Les fadettes dans les enquêtes de concurrence

27.06.2019

Gestion d'entreprise

L'accès de l'Autorité de la concurrence aux "fadettes" et le recul des droits des entreprises en matière d'enquêtes de concurrence.

La loi n° 2019-486, dite loi PACTE, promulguée le 22 mai dernier, permet désormais aux agents de l’Autorité de la concurrence d’avoir accès aux "fadettes" des personnes visées, autrement dit aux factures détaillées ("fa-det") des opérateurs de téléphonie mobile qui recensent l’ensemble des appels reçus et émis par leurs abonnés (à l’exclusion du contenu des échanges) pour la recherche et la constatation des infractions au droit de la concurrence. Elle vient ainsi accroître les pouvoirs de l’Autorité qui le réclamait avec insistance depuis plusieurs années, après avoir pu en apprécier l’utilité dans le cadre du programme de clémence mis en œuvre dans l’affaire du cartel des produits laitiers.

Dans cette affaire, les enquêteurs avaient reçu de la part de Senagral, demandeur de clémence, le relevé des appels passés et émis depuis un téléphone dédié aux pratiques, ouvert au nom de l'épouse d'un salarié (Décision n°15-D-03 du 11 mai 2015 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des produits laitiers frais).

Le législateur avait, dès 2015, cédé au chant des sirènes puisque la loi Macron (L. n° 2015-990, 6 août 2015, pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques) avait prévu d’octroyer ce pouvoir aux agents de l’Autorité avant d’être invalidée sur ce point par le Conseil constitutionnel, faute de "garanties propres à assurer une conciliation équilibrée entre, d’une part, le droit au respect de la vie privée et, d’autre part, la prévention des atteintes à l’ordre public et la recherche des auteurs d’infractions" (Cons. const., déc. n° 2015-715 DC, 5 août 2015).

L’article 212 de la loi PACTE s'efforce donc d’assortir le nouveau dispositif de certaines garanties : le nouvel article L. 450-3-3 du code de commerce subordonne ce droit d’accès aux données conservées et traitées par les opérateurs à l’accord d’un "contrôleur des demandes de données de connexion"» qui sera alternativement un magistrat du Conseil d’État ou de la Cour de cassation, en activité ou honoraire, nommé par l’Assemblée générale de la haute juridiction concernée, pour une durée de 4 ans non renouvelable.  

Le texte prévoit que les données de connexion en question seront détruites à l’expiration d’un délai de six mois à compter de la décision définitive de l’Autorité ou d’un délai d’un mois suivant la décision du Rapporteur général lorsqu’il n’y a pas de poursuites. Soulignons que le texte prévoit la possibilité pour l’Autorité, si elle acquiert la connaissance d’une infraction pénale, ou dispose d’indices en ce sens à l’occasion de ses investigations, de transmettre les fadettes au parquet sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale.

Ce nouveau dispositif a cette fois été validé par le Conseil constitutionnel dans le cadre du contrôle a priori de la loi PACTE (Cons. const. Déc. n° 2019-781 DC, 16 mai 2019), étant précisé que si l’intégralité de la loi lui était déférée, l’article 212 n’était pas contesté par les auteurs de la saisine. Ceci s’explique sans doute par le fait qu’il reprend quasiment à l’identique le régime applicable aux agents de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Le régime de l'accès des agents de l'AMF aux fadettes a été remanié en 2018 à la suite d’une censure de l’ancien dispositif par le Conseil constitutionnel en juillet 2017 qui, saisi d'une QPC, avait reproché au législateur de n’avoir assorti la procédure « d’aucune garantie » (Cons. const., n° 2017-646/647 QPC 21 juill. 2017, M. Alexis K et a.). Compte tenu des "conséquences manifestement excessives" impliquées par une annulation immédiate, notamment sur les enquêtes en cours, les Sages de la rue Montpensier avaient néanmoins pris le soin de reporter les effets de leur décision au 31 décembre 2018 – privant ainsi les requérants de toute possibilité d’obtenir l’annulation de la procédure critiquée… Le législateur a donc disposé de 18 mois pour définir les modifications à apporter pour pallier cette inconstitutionnalité et a adopté un nouveau dispositif le 23 octobre 2018 (C. mon. et fin., art. L. 621-10-2 et R. 621-35-1 et s.).

Les modalités d’application du nouvel article L.450-3-3 du code de commerce seront précisées par décret, dont il y a fort à parier qu’il sera la copie conforme du décret n° 2018-1188 du 19 décembre 2018 qui précise la procédure AMF (notamment le contenu de la requête à adresser au contrôleur des demandes de données de connexion). Si tel est le cas, outre le nom de la personne suspectée d’avoir commis l’infraction, les données demandées et les périodes au titre desquelles ces données sont demandées, la demande d’autorisation devra préciser les éléments de droit et de fait sur lesquels elle se fonde (C. mon. et fin., art. R. 621-35-1 préc.).

Quoiqu’il en soit, si l’intérêt de l’Autorité de la concurrence d’accéder à ces données de connexion est évident, la protection des droits de la défense apparaît quant à elle mise à mal par ce régime hybride, entre enquête simple et enquête lourde. On peut en effet craindre que la simple existence d’échanges téléphoniques entre deux salariés d’entreprises concurrentes, quel qu’en soit le contexte, soit systématiquement utilisée par l’Autorité pour demander l’autorisation de procéder à des opérations de visite et de saisie, voire soit directement exploitée pour présumer l’existence d’une infraction. Dans ce contexte, une simple décision du contrôleur des demandes de données de connexion – aussi indépendant soit-il (l’article L. 450-3-3 du code de commerce dispose que "le contrôleur des demandes de données de connexion ne peut recevoir ni solliciter aucune instruction de l’Autorité de la concurrence, de l’autorité administrative chargée de la concurrence et de la consommation, ni d’aucune autre autorité dans l’exercice de sa mission")–, non-susceptible de recours indépendamment de la décision de l’Autorité à intervenir sur les infractions elles-mêmes, est à l’évidence moins protectrice des droits des entreprises qu’une ordonnance du juge des libertés et de la détention – quant à elle soumise à un recours effectif (l’article L. 450-4 du code de commerce prévoit la possibilité de faire appel de l’ordonnance du juge des libertés et de la détention devant le premier président de la cour d’appel de Paris).

 

 

 

 

Marie Louvet, Avocat au barreau de Paris

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