Reconnaissance de la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise : le texte enfin voté !

Reconnaissance de la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise : le texte enfin voté !

10.10.2023

Gestion d'entreprise

Après le vote hier soir par l’Assemblée Nationale, le Sénat devrait adopter aujourd’hui le projet de loi Justice contenant l’article 19 sur la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise. Tour d’horizon des enjeux par Jean-Yves Trochon et Hugues Boissel Dombreval, anciens directeurs juridiques, avocats et co-responsables du département Compliance, Concurrence et Investigations au sein du cabinet Rödl & Partner.

La confidentialité des consultations des juristes d’entreprise a enfin été consacrée par la loi, après des décennies de débats souvent passionnés. L'article 19 de la loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027, dont le texte de compromis a été adopté par la commission mixte paritaire le 5 octobre dernier, puis approuvé hier par l'Assemblée nationale, devrait en effet être définitivement voté cet après-midi par le Sénat. 

Cette réforme, si elle est prochainement validée par le Conseil Constitutionnel, constitue bien une petite révolution pour les juristes d’entreprise et les entreprises qui les emploient.

Qu’est-ce qu’un juriste d’entreprise ?

La profession de juriste d’entreprise a été officiellement reconnue en France par l’article 58 de la loi du 31 décembre 1971, tel que modifiée par la loi du 31 décembre 1990, portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques. Aux termes de cet article, « les juristes d’entreprise exerçant leurs fonctions en exécution d’un contrat de travail au sein d’une entreprise ou d’un groupe d’entreprises peuvent, dans l’exercice de ces fonctions et au profit exclusif de l’entreprise qui les emploie ou de toute entreprise du groupe auquel elle appartient, donner des consultations juridiques et rédiger des actes sous seing privé relevant de l’activité desdites entreprises ».

Plusieurs textes sont applicables à la profession, en particulier l’article 98, 3e du décret du 27 novembre 1991 et le décret du 3 avril 2012 relatif aux conditions particulières d’accès à la profession d’avocat. Selon l’AFJE, la profession compte à ce jour environ 20 000 juristes d’entreprise.

Les conditions d’exercice de la profession sont encadrées depuis de nombreuses années par un code de déontologie auquel est adjoint un corpus déontologique. Ce code, initié par l’AFJE (qui compte 7000 adhérents) a été depuis lors signé par les autres associations professionnelles de juristes d’entreprise, dont le Cercle Montesquieu (représentant les seuls directeurs juridiques) et l’ANJB (Association nationale des juristes de banque).

Gestion d'entreprise

La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...

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La place des juristes d’entreprise au sein des entreprises

Le métier de juriste d’entreprise a pris une importance croissante dans la vie des entreprises.

Son rôle traditionnel de conseil juridique dans toutes les activités traditionnelles de l’entreprise (contrats, contentieux, droit des sociétés, fusions-acquisitions, etc.) s’est progressivement accru à la suite du « choc de compliance » depuis 2017/2018 : RGPD, loi Sapin II, loi sur le devoir de vigilance, reporting extra-financier, concurrence, sanctions-embargos, etc. Si toutes les entreprises ne sont pas concernées de la même manière par ces réglementations, leur « infusion » dans la chaîne de sous-traitance concerne de plus en plus d’entreprises, y compris les ETI-PME-PMI.

Le rôle du juriste a en outre de plus en plus vocation à s’étendre aux questions de RSE et son rôle devient éminemment stratégique, au cœur de la gouvernance et de la stratégie des entreprises.

Ainsi, de nombreux juristes d’entreprise exercent en outre les fonctions de secrétaire général ou « compliance officer », en fonction des organisations et des modèles d’affaires des entreprises.

De même, on rappellera que la loi Waserman de transposition de la directive « Lanceurs d’alerte », modifiant les articles 6 et suivants de la loi Sapin II, impose la mise en place d’une procédure rigoureuse au sein de l’entreprise afin de garantir le respect des droits des lanceurs d’alerte, des facilitateurs et des personnes mises en cause, et la stricte confidentialité des enquêtes internes subséquentes, au risque de sanctions pénales et civiles. Les juristes d’entreprise étant naturellement appelés à être les garants de ce dispositif, la confidentialité de leurs avis est donc le corollaire logique de cette responsabilité accrue. 

Enfin, on ne fera que rappeler l’importance des enjeux d’extraterritorialité auxquelles sont confrontées les entreprises opérant à l’international, qui a constitué l’un des fondements de la réforme.

Une absolue nécessité pour les entreprises

A la suite du rapport de Jean-Denis Combrexelle, présenté dans le cadre des travaux sur les États généraux de la justice (groupe de travail sur la justice économique et commerciale), le constat a été fait que la voie de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise était la seule à même de permettre de placer la France au même rang que celui des autres grands pays de l’OCDE.  

En effet, il apparait de plus en plus clairement que le risque d’auto-incrimination résultant de la possible saisine des avis émis par les juristes d’entreprise mettait ces derniers, et leurs entreprises, dans une situation intenable, dès lors qu’il est attendu d’eux d’effectuer des analyses de risques circonstanciées dans des environnements règlementaires et internationaux de plus en plus complexes.

Grâce à l’adoption de cette loi, les consultations des juristes d’entreprise seraient désormais protégées par la confidentialité et ne pourraient pas être saisies ou faire l’objet d’une obligation de remise à un tiers, dans le cadre d’un litige en matière civile, commerciale ou administrative, y compris à une autorité administrative française ou étrangère. Elles ne pourraient par ailleurs pas être opposées aux entreprises des groupes qui les emploient.

Le texte adopté établit un  équilibre raisonnable pour préserver l’efficacité des poursuites tout en limitant le risque d’auto-incrimination.

Les conditions pour que le juriste d’entreprise puisse bénéficier de la confidentialité de ses consultations seront strictement encadrées par le nouvel article 58-1 de la loi du 31 décembre 1971 modifiée. Si la loi est validée par le Conseil constitutionnel, elle devra être complétée par un décret en Conseil d’État.

Consultations émises par un juriste d’entreprise

Il devra s’agir de consultations juridiques rédigées par un juriste d’entreprise ou, à sa demande, par un membre de son équipe placé sous son autorité, au profit de son employeur. Aux termes de cet article :

  • « le juriste d’entreprise exerce ses fonctions en exécution d’un contrat de travail au sein d’une entreprise ou d’un groupe d’entreprises (…) et au profit exclusif de l’entreprise qui les emploie ou de toute entreprise du groupe auquel elle appartient (…) ;
  • il (elle) ainsi que le membre placé sous son autorité qui rédige la consultation doivent être titulaires d’un master en droit ou d’un diplôme équivalent français ou étranger ;
  • ils doivent « obligatoirement justifier de formations initiales et continues en déontologie ».

La mission du juriste d’entreprise, définie dans le code de déontologie et le corpus déontologique de la profession, doit constituer sa mission principale. Selon le code de déontologie, cette mission ne peut donc être un simple accessoire d’une autre fonction de l’entreprise. En revanche, le fait pour le juriste d’entreprise d’être investi, en sus de sa mission de juriste, de missions accessoires ne fait pas obstacle à la qualité de juriste d’entreprise. Tel peut être le cas d’un secrétaire général, d’un directeur des risques ou d’un « contract manager » exerçant à titre principal une mission juridique.

Le décret devra définir les diplômes équivalents au master en droit.

La formation en déontologie des juristes d’entreprise est déjà disponible depuis de nombreuses années mais a été considérablement enrichie récemment par une formation de l’AFJE basée sur le code de déontologie de la profession reconnu par l’ECLA (European Counsel Lawyers Association) enrichi par un corpus explicatif. A l’issue de cette formation, un certificat valable pendant 3 ans est remis au participant par le comité de déontologie.

Cette formation doit être conforme à un référentiel défini par arrêté conjoint des ministres de la Justice et de l’Économie.

Le comité déontologique est habilité à prononcer des sanctions disciplinaires à l’encontre d’un juriste d’entreprise qui violerait les principes du code de déontologie, sur avis d’une commission dont la composition et les modalités sont définies par un décret.

Seules les consultations rédigées par les juristes d’entreprise bénéficient de la confidentialité. Il s’agit donc d’une confidentialité « in rem » attachée à la consultation elle-même (à la différence des consultations « in personam » attachées à la qualité d’avocat).

Consultations destinées à un cercle restreint au sein de l’entreprise

Le texte indique que les consultations doivent être exclusivement destinées au représentant légal, à son délégataire, ou à tout organe de direction, d’administration ou de surveillance de la société qui emploie le juriste d’entreprise, de ses filiales ou ceux de sa maison-mère.

Il institue ainsi un cercle de confidentialité conforme au principe selon lequel le juriste d’entreprise exerce exclusivement son activité au profit d’une société ou d’un groupe de sociétés.

Les destinataires des consultations bénéficiant de la confidentialité devront être identifiés parmi ces personnes ou ces organes. La notion de délégation de pouvoirs étant très encadrée, les entreprises devront clarifier en interne les délégataires de telles consultations et les organes concernés.

D’autres questions, telles que le transfert des consultations à des personnes non désignées, devront être clarifiées dans un modus operandi interne, pour éviter de faire perdre à la consultation son caractère confidentiel. De même, se posera la question des documents préparatoires à la consultation elle-même.

Conditions de forme de la consultation

La consultation émise par un juriste d’entreprise, si elle répond aux critères énoncés ci-dessus, bénéficiera de la confidentialité quel qu’en soit le support (par exemple : e-mails, applications numériques, etc.).

Elles doivent porter la mention « confidentiel - consultation juridique -juriste d’entreprise » et faire l’objet d’une identification et d’une traçabilité particulière, notamment dans un répertoire numérique.

Les limites et garde-fous posés par le texte

En premier lieu, le texte exclut le bénéfice de la confidentialité à toute consultation dans le cadre d’une procédure pénale ou fiscale. Ces limites ont été qualifiées de « lignes rouges » par la Chancellerie lors des débats préparatoires.

En second lieu, l’invocation de la confidentialité pourra être contestée devant un juge si la consultation ne répond pas aux conditions susmentionnées ou si la confidentialité « a pour finalité d’inciter ou de faciliter la commission de manquements aux règles applicables qui peuvent faire l’objet d’une sanction au titre d’une procédure administrative ».

Le texte prévoit que le juge saisi pourra enjoindre à l’entreprise de mettre à sa disposition l’ensemble des documents dont elle allègue la confidentialité. L’entreprise devra alors nécessairement se faire représenter par un avocat dans le cadre de cette procédure contradictoire.

En troisième lieu, le juriste d’entreprise s’exposera à la sanction pénale prévue par l’article 441-1 du code pénal (faux et usage de faux, peine maximale de 3 ans d’emprisonnement et 45 000 € d’amende) en cas d’apposition abusive de la mention « confidentiel - consultation juridique - juriste d’entreprise ».

Comme on le voit, ces garde-fous sont particulièrement rigides et doivent conduire les juristes et leurs entreprises à la plus grande prudence dans le maniement de cette confidentialité.

Le rôle du comité de déontologie de la profession sera essentiel pour faire respecter ces conditions et permettre le développement d’une pratique conforme au texte.

On ne saurait trop insister sur l’importance du principe d’indépendance d’esprit du juriste d’entreprise afin de ne jamais s’exposer à devoir rédiger des consultations non-conformes au texte (sur le fond et sur la forme), quelles que soient les circonstances.

Les directions générales doivent également être informées et vigilantes quant au risque d’abus de confidentialité qui nécessite la mise en place d’un modus operandi interne clair.

En matière de droit de la concurrence, la question se posera de savoir si la loi française conduira à un revirement de la jurisprudence communautaire, qui permet à l’Autorité de la concurrence de saisir les avis et notes internes des juristes d’entreprise lorsqu’elle applique le droit de la concurrence de l’Union. Or, la CJUE a elle-même indiqué dans son arrêt Akzo du 14 septembre 2010 que cette question relève de la compétence des États membres et qu’en cas d’évolution des réglementations nationales en matière de confidentialité des avis des juristes d’entreprise cette jurisprudence pourrait être inversée. Comme ce fut le cas récemment en Espagne, et désormais en France, les conditions d’un tel revirement nous semblent désormais remplies. 

Un certain nombre de questions laissées en suspens

En conclusion, ce texte répond à un enjeu de souveraineté et de compétitivité maintes fois souligné par de nombreux rapports et dont l’urgence a été soulignée dans le rapport Combrexelle. Il répond à un enjeu qui va bien au-delà de considérations corporatives, les entreprises françaises étant les principales bénéficiaires de la réforme.

Il n’est plus temps de regretter l’échec réitéré du projet d’avocat en entreprise, qui aurait pu permettre d’étendre les conditions d’exercice de la profession d’avocat en entreprise.

Le décret en Conseil d’État devra encore clarifier un certain nombre de questions laissées en suspens dans ce texte, lequel devra en outre être validé par le Conseil Constitutionnel.

Enfin, l’entreprise est toujours libre de lever la confidentialité des consultations qui lui sont destinées. En pratique, comme c’est le cas dans de nombreux pays (telle que la pratique du « waiver » aux États-Unis), elle pourra décider de le faire si elle y trouve un intérêt.

Les avocats qui assistent les entreprises devraient selon nous se réjouir de ce texte qui renforce les droits de la défense de leurs clients et contribue à renforcer la confraternité des professions juridiques, l’efficacité de leur coopération et le développement du droit au sein des entreprises.

Jean-Yves Trochon Co-auteur : Hugues Boissel Dombreval (Avocat)
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