Alors que le décret sur l'abandon de poste vient d'être publié au Journal officiel, Alexandre Devaux, avocat associé au sein du cabinet Fidal Avocats, revient sur l'étude que la Dares avait publiée en février dernier. Il décrypte - et critique - la méthode qui a permis d'indiquer que 123 000 abandons de poste ont été réalisés au 3e semestre 2022.
Annoncé initialement pour fin mars, le décret d'application sur la "présomption de démission" issue du nouvel article L.1237-1-1 du code du travail a été publié au Journal officiel du 18 avril 2023.
Gestion du personnel
La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :
- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.
La publication de ce décret s’accompagne de la mise en ligne d’un questions-réponses sur la présomption de démission en cas d’abandon de poste volontaire du salarié sur le site du ministère du travail.
En vertu de l’article L.1237-1-1, tout salarié qui a abandonné volontairement son poste et ne reprend pas le travail, après avoir été mis en demeure de justifier son absence et de reprendre son poste dans le délai fixé par l'employeur, est présumé avoir démissionné à l'expiration de ce délai.
Selon l’article R. 1237-13 du code du travail créé par le décret, ce délai ne peut être inférieur à quinze jours et commence à courir à compter de la date de présentation de la mise en demeure - et non de sa distribution.
A défaut d’avoir repris son poste ou d’avoir justifié de son absence par un motif légitime dans ce délai, le salarié est présumé avoir démissionné à l’expiration de ce délai.
Présumé démissionnaire, le salarié est par conséquent privé du droit à l’allocation d’assurance chômage en application de L.5422-1 du code du travail.
C‘est l’effet attendu de cette présomption de démission.
L’article L.1237-1-1 du code du travail est une création de la loi n° 2022-1598 du 21 décembre 2022 portant mesures d’urgence relatives au fonctionnement du marché du travail en vue du plein emploi.
Issu d’un amendement n° 393 déposé le 30 octobre 2022 par le groupe Les Républicains et adopté devant l’Assemblée nationale le 4 octobre suivant, son objectif, comme le précise son exposé sommaire, était de "limiter le recours des salariés à la pratique de l’abandon de poste lorsqu’ils souhaitent que leur relation de travail cesse, tout en étant indemnisé par l’assurance chômage".
Jean-Louis Thiériot, l’un des députés à l’origine de cet amendement, expliquait sur France Inter le 3 octobre 2022 que l'objectif était de répondre à la fois à un impératif d'efficacité économique et à un impératif d'équité. Il ajoutait que depuis des mois il rencontrait "toute une série d'entreprises, qui vont de la petite boulangerie au restaurateur et au transport scolaire aujourd'hui, qui sont victimes d'abandon de poste du jour au lendemain par quelques salariés évidemment, évidemment c'est pas la majorité".
Ces derniers "sont des fraudeurs qui organisent leur carrière ou leur non-carrière au frais de la collectivité nationale".
En d’autres termes, l’abandon de poste est un stratagème pour obtenir une indemnisation de l’assurance chômage auquel le législateur se devait de mettre fin.
Dénué évidemment de toute étude d'impact, cet amendement a été soutenu naturellement par la majorité présidentielle devant l'Assemblée nationale puis adoptée définitivement, dans sa rédaction issue de la commission mixte paritaire, par l'Assemblée et le Sénat les 15 et 17 novembre 2022 dans le cadre de la procédure accélérée et ce, en dépit des nombreuses critiques concernant l'absence de toute étude sérieuse sur l'ampleur de ce phénomène.
Dans le cadre du recours porté devant le Conseil constitutionnel, celui-ci a considéré, dans sa décision rendue le 15 décembre 2022, que le texte ne méconnaissait aucune exigence constitutionnelle et était par conséquent conforme à la Constitution.
Le Conseil constitutionnel a néanmoins assorti sa décision de réserves en rappelant que des raisons médicales, l'exercice du droit de grève, l'exercice du droit de retrait, le refus du salarié d'exécuter une instruction contraire à la réglementation ou encore son refus d'une modification unilatérale d'un élément essentiel du contrat de travail peuvent constituer un motif légitime.
Sur ce point, l'article R.1237-13 du code du travail s’est contenté de reprendre cette liste en lui ajoutant l'adverbe "notamment" si bien que celle-ci est donc, comme on pouvait s’y attendre, indicative et non limitative.
C’est dans ce contexte que la loi a été promulguée le 21 décembre 2022 et publiée au Journal officiel le lendemain.
Qualifié d'objet juridique non identifiée (Ojni (1) ou d’aberration juridique (2), l'article L.1237-1-1 n'a cessé d'être critiqué par une partie de la doctrine et des praticiens - critiques dirigées essentiellement contre le mécanisme même de présomption et l'atteinte portée à un principe que l'on pouvait croire immuable depuis la la décision du 7 mai 1987 selon laquelle la démission ne se présume pas et ne peut résulter que d'un acte clair et non équivoque.
L’article L.1237-1-1 a pu aussi être critiqué en ce que, loin de constituer une arme efficace contre les salariés calculateurs désireux de se faire licencier pour bénéficier des largesses de Pôle emploi, il expose au contraire les entreprises au risque moins maitrisé de se voir imputer la rupture pour abandon de poste tout en transférant à ces dernières les risques liés à la perte de l’assurance chômage.
D’autres ont relevé que cette présomption repose davantage sur un préjugé que sur une vérité scientifiquement démontrée et que cette présomption ne pourrait être légitime qu’à la condition que l'hypothèse de fraude à Pôle emploi constitue le cas de figure majoritaire des abandons de poste (3).
Or, jusqu’à récemment, nous ne disposions d’aucune donnée chiffrée ou étude préalable, hormis une étude réalisée en 2017 portant sur le contentieux de cours d’appel relatif aux licenciements pour abandon de poste qui n’aborde cependant pas cet aspect.
C'est désormais chose faite puisqu'une étude publiée par la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du travail, de l'emploi et de l'Insertion (Dares) le 22 février 2023 est venue justifier a posteriori les nouvelles dispositions de l'article L.1237-1-1 du code du travail.
Retweeté le 22 février par Olivier Dussopt, ministre du travail, un article du journal Les Echos, se fondant sur cette étude, était publié le jour même et titrait "Les abandons de poste, un phénomène significatif en France".
Selon cet article, l'accès à l'indemnisation chômage, qui a concerné 50 000 salariés du privé ayant abandonné leur poste au cours des six premiers mois de 2022, sera bientôt rendu impossible.
Plus précisément, l’étude de la Dares, réalisée en octobre et novembre 2022 - c’est-à-dire pendant les discussions sur le projet de loi devant le Parlement - révèle opportunément qu’au 1er semestre 2022, environ 70 % des licenciements pour faute grave ou lourde dans le secteur privé sont motivés par un abandon de poste.
Selon l’étude, cela représente 123 000 salariés, dont 116 000 en CDI. Parmi eux, 50 000 ouvrent un nouveau droit à l’assurance chômage.
L’on pourrait être tenté de croire que les dispositions de l’article L.1237-1-1 se justifient donc.
Cependant, ce nombre de 123 000 est trop important pour ne pas être suspect pour les praticiens.
Sans surprise, l’étude ne fournit aucune précision sur le motif de ces abandons de poste. L’on ne connait évidemment pas, parmi eux, la proportion de ceux qui reposent sur une cause justificative.
L’on ne connait pas davantage la proportion de ceux qui ont été suivis d’une transaction - ce qui aurait pu intéresser les praticiens tant les licenciements pour abandon de poste sont devenus rares depuis l’entrée en vigueur du dispositif de rupture conventionnelle.
L’abandon de poste demeure toutefois encore un motif que les entreprises proposent parfois aux salariés qu’elles veulent voir partir alors qu’elles n’ont aucune raison valable. Les entreprises et leurs salariés se mettent d’accord sur un licenciement pour abandon de poste suivi d’une transaction dont les termes ont été évidemment négociés préalablement.
Ce qui étonne davantage c’est la méthode utilisée par la Dares pour parvenir à ce résultat.
Cette étude repose en effet sur une double méthode : celle de l’échantillonnage et celle de l’interpolation.
La méthode de l’échantillonnage consiste à sélectionner une base de sondage au sein d’une population à partir de laquelle pourront être tirées le cas échéant des conclusions probantes concernant la population dans son ensemble.
Il est alors nécessaire de constituer un échantillon de la population qui représente le plus fidèlement possible la population retenue. Le caractère représentatif de celui-ci dépend de la taille de l’échantillon et du choix des membres de l’échantillon.
De manière générale, plus l’échantillon est grand et plus l’estimation sera précise.
La Dares a interrogé, indique-t-elle, un échantillon d’entreprises ayant reporté, dans leur déclaration sociale nominative (DSN), au moins un "licenciement pour faute lourde ou grave" pour les CDI ou une "rupture anticipée pour faute grave ou lourde" pour les CDD au cours du premier semestre de l’année 2022.
La Dares n’a pas fourni leur nombre ; l’on sait seulement que ces entreprises ont été sélectionnés dans cinq secteurs d’activités (4)
Renseignements pris auprès de la Dares, celle-ci a interrogé 1 900 entreprises - nombre qui parait bien maigre en comparaison à l’échantillon retenu au titre des enquêtes qu’elle réalise chaque trimestre sur l’évolution des salaires de base et conditions d’emploi dans le secteur privé, à savoir 38 000 (5).
En outre, toutes n’ont pas répondu à l’enquête ; seulement 40 % d’entre elles ont accepté d’indiquer le motif des licenciements auxquels elles avaient procédé au cours du 1er semestre 2022 si bien que l’étude repose en réalité sur un échantillon de 760 entreprises et concerne seulement 770 salariés.
Toujours selon les précisions apportées par la Dares, 71 % des 770 salariés dont le contrat a été rompu pour faute grave ou lourde, l’ont été pour abandon de poste, soit 546 salariés.
De ce chiffre la Dares a déduit par interpolation que, rapporté au nombre des ruptures pour faute grave ou lourde mentionnées dans les DSN du 1er semestre 2022 (173 000), le nombre de salariés dont le contrat de travail avait été rompu pour abandon de poste s’est élevé par conséquent à 123 000, dont 116 000 salariés en contrat à durée indéterminée (94,31 %).
L’on passe ainsi naturellement de 546 salariés à ... 123 000 salariés ayant abandonné leur poste.
L’étude ne s’arrête pas là.
L’appariement ForCE a été ensuite mobilisé par la Dares pour caractériser les trajectoires des salariés titulaires d’un CDI ayant abandonné leur poste dans les trois mois suivant la fin de contrat.
Mis en place en 2020 par la Dares, avec la contribution de Pôle emploi, le dispositif ForCE est un dispositif permanent de croisement des bases statistiques sur la FORmation, sur le Chômage et l’Emploi dont l’enjeu est de permettre la reconstitution des trajectoires professionnelles de toutes les personnes ayant eu un contact avec le service public de l’emploi (missions locales, Pôle emploi) ou ayant suivi une formation professionnelle prise en charge totalement ou partiellement par les pouvoirs publics.
La Dares s’est donc attachée à examiner la situation des individus dans les trois mois après avoir abandonné leur CDI au 1er semestre 2022, soit 515 salariés si l’on tient compte de la part qu’ils représentent (94,31 %).
L’on apprend que 37 % d’entre eux ont accédé au moins une fois à un nouvel emploi dans les trois mois suivant leur abandon de poste (6).
Ce dispositif a aussi permis de déceler que, sur les 515 salariés ayant abandonné leur poste (pour des causes que l’on ignore toujours), 45 % (232 salariés) ne se sont pas inscrits à Pôle emploi dans les trois mois (7).
Pour cette catégorie, il est peu probable que la motivation première de leur abandon de poste, au moins pour les trois premiers mois, soit de bénéficier des faveurs du Pôle emploi.
Par ailleurs, 55 % d’entre eux se sont inscrits à Pôle emploi (283 salariés) : 82 salariés ont retrouvé un emploi salarié (8) tandis que 201 n’ont pas retrouvé d’emploi dans les trois mois suivants (9).
C’est cette dernière sous-catégorie qui est a priori suspectée de vouloir bénéficier indument du système d’assurance chômage, ce qui représenterait selon la Dares environ 50 000 salariés (10).
Cependant, l’on regrettera encore le manque de précision…parmi ces 201 salariés, combien ont effectivement bénéficié de l’allocation de retour à l’emploi (ARE) ?
En effet, l’inscription à Pôle emploi ne donne pas nécessairement lieu à la perception d’une ARE.
Par ailleurs, l’étude ne fournit aucune précision sur ceux qui ont pu retrouver un emploi au-delà de cette première période de trois mois.
Autrement dit, compte tenu des enjeux attachés à cette réforme, l’on aurait pu espérer une étude un peu plus précise et convaincante basée sur une méthode un peu plus rigoureuse.
Une étude qui arrive au bon moment pour justifier une mesure contestée qui parait relever davantage d’une certaine idéologie que reposer sur une réalité certaine.
Compte tenu des nombreuses incertitudes liées à cette présomption d’abandon de poste que le décret du 17 avril 2023 n’a pas levées, les entreprises pourront être avisées de ne pas s’en prévaloir et d’éviter ainsi de s’ériger en juge de l’assurance chômage.
Il pourra en être autrement si "l’employeur entend faire valoir la présomption de démission" et s’inscrire dans cette procédure - comme l’énonce l’alinéa premier de l’article R. 1237-13 qui, à la lettre, confirme l’existence d’une faculté laissée à son appréciation et non d’une obligation malgré la position très contestable du Q/R considérant qu’il n’a plus vocation à engager une procédure de licenciement pour faute.
(1) "La démission sans volonté de démissionner : quels effets aura cet objet juridique non identifié ?", G. Duchange et I. Meftah, Revue de droit du travail, 2022, p. 685.
(2) "La présomption de démission : une aberration juridique", Michèle Bauer
(3) "Une innovation déroutante : la démission sans volonté de démissionner", Jean Mouly, Droit social, 2023, p. 158.
(4) Le secteur du commerce, transport et entreposage, le secteur de l’hébergement et de la restauration, le secteur "autres services", le secteur de l’industrie et le secteur de la construction.
(5) C’est l’échantillon retenu pour l’enquête ACEMO pour le 4e trimestre 2021.
(6) 21 % d’entre eux ne se sont pas inscrits à Pôle emploi ; 16 % se sont inscrits au chômage.
(7) Cette catégorie regroupe les non-inscrits à Pôle emploi et en emploi salarié au moins une fois dans les trois premiers mois (21 %) et les non-inscrits à Pôle emploi et sans emploi salarié au cours des trois suivants (24 %).
(8) 16 % de l’échantillon
(9) 39 % de l’échantillon
(10) La Dares évoque un pourcentage de 43 ce qui représenterait 50 000 salariés sans s’expliquer sur le calcul de ce pourcentage.
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