"Par la fenêtre ou par la porte", ou comment le management est devenu harcèlement

"Par la fenêtre ou par la porte", ou comment le management est devenu harcèlement

08.11.2023

Gestion du personnel

Il y a un peu plus d’un an, la condamnation pour harcèlement moral institutionnel des ex dirigeants de France Télécom a été confirmé en appel. Mais comment des pratiques de management ont pu pousser une trentaine de salariés au suicide ? Quels acteurs se sont battus pour obtenir cette condamnation inédite ? Qu’en retenir ? C’est à ces questions que répond un documentaire de Jean-Pierre Bloc sorti en salle hier.

Il fallait faire partir 22 000 salariés "par la fenêtre ou par la porte" selon les propres mots de l’ex PDG de France Télécom Didier Lombard. Une phrase choc restée dans les annales qui donne son titre à un documentaire détaillant l’histoire des séries de suicides à France Télécom. Celle de la mise en place de pratiques managériales d’une dureté implacable, mais aussi celle d’un long combat syndical menant à la première condamnation pénale de dirigeants du CAC 40 pour harcèlement moral institutionnel. Une affaire historique donc, dont Jean-Pierre Bloc développe de manière précise et exhaustive tous les aspects : processus de privatisation, suppressions de postes et mobilités en cascade, rôle indispensable de la mobilisation syndicale, tout est passé au crible et expliqué par les acteurs concernés et divers spécialistes. Retour sur ce documentaire qui pourrait "devenir une référence en ce qui concerne les pratiques de management" selon Jean-Claude Delgènes, président du groupe Technologia qui a mené des audits et rendu des rapports déterminants dans cette affaire.

De la privatisation à la réduction du personnel, les origines d’un management par la peur

Le documentaire reprend évènement par évènement ce qui a constitué l’engrenage infernal mettant en péril la santé des salariés de France Télécom. Tout commence à la fin des années 80 lorsqu’une directive européenne vient introduire la concurrence sur le marché des télécoms. Naît alors la marque France Télécom, issue de l’administration des PTT, dont l’Etat reste le seul actionnaire… mais pas pour longtemps. Ouverture de capital après ouverture de capital, l’entreprise finit par être privatisée et entre en bourse, même si les salariés arrivent à conserver le statut de fonctionnaires. Les dettes se creusent et les dirigeants optent pour une solution drastique : un vaste programme de restructuration (le plan Next et sa déclination RH Act) lancé en juin 2005 vise à transformer France Télécom en trois ans et à faire partir de gré ou de force plus d’un cinquième des effectifs. Comme le résume Jean-Claude Delgènes, "la direction a retourné la culture de l’entreprise contre les salariés" en donnant des primes lorsque des managers obtenaient des départs volontaires, en forçant les mobilités géographiques et changements de postes, en instaurant un stress et un climat de peur perpétuels. En somme "casser les gens pour qu’ils se cassent".

Syndicats, CHSCT, médecins, l’importance de tous les acteurs du monde du travail est démontrée

S’ensuit une série de suicides, parfois clairement pointés comme étant dus au travail. Certes Didier Lombard avait appelé à mettre fin à cette "mode du suicide", mais c’est la collaboration de multiples acteurs du monde du travail qui va aboutir à la condamnation des dirigeants, comme le montre très bien Jean-Pierre Bloc. Mise en place par les syndicats d’un observatoire du stress, contestations et alertes des médecins du travail, regroupement des dossiers par l’inspection du travail, tous se sont mobilisés à leur niveau. Et c’est finalement la plainte de Patrick Ackermann, représentant de SUD PTT qui, en 2009, a lancé la machine judiciaire. Le harcèlement moral institutionnel est finalement reconnu en septembre 2019 par le tribunal correctionnel de Paris, avant d’être confirmé en appel trois ans plus tard.

Un film qui interroge le rôle des RH et des managers, ainsi que certaines évolutions juridiques

Le documentaire appuie sur le fait que ce jugement représente un tournant dans le droit du travail. Mais il met aussi en lumière, outre la violence de la direction et des pratiques managériales, d’importantes lacunes dans le rôle de régulateur et de préventeur de la santé des RH comme le souligne le professeur Jean-François Amadieu lors de la projection. "Ils ont vu leurs fonctions se transformer", explique de son côté le président de Technologia, de telle sorte que ceux qui perdurent dans les entreprises sont justement ceux qui mettent de côté la prévention. Le numéro deux du groupe, Marc Chenais, questionne également la formation des dirigeants et managers, qui tendent parfois à se placer au-dessus de la mêlée avec peu de considération pour les salariés. Il appelle donc à ce que le management, trop vertical et dur aujourd’hui, se transforme en leadership en prenant en compte les contraintes de tous et en s’y adaptant.

Enfin à travers les portraits de nombre des protagonistes de l’affaire ainsi que de chroniqueurs ayant assisté au procès, le réalisateur interroge en creux diverses évolutions prises ou à prendre en matière de santé au travail et de harcèlement. La suppression des CHSCT était-elle pertinente ? Faut-il aller vers une reconnaissance du harcèlement moral comme maladie professionnelle ? Les syndicats ont-ils toujours le pouvoir de peser sur les décisions des dirigeants ?

"L’inimaginable ne peut pas continuer"

"L’inimaginable ne peut pas continuer" et "ce film est un rempart contre l’oubli pour faire en sorte que cette situation ne se reproduise jamais et que l’on aille vers une gouvernance plus éclairée", résume Jean-Claude Delgènes. Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC Orange, se veut aussi optimiste : aucun dirigeant ne pourra plus dire qu’il ne savait pas que ses décisions pouvaient mener à une condamnation, ce qui les pousserait à améliorer leurs pratiques. Un optimisme qui semble à nuancer au regard des interventions des spectateurs lors du débat qui s’est déroulé à l’issue de la projection, bon nombre d’entre eux dénonçant des situations et engrenages proches de ceux vus chez France Télécom… et qui perdurent aujourd’hui.

 

Une décision de cassation reste attendue sous peu
Rappelons qu’à l’issue du procès d’appel, certains des anciens dirigeants de France Télécom ont formé un pourvoi en cassation. Leurs avocats ont également présenté des questions prioritaires de constitutionnalité. Si la Cour de cassation a d’ores et déjà refusé début septembre de transmettre ces dernières au Conseil constitutionnel, une décision de sa part est toujours attendue dans quelques semaines. Affaire à suivre.

 

 

 

 

Gestion du personnel

La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :

- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.

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Elise Drutinus
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