle des concentrations d’abord au niveau européen puis au niveau des États membres à partir des années 1990, la plupart des praticiens s’accordaient sur le caractère obsolète de la jurisprudence Continental Can. La Commission n’avait en effet plus fait usage de cette jurisprudence à compter de l’entrée en vigueur du système de contrôle ex ante.
Par sa décision du 16 janvier 2020, l’Autorité de la concurrence a officialisé cette thèse. Dans cette affaire, l’entreprise TDF, anciennement en situation de monopole légal sur le marché de la diffusion hertzienne de la TNT, avait racheté progressivement chacun de ses concurrents depuis la libéralisation du secteur en 2005, jusqu’à la prise de contrôle exclusif du groupe Itas en 2016, ne laissant subsister qu’un unique concurrent sur le marché, towerCast. Ces opérations, passant sous les seuils nationaux et communautaires, ne furent pas notifiées au titre de la procédure d’autorisation préalable. L’Autorité a refusé de sanctionner ce comportement sur le fondement de l’abus de position dominante, considérant que l’adoption d’un dispositif de contrôle obligatoire et préalable des concentrations en 1989, postérieurement à l’arrêt Continental Can, avait de facto rendu cette jurisprudence obsolète.
Le plaignant (towerCast) a toutefois porté l’affaire devant la cour d’appel de Paris qui, doutant de la solution à adopter, a adressé une question préjudicielle à la CJUE sur la survivance de la jurisprudence Continental Can.
Par son arrêt du 16 mars 2023, la CJUE désavoue l’Autorité de concurrence : une opération passant sous les seuils européens et nationaux de contrôle ex ante peut être analysée par une autorité nationale de concurrence comme étant constitutive d’un abus de position dominante prohibé par l’article 102 du TFUE. Ce mode de contrôle ex post permettra aux autorités nationales d’examiner directement les opérations sans renvoi à la Commission, mais impose une double preuve plus contraignante :
- l’acquéreur doit être en position dominante, et
- l’opération doit entraver substantiellement la concurrence en ne laissant subsister que des entreprises dépendantes, dans leur comportement, de l’entreprise dominante.
Ici encore, les applications pratiques ne se sont pas fait attendre : moins d’une semaine plus tard, le 22 mars 2022, l’Autorité belge de la concurrence a ouvert une instruction concernant une acquisition dans le secteur des télécoms. On notera également que certaines autorités de concurrence nationales n’avaient jamais renoncé à appliquer l’interdiction des abus de position dominante aux opérations sous les seuils. Reste enfin à connaître la décision au fond qu’adoptera la cour d’appel de Paris dans l’affaire TDF-towerCast.
Cette multiplication des voies de contrôle ex post est une nouvelle source de risque pour les entreprises : il ne suffit désormais plus de vérifier le franchissement des seuils de chiffre d’affaires habituels, il faut encore s’assurer que l’opération n’est pas susceptible d’affecter le commerce et/ou la concurrence de manière substantielle.
La vigilance doit être de mise : pour rappel, un abus de position dominante ou le non-respect de l’obligation de suspension dans le cadre du contrôle des concentrations (gun jumping) est sanctionné d’une amende pouvant atteindre 10 % du chiffre d’affaires total des mis en cause, et des demandes de dommages et intérêts peuvent être formées par les tiers s’estimant lésés. Des injonctions pourraient également être prises pour détricoter des opérations pourtant finalisées. De possibles sanctions contre les personnes physiques ayant pris part à l’infraction doivent aussi être prises en compte.
Ces nouvelles méthodes de contrôle obligent donc les entreprises à mener une analyse approfondie de l’impact concurrentiel de chacune de leurs opérations, à tout le moins lorsque celles-ci détiennent une position forte sur les marchés ou, sans détenir de position dominante, agissent sur des marchés où l’innovation est un facteur de concurrence fort. L’insécurité juridique est manifeste, ce type d’analyse étant à l’évidence moins aisée que la vérification des seuils de notification traditionnels.
Les entreprises peuvent également prendre certaines mesures pour réduire les risques, notamment en informant l’autorité de concurrence nationale en cas de doute. En effet, l’article 22 du règlement (CE) n° 139/2004 ne permet le renvoi à la Commission que dans un délai de 15 jours ouvrables à compter de la date de notification de la concentration ou, si aucune notification n’est requise, de sa communication à l’État membre intéressé. La Commission peut également être consultée par les entreprises.
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