Peut-on rompre le contrat de travail pendant la période d'épidémie de Covid-19 ?

Peut-on rompre le contrat de travail pendant la période d'épidémie de Covid-19 ?

25.05.2020

Gestion du personnel

Dans cette chronique, Karim Benkirane, avocat au sein du cabinet Norma Avocats, analyse les textes d'urgence sanitaire pour expliquer comment sécuriser les procédures de licenciement pendant la période de crise sanitaire. Est-il possible d'organiser un entretien en visioconférence ? Les délais applicables ont-ils été reportés ? La plus grande prudence reste de mise.

La crise sanitaire et le confinement ont impacté nos entreprises et notre pays de bien des manières. Elles ont nécessité dans plusieurs domaines des adaptations rapides, et parfois brutales.

Gestion du personnel

La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :

- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.

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Le droit, notamment celui du travail, n’a pas fait exception à la règle. Il a été temporairement et profondément transformé par des ordonnances et décrets publiés quasi-quotidiennement au Journal officiel.

Ainsi, des modifications ont été apportées à l’activité partielle, aux délais applicables aux relations entre l’employeur et le CSE, aux indemnités journalières de sécurité sociale et au complément employeur, etc… Toutefois, il est étonnant de constater que parmi ces très nombreuses adaptations, aucune ne concerne spécifiquement la procédure de licenciement.

Rappelons qu’en l’absence de poursuites pénales, l’employeur dispose d’un délai de deux mois à compter de la date à laquelle il a eu connaissance d’un fait fautif pour engager des poursuites disciplinaires (article L.1332-4 du code du travail).

Ce délai commence à courir non pas à compter de la date à laquelle le fait fautif a été commis, mais à compter de celle à laquelle l’employeur en a eu connaissance. Cette connaissance s’entend d’une information exacte de la réalité, de la nature et de l’ampleur des faits reprochés au salarié (arrêt du 13 octobre 2015).

La convocation à l’entretien préalable matérialise l’engagement des poursuites disciplinaires (arrêt du 18 janvier 1995).

La question de l’application et du respect de ces délais pendant cette période de crise sanitaire présente un intérêt pratique certain. En effet, le télétravail n’empêche pas la commission d’un fait fautif et l’employeur peut, même pour les salariés placés en activité partielle, constater un fait fautif pendant la suspension de leur contrat de travail.

De jurisprudence constante, la Cour de cassation indique que la suspension du contrat de travail est sans impact sur le délai imparti à l’employeur pour sanctionner le salarié. Cette solution, admise pour les arrêts de travail pour maladie (arrêt du 20 novembre 2014) et accident du travail (arrêt du 6 février 2002) nous semble transposable au placement des salariés en activité partielle.

En effet, dans tous les cas précités, le contrat de travail du salarié est suspendu et aucune disposition particulière ne fait obstacle à l’engagement d’une procédure de licenciement ou à la notification d’une sanction.

Attention, la protection conférée par l’article L.1226-9 du code du travail aux salariés placés en arrêt de travail suite à un accident de travail ou à une maladie professionnelle n’empêche pas l’employeur d’engager une procédure de licenciement pendant cet arrêt. Elle lui interdit « simplement » de licencier s’il ne justifie pas d’une faute grave ou de l’impossibilité de  maintenir ce contrat pour un motif étranger à l'accident ou à la maladie.

Les développements qui vont suivre nous permettront de répondre à deux questions essentielles. L’une traitera de la possibilité d’organiser les entretiens préalables à distance, et l’autre portera sur l’application de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus à la procédure de licenciement.

L’entretien préalable peut-il être organisé à distance ?

Comment mener une procédure de licenciement, et notamment organiser un entretien préalable quand salarié et employeur sont confinés ou que le protocole sanitaire mis en place par l’entreprise ne permet pas une réouverture immédiate des locaux ?

Craignant la prescription, certains employeurs ont fait le choix de lancer la procédure de licenciement pendant le confinement et ont organisé les entretiens préalables à distance, notamment par visioconférence.

Cette pratique appelle deux remarques :

1) D’abord, le code du travail ne prévoit pas expressément la possibilité d’organiser un entretien préalable par visioconférence, l’article R.1232-1 du code du travail semble même exclure cette possibilité en imposant à l’employeur d’indiquer dans la lettre de convocation à l’entretien préalable, le "lieu" de cet entretien.

La Cour de cassation a eu l’occasion d’exclure les entretiens téléphoniques (arrêt du 25 novembre 1991) mais ne s’est à notre connaissance, jamais positionnée sur la visioconférence.

Les juges du fond sont généralement très réticents à l’idée d’organiser l’entretien préalable par visioconférence (CA Poitiers 02 décembre 2015 n° 14/03363 et CA Grenoble 07 janvier 2020 n° 17/02442), ils ne l’acceptent que lorsqu’il existe un accord entre l’employeur et le salarié (CA Rennes 11 mai 2016 n° 14/08483 et CA Grenoble 07 janvier 2020 n° 17/02442) ou lorsque la preuve d’un cas de force majeure est apportée (CAA Bordeaux, 18 décembre 2017 n° 16BX00818).

La tentation pourrait être grande d’invoquer la force majeure en cette période de crise sanitaire pour organiser l’entretien préalable par visioconférence, mais celle-ci a très peu de chances d’être retenue car le caractère irrésistible fera défaut.

En effet malgré les contraintes organisationnelles qui peuvent exister, il est dans l’absolu possible de tenir l’entretien préalable en respectant les gestes barrières (distance d’un mètre, désinfection ou nettoyage du local, gel hydro-alcoolique ou point d’eau à proximité, masque, etc…).

Outre ces exigences jurisprudentielles, la visioconférence nécessite une organisation matérielle qui n’est pas toujours évidente à mettre en place. Que faire si le salarié ne dispose pas du matériel nécessaire à la visioconférence (caméra, micro, etc…) ? D’une connexion internet ? Comment garantir une assistance effective au salarié pendant cet entretien ? Et que faire si l’assistant n’a pas le matériel adéquat pour une visioconférence ? Comment garantir la confidentialité des échanges et l’absence d’enregistrement ? Comment être certain qu’il n’y a pas d’autres personnes dans la pièce de l’employeur, celle du salarié ou celle de l’assistant (voir la motivation de CA Bourges, 15 novembre 2019, n° 18/00201) ?

Autant de questions et d’obstacles qui rendent extrêmement difficile l’organisation d’entretiens préalables par visioconférence.

2) Ensuite, il convient de signaler que le ministère de l’économie avait estimé dans sa FAQ dédiée à l’accompagnement des entreprises pendant cette période de COVID-19 que "l’entretien préalable peut, compte tenu, des circonstances de force majeure, se conduire par visio-conférence".

Cette position a semble-t-il été abandonnée puisqu’elle ne figure plus dans la FAQ mise à jour au 11 mai 2020.

Quoi qu’il en soit, il importe de rappeler que le non-respect de la procédure de licenciement expose "seulement" l’employeur au versement d’une indemnité qui ne peut être supérieure à un mois de salaire (article L.1235-2 du code du travail) là où le fait d’engager une procédure disciplinaire après l’expiration du délai de deux mois rend le licenciement qui en découle sans cause réelle et sérieuse (arrêt du 20 novembre 2014).

Il peut donc s’agir d’un risque calculé et maîtrisé.

Les délais applicables à la procédure de licenciement entrent-ils dans les prévisions de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus ?

L’employeur n’est peut-être pas condamné à méconnaître la procédure de licenciement pour éviter la prescription. La solution pourrait résider dans l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020.

Pour tenir compte de l’impact que peut avoir la pandémie du Covid-19 sur certains délais, le législateur a créé une période juridiquement protégée qui s’étend, depuis la modification opérée par l’ordonnance n° 2020-560 du 13 mai 2020, du 12 mars 2020 au 23 juin de la même année.

Ainsi, l’article 2 de l’ordonnance du 25 mars 2020 précitée dispose que "tout acte, recours, action en justice, formalité, inscription, déclaration, notification ou publication prescrit par la loi ou le règlement à peine de nullité, sanction, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, irrecevabilité, péremption, désistement d'office, application d'un régime particulier, non avenu ou déchéance d'un droit quelconque et qui aurait dû être accompli pendant la période mentionnée à l'article 1er (12 mars au 23 juin) sera réputé avoir été fait à temps s'il a été effectué dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de cette période, le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois".

La rédaction de cet article et la portée générale de l’ordonnance n’excluent nullement son application à la procédure de licenciement.

En outre, il est important de relever que le législateur a exclu expressément certains domaines du champ d’application de l’ordonnance précitée (article 1) et que la matière disciplinaire en droit du travail ne figure pas au nombre de ces exclusions.

Cette position est également celle du ministère de la justice qui estime sur son site internet dans une FAQ dédiée à l’aménagement des délais échus pendant la période d’urgence, que la prorogation des délais échus s’applique à la matière disciplinaire.

Le ministère du travail précise quant à lui (dans une note interne consultée par le site actuEL-RH) que les délais de deux mois pour l’engagement de poursuites disciplinaires et d’un mois pour la notification d’une sanction entrent dans le champ d’application de l’article 2 de l’ordonnance du 25 mars 2020 précitée.

Le délai de deux mois laissé à l’employeur pour sanctionner un fait fautif semble donc entrer dans les prévisions de l’article 2 de l’ordonnance du 25 mars 2020 précitée car la convocation à l’entretien préalable est bien une formalité / acte prescrit par la loi à peine de prescription.

Le raisonnement est plus incertain s’agissant du délai d’un mois laissé à l’employeur pour licencier un salarié pour motif disciplinaire. Si la jurisprudence considère que le non-respect de ce délai rend le licenciement sans cause réelle et sérieuse (arrêt du 7 juillet 1998 et arrêt du 27 mai 2009), elle ne fait jamais état d’une "prescription". Partant, il est plus délicat d’affirmer que le délai d’un mois laissé à l’employeur pour notifier le licenciement est prévu à peine de prescription.

Il importe par ailleurs de rappeler que seuls les délais qui expirent pendant la période juridiquement protégée (12 mars au 23 juin) sont concernés par cette prorogation. Cela signifie qu’un délai qui a commencé à courir pendant cette période protégée mais a expiré postérieurement à celle-ci ne fait l’objet d’aucune prorogation.

En pratique, cela signifie que tous les délais qui expirent après le 23 juin ne seront pas prorogés et ce même s’ils ont commencé à courir entre le 12 mars et le 23 juin.

S’agissant plus spécifiquement de la procédure de licenciement, les conséquences sont les suivantes. 

Les faits fautifs dont l’employeur a eu connaissance entre le 12 janvier et le 23 avril et qui devraient donc être prescrits entre le 12 mars et le 23 juin (soit pendant la période juridiquement protégée) pourraient faire l’objet d’une convocation à un entretien préalable au plus tard le 24 août.

En effet, l’employeur disposera à compter du 23 juin du délai qui lui était initialement imparti pour engager les poursuites disciplinaires, soit un délai de deux mois.

En revanche, les faits fautifs dont il a eu connaissance avant le 12 janvier ou après le 23 avril ne seraient pas concernés par cette prorogation des délais échus car ils expirent en dehors de la période juridiquement protégée (soit avant le 12 mars, soit après le 23 juin).

S’agissant de la notification des licenciements, l’employeur aurait jusqu’au 24 juillet pour la faire car le délai qui lui est imparti et qui commencerait à courir à compter du 23 juin est d’un mois.

Toutefois et face à l’incertitude juridique (voir ci-après), les employeurs sont encouragés à ne pas attendre cette date et à notifier les licenciements le plus rapidement possible. Les services postaux étant - du moins en théorie - opérationnels.

En dépit de la rédaction générale de l’article 2 de l’ordonnance du 25 mars 2020 précitée, de l’absence d’exclusion à son article 1 et de la position du ministère de la justice, on ne peut s’empêcher de penser que cette prorogation des délais est davantage subie par le législateur - qui n’a pas pleinement anticipé les conséquences de sa rédaction- que voulue par celui-ci ab initio.

Deux éléments militent en faveur d’une telle hypothèse. 

D’abord, parce que nul n’aura oublié les désaccords entre les différentes Direccte quant à l’application ou non de l’article 7 de l’ordonnance précitée relatif à la suspension des délais administratifs aux ruptures conventionnelles.

Le législateur n’avait semble-t-il pas anticipé l’impact qu’aurait la suspension des délais prévue à cet article sur les ruptures conventionnelles, à tel point qu’il a été contraint de réagir à plusieurs reprises pour sécuriser ces procédures (cf articles 2 et 7 de l’ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020 et le décret n° 2020-471 du 24 avril 2020) ;

Ensuite parce que les visas énoncés dans les ordonnances sont généralement un indice sérieux pour cerner la volonté du législateur. Or le code du travail ne figure pas au nombre des visas de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020. Cela laisse penser que l’ordonnance ne visait pas la prorogation des délais échus en droit du travail, contrairement aux délais prévus notamment en procédure civile (le code de procédure civile figurant par ailleurs parmi les visas de cette ordonnance).

Dans ces conditions, un doute est permis sur la volonté initiale du législateur de proroger les délais échus en matière disciplinaire.

Toutefois, force est de constater que la volonté ou l’absence de volonté du législateur ne résiste pas à la lettre du texte. Cela était vrai pour la rupture conventionnelle jusqu’à ce que le législateur intervienne, et cela pourrait être vrai pour la procédure de licenciement en l’absence d’un texte prévoyant explicitement son exclusion.

Quoi qu’il en soit, il apparaît nécessaire de préciser que rien ne s’oppose à ce que les procédures de licenciement soient menées pendant la période juridiquement protégée, soit entre le 12 mars et le 23 juin. En effet, l’article 2 de l’ordonnance du 25 mars 2020 précitée ne créé ni une suspension ni une interruption des délais, il permet simplement comme le précise le rapport fait au Président de la République "de considérer comme n'étant pas tardif l'acte réalisé dans le délai supplémentaire imparti".

Face à l’incertitude qui règne autour de la question et en attendant qu’un texte vienne trancher définitivement le débat, la plus grande prudence s’impose. En l’absence d’un tel texte, les employeurs - désormais rompus au travail d’équilibriste qu’implique l’exercice quotidien du droit social -  devront attendre la position de la jurisprudence pour savoir si celle-ci favorise la lettre de la loi, ou la volonté du législateur.

Karim Benkirane
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