Pourquoi l'IA ne remplacera pas les comptables

Pourquoi l'IA ne remplacera pas les comptables

27.07.2023

Gestion d'entreprise

Dans cette chronique, Pascal Viaud, consultant, auteur et conférencier, (*) livre son point de vue sur la généralisation de la facture électronique qui, selon lui, ne fera pas disparaître les cabinets. A condition de s'en préoccuper dès maintenant.

Entamée il y a une dizaine d’années (5G, big data, internet des objets, etc.), la 4ème révolution industrielle (RI) semble s’être accélérée le 30 novembre 2022 avec la sortie de la nouvelle version de ChatGPT. Depuis, difficile de vivre une journée sans entendre parler d’intelligence artificielle (IA). 

Dans cette mouvance, un thème corrélé secoue avec la même frénésie la profession comptable depuis plusieurs mois : la facture électronique (FE). Si pour beaucoup, cette surinformation est sujette à l’overdose, force est de reconnaître que la question est d’importance et qu’il serait hasardeux de ne pas s’y intéresser, ou de s’en préoccuper mais tardivement. Le risque ne semblerait pas létal pour le cabinet, comme il arrive parfois de le lire, mais le travail supplémentaire et fastidieux induit pourrait se révéler (très) élevé. Alors, IA et FE : menaces ou opportunités ? En fait, tout dépend de la posture adoptée par le cabinet dès la rentrée de septembre 2023. Explication. 

4ème RI : le Thanatos (1) de la comptabilité ? 

Dans son étude de décembre 2020, l’Office Européen des Brevets confirmait une tendance déjà observée par le passé : les mutations technologiques font disparaître les tâches pénibles et répétitives au profit de travaux plus intelligents et créatifs, que seul l’humain peut a priori fournir. Or, la FE et surtout l’IA ambitionnent de succéder à ce dernier, c’est du moins ce qui est parfois insinué. Dès lors, peut-on imaginer que tôt ou tard, ces 2 technologies, adossées à d’autres, remplacent (anéantissent) les comptables ? Le croire serait bien mal connaître la profession et reviendrait à donner bien naïvement de la crédibilité à certaines prédictions fantaisistes qui affirment sans vergogne la disparition de tel ou tel métier à 10 ans, à 20 ans, pourquoi pas à 100 ans… Restons sérieux.

Que des tâches soient automatisables et, de facto, remplacées par des robots, le doute n’est pas permis. Mais le rôle du cabinet se limite-t-il à cela ? Peut-on imaginer qu’il soit remplacé par une caisse automatique comme le sont peu à peu les caissiers dans un supermarché ou comme l’ont déjà été ceux des péages ? La projection apparaît simpliste et fantaisiste. 

Pour y voir plus clair, transposons la problématique au monde médical et posons-nous la question de savoir si nous voulons un robot comme médecin ? 

Gestion d'entreprise

La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...

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L’un et l’autre, plutôt que l’un ou l’autre

En 2021, une collaboration entre des radiologues de divers CHU (Lille, Bordeaux, etc.) et des spécialistes de l’IA de l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (INRIA) a permis de tester des algorithmes d’aide à la décision en radiologie. Les résultats ont été remarquables : par exemple, un programme a été capable d’identifier 95% des mélanomes lorsque 58 dermatologues n’en reconnaissaient que 87% ou, encore, permettait de réduire sensiblement le nombre de "faux positifs". Est-ce la démonstration, contrairement à ce qui a été précédemment sous-entendu, que l’IA est déjà devenue incontournable du fait d’une donnée de qualité supérieure à celle fournie par des experts ? Pas tout à fait. 

Imaginez la situation suivante : votre enfant présente un vilain grain de beauté et votre médecin suppute un mélanome. Convaincu(e) que l’IA est plus précise qu’un radiologue humain, il est possible (probable) que vous préférez un diagnostic établi par la première plutôt que par le second. Pour autant, par qui souhaitez-vous que l’annonce soit faite : une machine ou un humain ?

En fait, cette chronologie pourrait bien préfigurer de notre aspiration à un mix des deux : d’abord un diagnostic réalisé par la machine, plus fiable, puis une discussion avec un docteur, plus humain. Parce qu’à certains moments, nous désirons ce qui rend l’humain unique : un désir évident de compassion, une écoute empathique, une communication assertive, une bienveillance affirmée. L’IA sera-t-elle un jour capable de fournir un tel humanisme ? Il est possible de le croire, mais on n’y est pas encore. C’est le principe des avionneurs : les constructeurs pensent que leur avion offre une sécurité équivalente voire supérieure si elle est pilotée par une machine plutôt que par un humain, mais combien de passagers sont réellement prêts à embarquer dans un avion sans pilote ?...

Revenons-en à la comptabilité.

IA, FE et les moulins à vent

La façon dont les conséquences présumées de l’IA et la FE sur le cabinet sont parfois présentées fait penser aux moulins à vent du célèbre roman de Miguel de Cervantes publié en 1605 : le malheureux et désorienté Don Quichotte part en croisade contre ce qu’il croit être des géants malveillants et dangereux. Dans sa quête de noblesse et d’héroïsme, il perd toute lucidité et voit sa fragile personnalité écartelée entre idéalisme et réalité. 

L’IA et la FE ne sont assurément pas des moulins à vent : elles sont bien réelles et vont impacter la profession, mais dans des proportions encore inconnues. Il est donc simpliste de les présenter comme des géants aux destinées mortifères pour le cabinet : qui peut aujourd’hui sérieusement évaluer l’amplitude précise et le timing de cet impact ?

Pour autant, leur survenance ne faisant guère de doute, le bon sens et le réalisme invitent donc à les considérer comme des événements certains, aux conséquences incertaines. Par contre, la prudence incite à s’en préoccuper rapidement. De là une première recommandation, en 4 mots : “pas compliqué mais maintenant”. En d’autres termes, le passage à la FE n’est pas complexe sur le plan technique mais les cabinets seraient bien inspirés de s’y intéresser dès la rentrée de septembre (2), sans pour autant paniquer et noircir l’avenir du cabinet. Les pays qui l’ont initiée bien avant la France, comme le Mexique dès 2004 (!), rappellent que la FE a soulevé des problématiques essentiellement organisationnelles mais qu’elle n’a pas fait disparaître les cabinets, bien au contraire. 

"Pas compliqué, mais maintenant"

Cela a été souligné, l’enjeu de la FE n’est pas complexe sur le plan technique. Les cabinets qui disposent déjà d’un référent interne en charge du projet n’ont pas eu besoin de recruter un DSI issu de la meilleure école d’ingénieurs informatiques. Ce serait même une erreur de procéder ainsi : la préparation de la FE est au contraire une démarche holistique, qui challenge directement la gouvernance du cabinet, au moins à 4 niveaux.

Défi #1 : TECHNIQUE

Le schéma suivant paraphrase la problématique FE :

Le risque technique ou plutôt organisationnel peut se résumer à quelques mots : si le cabinet ne guide pas ses clients vers la plateforme (PDP) ou l’opérateur (OD) de son choix, la clientèle va se disperser parmi plusieurs dizaines de prestataires. Il est dès lors facile d’imaginer le surcroît de travail pour le cabinet. De là l’importance à rester l’interlocuteur privilégié du client, sans tarder, parce que nombre de prestataires (banques et éditeurs de logiciels notamment) ont déjà démarré leur campagne de sollicitation (séduction) auprès des entreprises. 

Défi #2 : MARKETING

Quel sera l’impact de la FE sur le chiffre d’affaires traditionnel du cabinet, notamment la tenue de comptabilité ? Réel certes, mais à l’amplitude incertaine. 

"Un pessimiste voit la difficulté dans chaque opportunité, un optimiste voit l'opportunité dans chaque difficulté" disait Winston Churchill : la FE n'est-elle pas l’occasion de tester la véracité de cette belle citation ? Si tassement voire diminution des honoraires traditionnels il doit y avoir, par quels revenus les compenser ? La FE est peut-être l’opportunité pour le cabinet de structurer enfin une démarche marketing (vieux serpent de mer dans la profession) et d’enrichir son offre de missions. Les idées ne manquent pas : prestations FE (formation, diagnostic, choix), données de gestion, comptabilité analytique, mobilisation du poste client, full service, etc. 

Défi #3 : RH

Bien sûr, une démarche marketing ne se met pas en place en claquant des doigts, cela se saurait. Et l’on touche là une problématique majeure des cabinets : une indisponibilité chronique qui rend, non pas la vente de prestations compliquée, mais leur production. 

Que peut-on attendre de la FE à ce niveau ? Probablement des gains de temps, mais difficiles à mesurer. La nature ayant horreur du vide, on peut simplement espérer que les cabinets n’utilisent pas ces gains à des tâches à faible valeur ajoutée et non valorisées (facturées). Cela induirait sinon un dangereux risque concurrentiel et, à terme, de rentabilité. 

Avec la FE, le profil ou les compétences des collaborateurs vont vraisemblablement évoluer : moins de "tenue de comptabilité" et plus de "conseil". Nombre de cabinets n’ont pas attendu la FE pour basculer, mais cette dernière pourrait précipiter le mouvement. 

Concernant le mot "conseil", arrêtons de tout compliquer et revenons à la métaphore du médecin : le cabinet fidélisera d’autant mieux sa clientèle qu’il disposera de collaborateurs capables d’optimiser la relation client, c’est-à-dire la relation humaine, attentifs aux besoins des dirigeants, soucieux de la qualité des recommandations émises et du service rendu. La majorité des collaborateurs ont ces qualités dans leur ADN, ils sont à même de les mobiliser, à la condition évidemment d’être guidés : c’est le rôle de la gouvernance et des managers du cabinet. 

Défi #4 : LE CHANGEMENT

Si sa recette n’est pas changée, le gâteau sorti du four restera le même. Le challenge que pose donc la FE à la gouvernance du cabinet est sa capacité à conduire le changement au sein de la structure … à commencer par son propre changement. Là est le vrai défi. 

L’expert-comptable, empêtré dans un quotidien d’urgences, sursollicité, où l’exigence d’immédiateté, loin d’être l’exception est au contraire devenue la norme, peu ou pas aidé par une administration qui vante la simplicité mais démontre le contraire au jour le jour (ah, ce fameux guichet unique…), peut trouver kafkaïen de mener les évolutions stratégiques et organisationnelles induites par des mutations du style de la FE.

Ce n’est pas en quelques lignes ici que le changement, à commencer par le sien, peut être traité sérieusement. Ce qui n’empêche pas d’émettre une recommandation de fond : se ressourcer lors des prochaines semaines afin d’entamer la rentrée de septembre pleinement frais et lucide et de traiter avec lucidité et efficience l’échéance FE. Et, pourquoi pas, commencer à mûrir dès maintenant quelques réflexions. Lesquelles ? Parce qu’une image vaut parfois mieux qu’un long discours, voici un schéma auquel se joignent mes vœux sincères de belles et bonnes vacances.

 

(1) Dans la mythologie grecque, Thanatos est la personnification de la Mort.

(2) Avant, quelle meilleure décision que de pleinement profiter des congés, de se ressourcer et de recharger les batteries ? La FE saura attendre, donnez la priorité aux priorités, votre bien-vivre en est une.

(*) Les propos tenus dans la rubrique "Vos chroniques" sont rédigés sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas la rédaction.

Pascal Viaud
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