Procès France Télécom : quelles conséquences RH après la décision du tribunal ?

Procès France Télécom : quelles conséquences RH après la décision du tribunal ?

09.01.2020

Gestion du personnel

Déborah David, avocate ; Marie-José Kotlicki, secrétaire générale de l’Ugict-CGT, Xavier Alas Luquetas, spécialiste des risques psychosociaux, et Marie-Anne Dujarier, sociologue, analysent la décision du tribunal correctionnel de Paris du 20 décembre qui a condamné l'entreprise France Télécom et ses ex-dirigeants pour harcèlement moral institutionnel.

En condamnant France Télécom et ses ex-dirigeants pour "harcèlement moral institutionnel", le tribunal correctionnel de Paris a pris, le 20 décembre, une décision inédite qui trace de nouvelles lignes entre management et droit du travail. Le jugement retient l’idée qu’une stratégie d’entreprise, et non plus des comportements individuels, puisse constituer une infraction pénale, en créant un "climat anxiogène ", "ayant eu pour objet une dégradation des conditions de travail en forçant les agents au départ ou à la mobilité au-delà d'un usage normal du pouvoir de direction". Quatre experts, Deborah David, avocate associée au sein du cabinet De Gaulle Fleurance & Associés; Marie-José Kotlicki, secrétaire générale de l’Ugict-CGT, Xavier Alas Luquetas, associé fondateur d’Eleas, un cabinet conseil spécialisé dans la prévention des risques psychosociaux, et Marie-Anne Dujarier, sociologue, reviennent sur cette décision qui fera date sur le plan juridique et analysent les conséquences pratiques pour les services RH.

 

 Déborah David, avocate associée au sein du cabinet De Gaulle Fleurance & Associés

"Les faits rapportés sont sans commune mesure avec les pratiques managériales d'aujourd'hui"

"La nouveauté de cette décision est de reconnaître le harcèlement moral institutionnel comme un délit pénal. Il s’agit d’une situation hors normes qui a eu lieu dans le cadre d’une privatisation. Il est difficilement comparable à ce qui peut se passer aujourd’hui dans les entreprises. Les faits remontent à près de 15 ans.  Depuis, les entreprises ont pris conscience de leurs responsabilités en termes de prévention des RPS. Le législateur a, d’ailleurs, imposé de nouvelles obligations de négociation pour placer la qualité de vie au travail, le bien-être, la prévention des risques psycho-sociaux au coeur de la stratégie de l’entreprise. C’est un changement de paradigme important. Aussi cette décision ne devrait pas provoquer d’électrochoc.

On est entré dans une ère nouvelle. Quand une entreprise met en place un projet de transformation, elle réunit autour de la table les partenaires sociaux pour partager le diagnostic et aboutir à des accords. De nouveaux outils existent, à l’instar de la GPEC, des RCC ou des accords de performance collective, pour réussir ces transformations, sans passer par des PSE ou un volontariat à marche forcée. Ces méthodes archaïques n'ont plus lieu d'être. On aborde ces questions de façon moins disruptive pour les salariés, sous l’angle du dialogue social.

Certains rétorqueront que la disparition des CHSCT et des délégués du personnel sont problématiques pour prendre en compte ces questions de santé au travail. Or, dans le cas de France Télécom, ces instances n’ont pas joué un rôle prépondérant. Bien au contraire, tout l'intérêt de la mise en place du CSE est d’envisager les questions stratégiques dans leur ensemble, en prenant en compte aussi bien leur composante sociale que leur composante économique, au sein d’une même consultation. Les faits rapportés dans le cadre de ce procès sont sans commune mesure avec les pratiques managériales d’aujourd’hui".

 

Gestion du personnel

La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :

- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.

La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :

- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.

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Marie-José Kotlicki, secrétaire générale de l’Ugict-CGT

"Il faut octroyer aux DRH un budget dédié à la QVT pour constituer une véritable politique de prévention"

"C’est une première. Nous espérons que cette condamnation fera jurisprudence. Sur la décision elle-même, nous estimons que la condamnation est justifiée. On ne peut pas être PDG et de pas être responsable au plan social. On ne peut pas être DRH et maintenir un management totalement déshumanisé. Au-delà, ce qui est le plus important, c’est la condamnation de certaines méthodes managériales, devenues la norme dans de nombreuses entreprises. Il faut en finir avec le "Wall Street management", qui a recours, à travers le lean, l’agilité, à l’évaluation individualisée des résultats, l’injonction à la mobilité, la nécessite de "l’excellence", la gestion des talents…

Il faut désormais se servir de cette décision pour transformer les modes de management et revenir à une véritable politique de prévention des risques psychosociaux. Toutes les entreprises sont actuellement en phase de numérisation et font face à des risques élevés, avec la multiplication des outils digitaux. Aussi est-il nécessaire de lancer une négociation sur un droit effectif à la déconnexion qui remettrait à plat les modes d’organisation, la charge de travail, la gestion de l’emploi et l’encadrement des mails.

Il est toutefois inutile de vilipender les RH en place. Mieux vaut les former aux RPS et limiter leur responsabilité pénale. Surtout, il faut leur octroyer un budget dédié à la QVT pour constituer une véritable politique de prévention. Par ailleurs, nous sommes favorables à la reconnaissance du stress au travail comme maladie professionnelle. Enfin, nous souhaitons ouvrir la porte à de nouveaux droits, en lien avec la négociation sur l’encadrement, un droit d’alerte, de refus et d’alternatives pour permettre à la fonction RH de faire primer leur éthique professionnelle. Il doit y avoir d’autres alternatives que de se soumettre ou de se démettre".

 

Xavier Alas Luquetas, associé fondateur d’Eleas, cabinet conseil spécialisé dans la prévention des risques psychosociaux

"Repenser les relations de pouvoirs en entreprise grâce à la régulation et l’éthique"

"Cette décision qui reconnaît, pour la première fois, la notion de harcèlement moral institutionnel, était attendue. Elle démontre qu’une stratégie managériale mise en place dans un contexte de réorganisation peut être toxique et grave de conséquence à grande échelle. Dans cette affaire, la logique de déstabilisation des personnes a été poussée à son paroxysme. De fait, la régularisation n’a pas fonctionné : les alertes des organisations syndicales, des médecins du travail, du CHSCT n’ont pas été entendues. Elles étaient inaudibles dans un contexte où les enjeux de la restructuration étaient considérés et présentés comme cruciaux et prioritaires sur tout le reste. De même, les différents niveaux de management ou RH ont été dans l’incapacité de dire non ou stop. L’affaire nous rappelle que l’entreprise n’est pas un lieu de démocratie à proprement parlé et qu’il est parfois difficile de dire non sans s’opposer, par peur de s’exposer. Mais qu’est-ce qu’un système ou l’on ne peut pas dire non et où les contre-pouvoirs peuvent être réduits au silence ? Qu’est ce qu’une organisation ou règne l’implicite, les non-dits, et qui demande de régler un problème sans se préoccuper des moyens mis en œuvre et de ses conséquences ? On serait tenté de répondre qu’on est face à une structure de type totalitaire.

D’où l’importance d’appliquer l’éthique aux relations de travail. C’est probablement sur ce point que le procès va marquer les esprits. Cela signifie qu’il faut repenser les rapports entre dirigeants et salariés, entre managers et managés. Tout l’enjeu est de trouver un équilibre entre la manière d’exiger des choses, de mettre en œuvre des changements tout en restant dans le respect des personnes, de leur histoire et de leur vécu. Ici, on a agi sciemment non pas pour aider les personnes à changer ou à s’adapter mais pour les faire partir. 

Dans ce contexte, les professionnels RH ont un rôle stratégique à jouer. Il faut leur donner plus de moyens et légitimer davantage leur fonction au sein des comités de direction. On ne peut pas avoir un directeur financier qui a systématiquement le dernier mot. L’enjeu humain doit primer. Il en va également de la performance à long terme des entreprises."

 

Marie-Anne Dujarier, sociologue, auteure de l’ouvrage "Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail », mai 2015

"Les réorganisations et les réorientations stratégiques sont devenues si fréquentes qu’elles peinent à faire sens"

"La décision du tribunal correctionnel résulte d’un long et scrupuleux travail judiciaire qu’il convient de saluer. Il fait dire par la justice ce qui manifestement ne va pas de soi dans les pratiques managériales, au point où il est besoin d’un juge pour le dire : il existe des limites à la quête de profit. Puisque lui n’en connaît pas, il faut lui en mettre. Cette décision pose donc une nouvelle norme : elle dit que notre société n’accepte pas, qu’au nom de la soit disant « réalité économique », nous maltraitions la vie réelle au point de la rendre littéralement invivable.  

Cette décision fait évidemment jurisprudence à un moment où l’idéal est devenu une norme exigible : où il faut gaver les actionnaires tout en satisfaisant infiniment les clients que l’on dresse pourtant à être éternellement frustrés, au même moment où l’on promet aux salariés précarisés et pressurés pas moins que le bonheur au travail. Ces paradoxes utiles pour la profitabilité ont un coût : puisque ce joli idéal n’est pas réalisable, il faut qu’à un moment, quelqu’un paye l’écart avec le réel. Et ce sont rarement les actionnaires.

Il y a déjà eu un avant et un après suicides chez France Telecom. Les employeurs ont craint d’être l’objet de scandales médiatiques et ont mis en œuvre des mesures de prévention du suicide, ou plus sûrement, de prévention de leur imputabilité à la situation de travail.  Je ne suis pas devin pour ce qui concerne la manière dont les employeurs, consultants, syndicats, politiques et juristes vont s’emparer de cette décision. Elle contrevient tant à l’impatience du capital et à sa gourmandise, qu’il est difficile de prédire comment va se jouer la tension entre « réalistes » et « réel » à partir de ce jugement.

Les réorganisations et les réorientations stratégiques sont devenues si fréquentes dans les organisations qu’elles peinent à faire sens et à être crédibles aux yeux des travailleurs (à part ceux dont c’est la profession de les vendre, de les « lancer » et de les « accompagner »).  Alors que nous regardons l’avenir avec anxiété, du fait de l’effondrement des espèces vivantes et des effets du changement climatique, cette agitation managériale semble bien dérisoire. L’innovation, aujourd’hui, ce serait de stabiliser les organisations, les collectifs, la qualité et les manières de faire afin de répondre aux enjeux du XXIe siècle".

Anne Bariet
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