Présomption de justification objective des différences de traitement conventionnelles : stop et encore

Présomption de justification objective des différences de traitement conventionnelles : stop et encore

16.04.2019

Convention collective

Delphine Tharaud, maître de conférences en droit privé à l'université de Limoges, analyse la portée de l'arrêt du 3 avril 2019 dans lequel la Cour de cassation a estimé que la présomption de justification des avantages conventionnels ne pouvait être générale.

Principe d’égalité, égalité de traitement, traitement différent, non-discrimination sont autant de termes qui répondent à un objectif unique : la progression de l’égalité dans les faits. Cependant, la multiplicité de ces expressions trahit des difficultés techniques desquelles peuvent découler un certain embarras lorsqu’il s’agit de les manipuler. L’arrêt du 3 avril 2019 (1), malgré sa rédaction en la "forme développée", et peut-être à cause de celle-ci, illustre parfaitement ces embûches.

Convention collective

Négociée par les organisations syndicales et les organisations patronales, une convention collective de travail (cct) contient des règles particulières de droit du travail (période d’essai, salaires minima, conditions de travail, modalités de rupture du contrat de travail, prévoyance, etc.). Elle peut être applicable à tout un secteur activité ou être négociée au sein d’une entreprise ou d’un établissement.

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A l’origine de cette décision se trouve une salariée qui a été affectée à un poste de coordinatrice gestion achats sur le site de Saint-Lô au sein de la caisse régionale du crédit agricole à partir du 27 août 2012. Ce site ainsi que celui d’Alençon furent regroupés à Caen en 2014. Est alors apparue une différence de traitement entre les salariés de l’ancien site de Saint-Lô : ceux affectés avant le 1er juin 2011 bénéficièrent de mesures d’accompagnement des mobilités géographiques et fonctionnelles en raison d’un accord signé le 5 juillet 2013, tandis que ceux ayant moins d’ancienneté sur le site, à l’instar de la requérante, s’en trouvèrent privées. Pour celle-ci, il s’agissait alors de faire reconnaître une rupture de l’égalité de traitement. Cependant, sa demande pouvait buter sur la jurisprudence développée par la Cour de cassation depuis trois arrêts du 27 janvier 2015 (2) qui était venue introduire une présomption de justification de quelques différences créées par voie de convention ou d’accord collectif. Malgré tout, elle obtenait gain de cause devant la cour d’appel au motif que la différence de traitement n’était due qu’à une date de présence sur le site et était ainsi "étrangère à toute considération professionnelle". Les juges du fond ont expliqué à cette occasion que la différence faite selon la date d’arrivée sur le site ne pouvait bénéficier du régime de présomption introduit en 2015. Le pourvoi formé par l’employeur sur le fondement d’une extension de la présomption à toutes les différences créées par voie conventionnelle est l’occasion pour la Cour de cassation de revenir sur le système de présomption et particulièrement sur ses contours. Le développement du domaine de la présomption est ainsi stoppé net par la Haute juridiction qui indique que la mise en place d’un principe général de présomption de justification serait contraire au droit de l’Union européenne. Elle maintient donc sa jurisprudence antérieure dans des situations précises qui sont fort à propos listées dans la note explicative :

  • entre catégories professionnelles (3) ;
  • entre salariés exerçant, au sein d’une même catégorie professionnelle, des fonctions distinctes (4) ;
  • entre salariés appartenant à la même entreprise mais à des établissements distincts, opérées par voie d’accord d’établissement (5) ;
  • entre salariés appartenant à la même entreprise mais à des établissements distincts, par accord d’entreprise (6) ;
  • entre salariés appartenant à la même entreprise de nettoyage mais affectés à des sites ou des établissements distincts (7).

En dehors de ces hypothèses, la présomption ne saurait s’appliquer. En l’espèce, la différence de traitement, trouvant son origine dans la date de présence de la salariée sur le site, ne peut être considérée comme justifiée et ne peut bénéficier de la présomption. Le pourvoi de l’employeur est par conséquent rejeté.

Pour comprendre la position de la Cour de cassation, il faut en revenir à la définition de l’égalité. Dès lors que celle-ci est dépouillée de ses oripeaux de formalité selon lesquels la loi doit être identique pour tous quelle que soit la situation réelle de chacun, elle trouve une forme matérielle qui, par l’intermédiaire de l’égalité de traitement, distingue deux hypothèses. La première, la plus classique, suppose que des situations identiques (8) soient traitées de manière identique. Seule une différence de traitement justifiée objectivement peut constituer une rupture acceptable de cette égalité. La seconde est celle qui veut que les situations différentes puissent être traitées de manière différente.

Introduire une présomption de justification de la différence de traitement signifie implicitement que l’on se place sous l’égide de la première règle, à savoir que les situations semblables doivent obéir à un traitement identique. Est ainsi facilitée l’admission d’une dérogation à l’égalité de traitement, mais aussi à l’égalité dans les faits puisqu’une inégalité peut être justifiée. Cela peut être contesté en soi, mais surtout ce glissement peut provoquer une contradiction avec le droit de la non-discrimination. En effet, la discrimination est définie comme la situation dans laquelle "une personne est traitée de manière moins favorable qu'une autre ne l'est, ne l'a été ou ne l'aura été dans une situation comparable (9)". Il s’agit bien d’appliquer la première règle de l’égalité de traitement puisque la discrimination provient du fait de traiter de manière différente une personne alors qu’elle se trouve dans une situation comparable à une autre. Or, le droit de l’Union a mis en place un allégement de la charge de la preuve qui veut que le salarié prouve la différence de traitement, l’employeur devant alors se justifier par l’apport d’éléments objectifs dénués de tout caractère discriminatoire. Dans ce cadre, la présomption de justification de la différence de traitement entre de plein fouet en contradiction avec ces règles de preuve.

Pour autant, la Cour de cassation ne met pas fin à sa jurisprudence qui pourra perdurer dès lors que le droit de l’Union n’est pas concerné. Cette affirmation en demie teinte fait ressortir des approximations en termes de technique égalitaire (I) apparaissant au grand jour par une référence au droit de l’Union contre-productive (II).

Une technique égalitaire imprécise

Il est assez significatif que la Cour de cassation dans cet arrêt du 3 avril ne prenne pas la peine de dégager dans quel cas de figure de l’égalité de traitement le litige se loge. En effet, elle débute son argumentation par un rappel de l’évolution de sa jurisprudence sur le traitement différent des situations semblables. Dès lors, elle ne procède à aucun moment une comparaison des situations, ce qu’avait fait la cour d’appel pour parvenir à une comparabilité des situations au regard de l’objectif poursuivi par l’accord. Il est vrai que le pourvoi se concentrait uniquement sur l’étendue de la présomption. Quoi qu’il en soit, cette imprécision technique écarte la possibilité que la situation concerne des situations différentes alors même que la Cour reconnaît plus tard que le principe général de l’égalité de traitement en droit de l’Union "exige que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale" (10). En utilisant la deuxième expression du principe de l’égalité de traitement, il lui aurait été possible d’analyser si la différence de traitement provenait de la différence de situations. Cette dernière se lit assez clairement dans les cas où la Cour fait perdurer la présomption : les différences effectuées entre différentes catégories professionnelles, entre salariés appartenant à la même catégorie professionnelle mais exerçant des fonctions différentes, entre salariés appartenant à différents établissements de la même entreprise ou affectés à différents sites ou établissements (11). Alors la présomption pourrait plus facilement s’expliquer et se justifier : il existerait une présomption de situations différentes qui conduirait à l’application de règles différentes. Il ne s’agirait plus d’une dérogation à l’égalité de traitement, mais d’une application de celle-ci. Il appartiendrait alors aux plaignants de démontrer que les situations sont dans le cas d’espèce semblables au regard de l’objectif de l’avantage conventionnel créé. Si le salarié apportait cette preuve, les situations seraient alors semblables et imposerait un traitement identique. Le régime d’allégement de la charge de la preuve connu en matière de discrimination pourrait alors s’appliquer sans difficulté.

Une référence au droit de l’Union contre-productive

Après avoir rappelé l’existence d’un principe général d’égalité de traitement du droit de l’Union avec les articles 20 "Egalité en droit" (12) et 21 "Non-discrimination" (13) de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, la Cour de cassation exclut la présomption de justification "les domaines où est mis en œuvre le droit de l’Union" conformément à la clause générale d’application de la même charte (14). Cette intrusion conduit inévitablement à s’interroger sur ce champ d’application à propos duquel la Cour ne donne aucune explication. A l’instar d'actuEL-RH (15), le plus évident au regard de la liste dressée en note, des rappels faits dans l’arrêt et de la solution propre à l’espèce, est de considérer que c’est la nature de la distinction qui guide l’applicabilité. La distinction présentée dans un texte du droit de l’Union (distinction entre CDD et CDI, entre travailleurs à temps partiel et à temps plein, par exemple) exclut la présomption, tandis que la source nationale de la distinction permet son admission. Il n’est pas certain qu’il s’agisse ici de la solution la plus simple à appréhender pour les partenaires sociaux et les salariés.

De plus, il apparaît clairement que la référence au droit de l’Union est faite afin de parvenir au rappel des règles de preuve en matière de discrimination qui constituent l’acmé de l’argumentation en défaveur de la présomption. Celle-ci, "se trouverait privée d’effet dans la mesure où les règles de preuve propres au droit de l’Union viendraient à s’appliquer" puisque selon ces dernières c’est à l’employeur et non au salarié d’apporter la preuve de la justification objective. La logique pourrait être imparable à partir du moment où cette règle probatoire ne serait propre qu’au domaine d’action du droit de l’Union. Or, le droit du travail français l’applique de manière générale par l’intermédiaire de l’article L.1134-1 du code du travail. Point n’est donc besoin d’aller se réfugier derrière le droit de la non-discrimination européen pour trouver cette contradiction. Si l’argument principal se trouve dans l’impossibilité de combiner la présomption avec l’aménagement de la charge de la preuve, l’arrêt ne peut alors restreindre l’absence de présomption aux domaines d’application du droit de l’Union. Il lui faudrait revenir à la jurisprudence "Pain" selon laquelle les différences créées par convention ou accord collectif "entre les salariés placés dans une situation identique au regard de l’avantage considéré doivent reposer sur des raisons objectives dont le juge doit contrôler la réalité et la pertinence" (16).

On comprend mal la position de la Cour de cassation qui, coincée entre deux rives, refuse de choisir laquelle pourra constituer son salut. L’idée de présomption de justification objective, même restreinte, se marie mal avec l’égalité de traitement et même avec l’égalité formelle à laquelle est pourtant attachée la France puisque cette jurisprudence facilite la différence de traitement. Sa coordination est également délicate avec la non-discrimination qui, avec l’allègement de la charge de la preuve, essaie de débusquer le plus aisément possible les différences de traitement. L’appui du droit de l’Union semble constituer une béquille qui permet, en limitant la solution d’absence de présomption au champ d’application de ce dernier, de ne pas revenir sur la jurisprudence de 2015. Celle-ci, comme le rappelle la Cour dans sa note explicative, est fondée sur le fait que la règle est négociée par "des organisations syndicales représentatives, investies de la défense des droits et intérêts des salariés et à l’habilitation desquelles ces derniers participent directement au vote". Pour cette raison, elle doit être présumée justifiée. Cette marque de confiance générale (17), aussi louable et compréhensible soit-elle (18), fait encore moins comprendre la différence de traitement apparaissant à la lumière de l’arrêt du 3 avril entre les avantages bénéficiant de la présomption et les autres. Certes, la Cour évoque le champ d’application du droit de l’Union et les règles de preuve en matière de discrimination, mais elle aurait pu trouver les mêmes règles dans le droit français. Cependant, on le comprend, cela l’obligeait à revenir sur sa jurisprudence de 2015.
 

(1) Arrêt du 3 avril 2019 n°17-11.970 ;

(2) Arrêts du 27 janvier 2015, n°13-14.773, 13-14.908, 13-22.179 et 13-25.437 ;

(3) Arrêts du 27 janvier 2015, précités ;

(4) Arrêt du 8 juin 2016, n° 15-11.324 ;

(5) Arrêt du 3 novembre 2016, n° 15-18.444 ;

(6) Arrêt du 4 octobre 2017, n° 16-17.517 ;

(7) Arrêt du 30 mai 2018, n° 17-12.925 ;

(8) Si ce terme est utilisé dans l’arrêt commenté, il peut être possible de rencontrer une forme de souplesse par l’application de la règle de traitement identique à des situations seulement semblables, analogues, comparables ou encore similaires ;

(9) Article 1er loi n°2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations ;

(10) Point 16 de l’arrêt ;

(11) La Cour n’a par ailleurs pas de difficulté à identifier des situations différentes. Pour prendre un exemple récent, elle a pu le faire à propos du transfert de contrat de travail en marquant une différence entre celui effectué par l’effet de la loi et celui né d’un accord collectif : Arrêt QPC du 20 mars 2019, n°18-40048 ;

(12) Pour l’anecdote, la Cour retranscrit le nom de l’arrêt Nikoloudi en Nikouloudi ;

(13) "Toutes les personnes sont égales en droit" ;

(14) "Est interdite, toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle" ;

(15) Article 51 CFDUE ;

(16) F. Mehrez, “Avantages conventionnels : la présomption de justification des différences de traitement ne peut être générale, actuEL-RH, 4 avril 2019 ;

(17) Arrêt du 1 juillet 2009, n°07-42.675 ;

(18) Sur laquelle se fondait d’ailleurs le pourvoi ;

(19) Cependant, il faut noter que le circuit démocratique dans l’élaboration d’une règle n’empêche pas les inégalités ou les discriminations, le Conseil constitutionnel ou la Cour Européenne des Droits de l’Homme peuvent en témoigner ;

(20) Arrêt du 13 décembre 2017, n°16-12397 ;

(21) M. Peyronnet, "Egalité de traitement et accord collectif : la présomption de justification a ses limites", D. act., 11 avril 2019.

Delphine Tharaud
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