Projet de loi d'orientation et de programmation de la justice : la création d'un tribunal des activités économiques
12.06.2023
Gestion d'entreprise

Dans le projet de loi Justice, dont le vote solennel doit avoir lieu aujourd'hui, le législateur envisage la création d'un tribunal des activités économiques. Celui-ci aurait une compétence étendue pour les procédures amiables et collectives de tous les acteurs économiques, quel que soit leur statut. Dans cette chronique, Jean-Luc Vallens analyse cette mesure intéressant particulièrement les directions juridiques.
Dans le prolongement du rapport Sauvé sur la justice rendu le 8 juillet 2022, le gouvernement a diffusé le 3 mai dernier un projet de loi d'orientation et de programmation de la justice qui a pour ambition d'adapter les juridictions commerciales aux cadres de l’économie contemporaine. Le projet contient des orientations fortes qui, si elles sont adoptées, modifieraient la compétence des tribunaux de commerce. En l’état, il s’agirait de créer à titre expérimental des tribunaux des activités économiques (TAE).
Prévoir un caractère expérimental et limité de la réforme est une démarche pragmatique. Tout d’abord, le tribunal de commerce devrait être renommé tribunal des activités économiques (PL Sénat, art. 6, I)
Il s'agit d'une réforme expérimentale. La nouvelle juridiction serait mise en place pour une période de quatre ans, suivie avant son terme d'un rapport d'évaluation auquel seront associés les acteurs juridiques et économiques. L’évaluation portera sur la durée des procédures de liquidation judiciaire, le taux de réformation des décisions, la qualité du service rendu au justiciable et l’appréciation des auxiliaires de justice (PL Sénat, art., 6 III)
C'est une réforme limitée. La création du TAE ne concernerait pendant cette période que plusieurs tribunaux : au moins neuf et au plus douze, qui seraient désignés par un arrêté ministériel (PL Sénat, art. 6, III). Il aurait été concevable et cohérent de calquer la carte des TAE sur celle des tribunaux de commerce spécialisés, créés en 2015 au siège des dix-huit principaux tribunaux de commerce pour connaître des difficultés des plus grandes entreprises (C. com., art. L. 721-8, L. n° 2015-990 du 6 août 2015). Le retour d’expérience pourra peut-être orienter le législateur dans cette voie. En l’état du projet, il serait créé ainsi deux types de juridictions commerciales : des grands tribunaux mixtes aux compétences élargies et des tribunaux de taille moyenne. Pour ces derniers, le ministère de la justice envisage d'écarter la présence d'un juge professionnel auprès des juges consulaires qui conserveraient leurs compétences actuelles.
Gestion d'entreprise
La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...
Le tribunal des activités économiques (TAE) ainsi créé serait comme le tribunal de commerce (C. com., art. L. 721-1) soumis au livre I du code de l’organisation judiciaire. Si le TAE reste composé de juges élus exactement comme le tribunal de commerce, sans aucune modification s'agissant d'une expérimentation, ses formations de jugement pourraient comprendre un magistrat du siège en qualité d'assesseur, désigné par le président du tribunal judiciaire.
Le TAE serait doté d'une compétence étendue à toutes les personnes, physiques ou morales relevant du livre VI du code de commerce et confrontées à des difficultés. Par difficultés, il faut entendre celles de nature commerciale ou financière propres à justifier la saisine d’un tribunal dans le cadre du livre VI du code de commerce. Il s'agit là d'un élargissement significatif de sa compétence d'attribution, actuellement limitée aux débiteurs ayant une activité commerciale, industrielle ou artisanale, qui étend le champ d'action de cette juridiction aux sociétés civiles (associations et sociétés civiles immobilières notamment) aux exploitants agricoles et aux professionnels indépendants. Pour cette catégorie, resteraient seulement exclus les avocats, les notaires, les commissaires de justice, les greffiers des tribunaux de commerce, les mandataires et administrateurs judiciaires (C. com., art. L. 722-6-1, al. 2) Ces professions ne pouvant exercer les fonctions de juge consulaire, elles ne seraient pas éligibles à ce dispositif.
L’extension du domaine de compétence n'irait pas non plus jusqu’aux consommateurs en état de surendettement, qui restent dans le périmètre du code de la consommation pour le traitement de leurs difficultés (C. consom., art. L. 711-1 et s.). L’élargissement prévu regrouperait ainsi des acteurs économiques aux profils très différents, au nom d’une simplification et d’un rapprochement de tous les opérateurs indépendants en difficulté en raison de caractéristiques communes : une comptabilité spécifique, un recours significatif au crédit et une dépendance forte vis-à-vis des établissements prêteurs, une exposition forte au risque de défaillance, une dissociation des biens affectés à l’activité professionnelle et de ceux destinés à un usage personnel (indépendamment des différences quant au statut ou à la forme juridique des entreprises), un recours à des sûretés spécifiques, l'existence d'un fonds professionnel (fonds de commerce ou fonds artisanal) et la possibilité de céder une entreprise.
Cela réaliserait, selon l'expression du professeur Lucas un « bloc de compétence », permettant en principe un traitement plus homogène et plus efficace des procédures, à l’instar des tribunaux de commerce belges devenus des tribunaux de l’entreprise.
Le TAE aurait une compétence exclusive en matière de procédures amiables et collectives, quels que soient le statut et l’activité du débiteur. Les dispositions portant sur cette expérimentation ne seraient pas applicables aux procédures en cours au jour de l’entrée en vigueur de la loi, et s’appliqueraient aux procédures introduites après.
Cependant, en vue de l’expérimentation, des dérogations au code de commerce et au code de l’organisation judiciaire sont prévues. Il s’agirait de déroger aux articles L. 611-3, L. 611-4 et L. 611-5 du code de commerce relatifs à la compétence du président du tribunal en matière de procédures amiables (mandat ad hoc et conciliation), aux articles L. 611-2 et L. 611-2-1 du même code relatifs à l’alerte données par le président de la juridiction et à l’article L. 621-2 relatif à la procédure de sauvegarde applicable en redressement judiciaire (C. com., art. L. 631-7) et en liquidation judiciaire (C. com., art. L. 641-1).
De même, sans préjudice des pouvoirs attribués au juge-commissaire, le TAE saisi d’une procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire connaîtrait de toutes les actions ou contestations relatives aux baux commerciaux nées de la procédure et qui présenteraient des liens de connexité suffisants (PL Sénat, art. 6, II).
Le projet de loi prévoit à cette occasion la possibilité d'associer aux juges consulaires des magistrats du siège du tribunal judiciaire dans le ressort duquel le siège de la juridiction commerciale serait situé. Cette modification de la composition des tribunaux est motivée par la volonté de favoriser l'émergence d’une filière de magistrats civils ouverts à l’économie et au monde de l’entreprise. Aucune formation ne remplace l’expérience acquise par le chef d'entreprise dans la gestion et la prévision, l’analyse comptable et financière, la concertation avec les représentants des salariés, la négociation des accords de restructuration, le traitement du passif et la recherche de solutions rapides à l'endettement d'une société.
À cette motivation, s'ajoutent indiscutablement deux autres considérations.
D’une part l’élargissement de la compétence d'attribution vers d’autres débiteurs que les justiciables naturels des tribunaux de commerce justifie une approche différente des difficultés rencontrées. Ainsi, les agriculteurs sont confrontés aux risques du rythme cultural ou saisonnier (ce qui justifie le particularisme du règlement amiable et les spécificités de la cession d’une exploitation agricole) ; les professionnels indépendants du secteur du droit, de la santé ou du conseil sont également tenus par des usages professionnels spécifiques et par des règles déontologiques propres (d’où la présence des ordres comme contrôleurs ; C. com. art L. 621-10, al 4) ; de même, la problématique des associations à but non lucratif, même dotées d'un objet économique, est soumise à d'autres critères et à d'autres priorités, comme le caractère souvent intuitu personae de la direction, les aspects bénévoles et non intéressé de leur gestion ou une dépendance aux subventions publiques….Cette expérimentation permettrait d'allier aux compétences des juges consulaires celles d'un magistrat professionnel.
D’autre part, le droit européen prescrit aux États membres d'assurer une meilleure efficacité des procédures collectives et des procédures de prévention, par une spécialisation poussée des juges. Il est ainsi précisé que « sans préjudice de l'indépendance de la justice et de la diversité de l'organisation des ordres judiciaires dans l'Union, les États membres veillent à ce que : a) les membres des autorités judiciaires et administratives en charge des procédures de restructuration, d'insolvabilité et de remise de dettes reçoivent une formation appropriée et disposent de l'expertise nécessaire eu égard à leurs responsabilités ; et b) les procédures de restructuration, d'insolvabilité et de remise de dettes soient traitées de manière efficace en vue d'un déroulement rapide des procédures ». Cette expérimentation se situe dans cette approche.
S'ajoute enfin une obligation, qui est commune aux juges consulaires et aux magistrats professionnels. C’est celle d’assurer aux parties un procès équitable et impartial. Il apparaît ici que la présence d'un juge professionnel au sein du tribunal des activités économiques apporterait une attention accrue aux exigences de la procédure civile, et limiterait dans une certaine mesure les risques liés à l’existence de relations professionnelles ou personnelles des juges et des parties, renforcerait l'image d'impartialité de ces juridictions, le respect du débat contradictoire et des règles de procédure, et les exigences requises en matière de citation, de délais, de motivation et de rédaction des décisions.
Il est prévu à titre expérimental, encore d’introduire le versement par le demandeur à l’instance devant le TAE d’une contribution financière, à peine d’irrecevabilité que le juge pourrait prononcer d’office (PL Sénat, art. 7). Il s’agit ici d’apporter une source de financement complémentaire au budget de la justice et d'aligner l’accès à la justice commerciale sur les standards européens. Cette contribution financière mise à la charge du demandeur, dérogerait ainsi au principe de la gratuité.
Le barème en serait défini par voie réglementaire en fonction de différents paramètres, comme la nature du litige et les capacités contributives du demandeur, le projet prévoyant en outre une limite de 5 % du montant en litige et un maximum de 100 000 €. Le gouvernement prévoit aussi à juste titre d'en dispenser plusieurs catégories de parties : le bénéficiaire de l’aide juridictionnelle, le demandeur à l'ouverture d'une procédure amiable ou collective ainsi que l’État. Elle s’appliquerait donc aux actions soumises au TAE par les mandataires de justice comme par les parties. De même, la saisine du juge-commissaire pour ce qui relève de sa compétence (revendications, requêtes, contestations, résiliation d’un contrat en cours, autorisation de licenciement...) devrait entrer dans le champ d’application de cette contribution, sauf dérogation. Elle ne devrait pas s’appliquer par contre aux créanciers qui déclarent leurs créances, la déclaration de créance saisissant le mandataire judiciaire et non la juridiction...
Cette innovation rapproche (de manière involontaire) le droit général d’une disposition du droit local en vigueur en Alsace et en Moselle, où les tribunaux continuent d'appliquer des textes anciens (et non abrogés) relatifs aux frais de justice : le demandeur doit ainsi verser une avance suffisante pour couvrir les frais de publication et d'assignation.
Cette contribution concernerait uniquement la saisine d’un TAE et non pas tous les tribunaux de commerce. Enfin, le projet prévoit qu’elle pourrait être restituée en cas d’accord entre les parties dans une démarche de médiation, manifestant par là une forme d’incitation à la conciliation même si son sort aurait pu être réglé au même titre que les frais et dépens (PL Sénat, art. 7).
Le projet de loi n’envisage pas quelles seraient les attributions du juge civil assesseur intégré au sein du TAE. Cette modalité garantirait aux juges consulaires l'assurance de conserver, via un magistrat consulaire élu comme président, l'administration de la juridiction c’est-à-dire l’ordonnance de roulement, l’affectation des magistrats dans une chambre, la juridiction des référés, les décisions sur requête, l’audiencement et la direction de l'audience, ainsi que l’assurance d'une majorité lors du délibéré. Il reviendrait au juge civil la participation aux audiences, aux délibérés et à la rédaction des décisions, mais aussi les fonctions de juge-commissaire pour les débiteurs civils dont il a déjà à connaître au sein du tribunal judiciaire…
En outre, des tâches administratives et judiciaires importantes pourraient échoir naturellement au juge professionnel, dans le souci d'assurer le bon fonctionnement de la juridiction : l’instruction préalable des dossiers (équivalant à la mise en état devant le tribunal judiciaire), les audiences de rapporteur, les enquêtes, la surveillance des experts et le contrôle des administrateurs et mandataires judiciaires et de leur rémunération.
Parmi les attributions incombant au juge civil figureraient également la coordination nécessaire de la juridiction commerciale avec le ministère public (la création d’une chambre spécialisée en matière de sanctions, qui aurait été confiée à un juge professionnel, avait été envisagée à l’origine) et l'instruction des actions en responsabilité et en sanctions, ainsi que le rappel des principes de procédure civile et d’impartialité, chaque fois que le représentant du ministère public sera absent de l’audience...
Cette réforme opérerait un rapprochement avec le régime en vigueur en Alsace et en Moselle ou s'applique depuis plus d'un siècle le principe de l'échevinage (C. org. jud. art. L. 215-1) : une chambre commerciale du tribunal judiciaire assure les fonctions du tribunal de commerce (C. com, art. L. 731-1 et s.) mais sous la présidence d’un magistrat professionnel.
Il resterait enfin à s’assurer des moyens permettant d’affecter des juges civils et d’apaiser les réticences et craintes des juges consulaires. La création de postes de magistrats supplémentaires est heureusement prévue par le ministère de la justice.
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