Penser les relations entre santé et travail de manière systémique : la notion d’usure professionnelle à l’épreuve de ses applications

Penser les relations entre santé et travail de manière systémique : la notion d’usure professionnelle à l’épreuve de ses applications

12.05.2024

Gestion du personnel

Dans cette chronique, Amandine Michelon, chargée d’études au Centre Etudes & Data du Groupe Alpha, pose la question de la mesure de l’usure professionnelle. Ce qui nécessite de se pencher sur les facteurs de risques ergonomiques mais aussi sur l’organisation et le contenu du travail. En donnant la parole aux salariés pour joindre indicateurs quantitatifs et qualitatifs.

Historiquement, les enjeux de santé et sécurité au travail bénéficient d’une faible visibilité dans le débat public. Leur prise en charge se réalise dans des instances paritaires, rassemblant représentants patronaux et syndicaux, selon une logique de compromis technique. Des événements marquants, comme la crise de l’amiante dans les années 1990 (1) ou, plus récemment, la pandémie du Covid-19, participent cependant parfois du débordement des questions de santé, sécurité et conditions de travail dans l’espace public médiatique. Ces deux crises sont l’occasion de rappeler au public les liens étroits entre santé au travail physique et psychique. Dans le cas de l’amiante, cela se traduit par la reconnaissance d’un préjudice d’anxiété pour les salariés ayant été exposés à l’amiante. Dans le cas du Covid-19, cela est illustré par les débats suscités sur les risques d’exposition au virus sur les lieux de travail et les risques psychosociaux engendrés par les mesures organisationnelles adaptatives. La santé au travail est de plus en plus publicisée depuis les années 1990 et son cadrage politique contribue à l’intégrer à l’ensemble plus large de la santé publique (2). Le vocabulaire employé pour affiner les notions de santé et sécurité au travail, visant à leur prévention, leur maîtrise ou leur amélioration, s’enrichit.

Quels paradigmes pour parler de santé au travail ?

La santé au travail est un objet de réflexion pour le mouvement syndical dès ses origines. Si sa publicisation et son intégration dans les politiques publiques à la santé publique ne sont que beaucoup plus récentes, de nombreux paradigmes ont vu le jour pour désigner la santé au travail au fil des années, faisant l’objet de luttes politiques de cadrage et de formulation (3). Ces termes ou modèles sont issus de diverses disciplines, qui viennent parfois se croiser et s’entremêler, voire se confronter et se substituer les uns aux autres. On peut penser, par exemple, aux notions de souffrance au travail, de QVT, puis de QVCT ou encore d’épuisement professionnel et de risques psychosociaux, etc. Malgré les divers niveaux d’analyse auxquels ils font référence, ces paradigmes ont en commun de distinguer la santé au travail physique de la santé au travail psychique.

De fait, dans l’imaginaire collectif, la représentation de la santé au travail se caractérise par une distinction, érigée en quasi dualité, entre exposition/pénibilité - ou risques physiques -, d’un côté, et risques psychosociaux ou souffrance psychique au travail, de l’autre. Il en découle une perception d’enjeux qui se formulent différemment sur des populations distinctes, généralement les ouvriers, d’une part, et les cadres, de l’autre. Pourtant, au-delà des moments ponctuels de rupture de cette perception que peuvent représenter certaines crises, comme celles de l’amiante et du Covid, dans de nombreux espaces, risques physiques et psychiques s’entrelacent, se combinent et s’assemblent et ce, quotidiennement. Le milieu hospitalier en est une illustration : les enjeux de santé et sécurité au travail y sont souvent formulés en termes de risques psychosociaux, alors même que ceux-ci s’associent à des expositions à diverses substances potentiellement infectieuses ou cancérogènes et à des facteurs de pénibilité du travail aboutissant, entre autres, à une forte prévalence de troubles musculosquelettiques. Il est, dès lors, facile de discerner comment, dans un tel contexte, la mise en avant d’une catégorie de risques se réalise au détriment de l’autre et prend part à l’opposition cols bleus risques physiques et cols blancs risques psychosociaux. Une telle lecture des questions de santé, sécurité et conditions de travail concourt non seulement à l’invisibilisation de certains "maux" du travail, mais conduit aussi à la priorisation de certaines problématiques sur d’autres et cadre les plans d’actions adoptés sur le terrain. In fine, elle entraîne la mise en place de dispositifs inadaptés non seulement à la préservation de la santé des salariés, mais aussi à une réponse à la hauteur des enjeux et évolutions du monde du travail contemporain.

Gestion du personnel

La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :

- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.

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La montée en puissance de la notion d’usure professionnelle

L’actualité récente a fait émerger un autre concept : l’usure professionnelle. Avec la réforme des retraites en 2023 et la création d’un fonds d’investissement pour la prévention de l’usure professionnelle (Fipu) en 2024, la notion d’usure professionnelle, bien qu’elle ne soit pas récente, est revenue au centre des débats pour devenir le nouveau terme de la santé au travail en vogue.

Le concept d’usure professionnelle a théoriquement l’avantage d’intégrer toutes les dimensions de la santé au travail - à la fois physique et psychique - en une seule notion. Elle présente aussi l’intérêt de se placer au croisement entre une analyse à une échelle micro - au niveau de l’individu - et une analyse à une échelle plus large – au niveau de l’organisation, dans le sens où l’usure professionnelle est appréciée dans une dimension collective, à partir des facteurs de l’organisation du travail qui l’accélèrent ou la ralentissent. Enfin, elle permet la prise en compte de l’aspect dynamique de la santé au travail : ce que l’on appelle le "capital humain", tout autant que les machines, le matériel ou l’environnement, évolue au fil des années et nécessite de l’"entretien".

L’usure professionnelle fait ainsi directement référence au vieillissement des travailleurs : vieillissement par le travail (le parcours professionnel antérieur laisse des empreintes), vieillissement par rapport au travail (les conditions de travail entraînent des processus de sélection liés à l’âge) et vieillissement dans le travail (régulation de la santé dans la situation réelle de travail) (4). Sa remise sur le devant de la scène, lors des débats sur la réforme des retraites et le recul de l’âge de départ à la retraite, paraît alors évidente. Elle l’est d’autant plus que les évolutions du monde du travail laissent penser que cette usure professionnelle pourrait s’accroître ou se propager pour toucher des métiers et des secteurs jusqu’alors préservés. Au-delà de l’apparition de nouvelles modalités du travail et des facteurs de risques qui les accompagnent (télétravail, digitalisation, etc.), l’intensification du travail actuelle dans un "modèle organisationnel de la hâte" (5) pose des enjeux relativement nouveaux pour la santé des salariés pour lesquels la complémentarité de la santé physique et psychique est flagrante : extension de la charge de travail, complexification du travail, accélération du travail, multiplication des contraintes, augmentation du nombre de reportings, etc.

A titre d’exemple, en France, en 2019, 37 % des salariés ne se sentent pas capables de tenir dans leur travail jusqu’à leur retraite (6).

Il semble incohérent de prôner un recul de l’âge de départ à la retraite sans s’interroger sur les conditions de travail de ceux prêts à partir en retraite. Or, ces conditions de travail se construisent dès le début de la vie professionnelle, pas uniquement lorsqu’elle touche à sa fin. Il s’agit ainsi de s’intéresser à l’usure professionnelle tout au long de la vie professionnelle et de sortir d’une approche par les risques pour favoriser une approche par les parcours. Se pose dès lors la question de la mesure de l’usure professionnelle.

La question de la mesure

La prise en charge de l’usure professionnelle passe avant tout par l’établissement d’un diagnostic. Ce diagnostic, qui établit des constats partagés sur les conditions de travail dans l’entreprise, l’organisation du travail et la qualité de vie au travail, permet de constituer une base pour un dialogue social nécessaire sur ces questions. Si les politiques publiques pensent l’usure professionnelle à travers la pénibilité du travail seulement - à l’image du Fipu (7), destiné en premier lieu aux métiers particulièrement exposés aux facteurs de risques ergonomiques (postures pénibles, vibrations mécaniques, manutentions manuelles de charge) -, c’est parce que la pénibilité est relativement simple à constater : elle s’observe et s’objective. Cependant, l’usure professionnelle recoupe bien d’autres dimensions que la pénibilité du travail, dont la mesure est sans doute plus complexe.

La mesure de l’usure professionnelle nécessite de se pencher sur l’organisation du travail et le contenu du travail en détails. Par le passé, l’usure professionnelle n’était abordée qu’à travers sa quantification dans des enquêtes épidémiologique (8). Ces enquêtes, si elles ont l’avantage de présenter des indicateurs faciles à manipuler et à traduire (absentéisme, turn-over, etc.), ne permettent cependant pas de contextualiser les constats, de mettre en avant les liens entre santé physique et psychique, de penser l’usure professionnelle de manière collective. Depuis quelques années, des voix s’élèvent pour prôner une mesure de l’usure professionnelle davantage axée sur des analyses fines issues de la psychologie du travail, de la sociologie du travail ou de l’ergonomie. Ces enquêtes se heurtent toutefois aux dynamiques organisationnelles des entreprises. Ainsi, une troisième voie consisterait à remettre la parole des salariés au centre de la mesure de l’usure professionnelle. Cette démarche couplerait la mise en lumière de l’usure professionnelle par des indicateurs quantitatifs - mais construits dans une démarche moins individualisante, à l’image du Work Ability Index - et l’analyse fine par des enquêtes qualitatives poussées sur le contenu et l’organisation du travail. Effectuées auprès de salariés de tous âges et métiers dans l’entreprise et, surtout, dans une dynamique visant moins à analyser le mal-être au travail que les conditions de la réalisation de ce travail, ces enquêtes seraient complétées par une réflexion quotidienne des acteurs du travail sur l’usure professionnelle.   

 

(1) Etude d'Emmanuel Henry et Jean-Noël Jouzel, "Les politiques de santé au travail au prisme de la sociologie de l’action publique", Sante Publique vol. 20 (2008): 181‑189.

(2) Etude d'Éric Verdier, "5. La gouvernance de la santé au travail : le dialogue social recadré par un paradigme épidémiologique ?", in Catherine Courtet et al., Risques du travail, la santé négociée (La Découverte, 2012): 103‑122.

(3) Etude de Nicolas Hatzfeld, "Les risques psychosociaux : quelles correspondances anciennes aux débats récents ?", Travail et emploi, no 129 (2012): 11‑22 ; étude de Michel Gollac, "Les risques psychosociaux au travail : d’une « question de société » à des questions scientifiques. Introduction", Travail et emploi, no 129 (2012).

(4) Etude d'Adeline Van Droogenbroeck et d'Anouck Guiné, "Usure professionnelle" dans Gérard Valléry éd., Psychologie du travail et des organisations : 110 notions clés, Dunod, 2019.

(5) Etude de Serge Volkoff et Corinne Gaudart, "Le travail pressé. Pour une écologie des temps du travail", Paris, Petits matins, 2024.

(6) Etude de Mikael Beatriz, "Quels facteurs influencent la capacité des salariés à faire le même travail jusqu’à la retraite ?", DARES Analyses, 2023. ;

(7) Fonds d’investissement dans la prévention de l’usure professionnelle

(8) Etude de Bertrand Ravon, "Usure professionnelle" dans Anne Jorro éd., Dictionnaire des concepts de la professionnalisation, De Boeck Supérieur, 2013.

Amandine Michelon
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