Sanctions à l'encontre de la Russie : «On est aujourd’hui proche de quelque chose qui s’apparente à un "embargo soft"»

Sanctions à l'encontre de la Russie : «On est aujourd’hui proche de quelque chose qui s’apparente à un "embargo soft"»

22.03.2022

Gestion d'entreprise

Jan Dunin-Wasowicz, avocat aux barreaux de Paris et de New York, counsel au sein du département sanctions et contrôle des exportations du cabinet Hughes Hubbard & Reed LLP, analyse l'approche graduelle suivie par l'Union européenne en matière de sanctions économiques et financières imposées à la Russie. Si le haut de l'échelle n'est pas encore atteint, la réponse est déjà sans précédent.

Chaque semaine, de nouvelles sanctions internationales sont imposées à la Russie alors que la fédération mène la guerre en Ukraine. Jan Dunin-Wasowicz résume les différents « paquets » de mesures instaurés par l'Union européenne. Il encourage également les entreprises impactées à développer un programme de conformité « sanctions et contrôle des exportations » piloté par une équipe dont doit faire partie la direction juridique.

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La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...

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Quelles sont les nouvelles mesures adoptées par l’Union européenne à l’encontre de la Russie ?

Le 15 mars 2022, l’Union européenne a adopté un quatrième « paquet » de sanctions à l’encontre de la Russie. Ces mesures ont été prises dans le cadre de la déclaration des membres du G7 et sont désormais reprises par les Etats membres de ce groupe, dont l’UE et les Etats-Unis.

Ce train de mesures européennes a plusieurs volets. De nouvelles personnes ont été sanctionnées, soit, au jour du 17 mars, un total de 877 individus et 62 personnes morales qui font l’objet de mesures restrictives. D’importantes restrictions commerciales ont été introduites concernant le fer, l’acier et les produits de luxe. La liste des personnes, auxquelles des restrictions à l'exportation plus strictes sont imposées, a été étendue. L’UE a interdit toute transaction avec certaines entreprises publiques russes ainsi que de fournir des services de notation de crédit. Les nouveaux investissements dans le secteur de l'énergie russe sont prohibés et une restriction globale à l'exportation des équipements, technologies et services destinés au secteur de l'énergie a été introduite. 

D’autres mesures ont été annoncées, dont la suspension du traitement de la nation la plus favorisée et l’UE concourra aux efforts pour que la Russie ne puisse pas bénéficier de financements ou de prêts consentis par des institutions multilatérales notamment le FMI, la Banque mondiale ou la Banque européenne pour la reconstruction et le développement. Un groupe de travail mené au niveau de l’UE - lancé par le Commissaire européen en charge de la justice - appelé « Freeze and Seize » a été établi pour coordonner la mise en œuvre des sanctions, en particulier le gel et, lorsque cela est possible, la confiscation des avoirs des personnes sanctionnées.

Que peut-on dire des mesures décidées à ce jour ?

De façon générale, depuis le 21 février, la logique est de suivre une approche graduelle qui répond aux agissements de la Russie. La « première tranche » de mesures – durant la semaine du 21 au 23 février – contenait des mesures ciblées sur les deux régions du Donbass et des sanctions financières. Ensuite, avec le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février : des nouvelles mesures ciblées et l’introduction de sanctions économiques, dont le durcissement du contrôle des exportations, ont été décidés. Un seuil a alors été franchi. On a continué à gravir les échelons des sanctions financières et économiques dans plusieurs secteurs, en gelant les réserves de la Banque centrale russe détenues à l’étranger, en excluant sept banques russes de Swift, en continuant de prendre des mesures ciblées contre des individus, et en l’élargissant ces sanctions à la Biélorussie qui est complice des agissements de la Russie en Ukraine. En franchissant ces paliers : on est aujourd’hui, mi-mars 2022, proche de quelque chose qui s’apparente à un « embargo soft ». On n’y est pas encore mais on s’en approche. Au début, l’idée était de viser les personnes proches du régime pour influer sur la politique de Vladimir Poutine sans impacter trop fortement la population russe. A mesure que l’on monte dans l’échelle des sanctions, les conséquences vont être beaucoup plus fortes pour l’économie russe et se font d’ailleurs déjà ressentir.

Ces mesures sont sans précédent et peuvent encore évoluer. Un cinquième paquet serait envisagé et il existe encore de la marge avant d’atteindre le haut de l’échelle des sanctions. Plus généralement, il faut garder à l’esprit que les sanctions économiques sont et vont sans doute continuer à être l’instrument privilégier de la politique étrangère de l’UE et des Etats-Unis. Il faut aussi rappeler qu’il y a - et il pourrait y avoir - encore des sanctions concernant d’autres régions du monde.

Vous évoquez un embargo. Le Royaume-Uni et les Etats-Unis l’ont déjà annoncé sur les produits pétroliers en provenance de Russie. Pourquoi pas l’UE ?

Il n’y a pas le même niveau de dépendance aux hydrocarbures russes entre l’UE, les Etats-Unis et le Royaume-Uni. Les Etats-Unis ont introduit le 8 mars 2022 une interdiction d’importation d’hydrocarbures et de charbon russes. Le Royaume-Uni se donne jusqu’à la fin de l’année pour stopper les importations de produits pétroliers russes. L’approche de l’UE est un peu différente. L’Union européenne a annoncé vouloir cesser d’être dépendante aux hydrocarbures russes à l’horizon 2027. Les chefs d’Etats ou de gouvernements de l’UE ont convenu, lors de leur réunion informelle des 10 et 11 mars, de « nous défaire progressivement de notre dépendance aux importations de gaz, de pétrole et de charbon russes, et ce dès que possible ». La Commission européenne devrait présenter un plan en mai 2022 pour y parvenir.

Les sanctions annoncées peuvent impacter directement ou indirectement les entreprises françaises. Comment la direction juridique peut-elle contribuer à mesurer le risque juridique et économique de son entreprise ?

D’une manière générale, lorsque qu’on parle de conformité « sanctions et contrôle des exportations », l’attente est que les entreprises traitent tous les risques en la matière auxquels elles sont exposées.

La première étape donc, fondamentalement, est d’identifier « ses risques » dans ce domaine. Cela vaut aussi bien au niveau global qu’en ce qui concerne les mesures qui visent la Russie et la Biélorussie. Il est primordial de cartographier son exposition, directe et indirecte, à la Russie, à certaines parties de l’Ukraine et à la Biélorussie. Les sanctions sont certes encore très volatiles mais il est possible de stabiliser des process internes. Il est important de le faire notamment pour bien documenter ses décisions. Depuis le 21 février, plusieurs mesures ou séries de mesures sont annoncées chaque semaine. Il faut donc que la direction juridique puisse suivre, faire une veille de ces mesures et assimiler celles qui sont pertinentes, ce qui représente en soi un défi. Pour savoir si les sanctions économiques sont impactantes, il faut déjà connaître l’activité de son entreprise dans la région concernée. Il faut être capable d’analyser si - et de manière concrète et opérationnelle - son entreprise vend, achète ou à des opérations en Russie et en Ukraine et quels flux internationaux, le cas échéant, alimentent ces opérations. Il convient également de s’interroger sur ses fournisseurs, ses clients, ses intermédiaires et sur les institutions financières auxquelles l’entreprise fait appel. Ont-ils ou non des liens avec la Russie ? On peut ensuite étudier l’impact éventuel des mesures étatiques et mettre en place des actions pour traiter ces sujets en profondeur.

S’agissant du contrôle des exportations : il est indispensable de bien connaître ses produits pour savoir si l’entreprise est concernée ou non par les mesures adoptées. Il faut donc notamment se poser les questions suivantes : quels sont mes produits ? Sont-ils des biens à double usage ? Peuvent-ils avoir une utilisation militaire ? D’où proviennent-ils ? Où vont-ils ? Qui seront les utilisateurs finaux ?

Dans la mesure où une entreprise est exportatrice, le point de départ est la classification des produits : s’agit-il de biens à double usage, peuvent-ils figurer sur la liste commune des équipements militaires de l’UE ? S’agit-il de biens en provenance des Etats-Unis ou contiennent-ils des éléments américains ? Au sein de l’UE, nous avons nos propres règles sur le contrôle des exportations. Mais même lorsqu’on est un exportateur français, certains produits (en raison de leur contenu) peuvent nécessiter l’obtention d’une licence aux Etats-Unis. Il faut donc être très attentif aux mesures américaines, tant dans le domaine des sanctions que du contrôle des exportations.

Tout cela peut devenir très compliqué mais ces problématiques sont gérables si un cadre, un programme de conformité « sanctions et contrôle des exportations », est clairement défini. Bien sûr, c'est un réel travail de fond qui nécessite du temps et des ressources. Selon les situations, vu le contexte dans lequel nous nous trouvons, il faut peut-être distinguer entre, d’une part, les mesures urgentes à prendre pour répondre aux circonstances présentes, conseiller au mieux le business et, d’autre part, des travaux plus « programmatiques ».

Naturellement, certaines entreprises seront moins impactées que d’autres : elles n’auront pas besoin d’aller jusqu’au programme de conformité dans ce domaine. Pour celles qui sont très fortement concernées, mais qui n’ont pas encore de programme en la matière suffisamment mature, il faut identifier les risques et commencer par traiter les plus élevés. Certaines mesures peuvent être immédiatement prises pour traiter cette crise, quand d’autres pourront être lancées en parallèle. Car les sanctions vont s’inscrire dans la durée. Dans l’immédiat, la réflexion et la prise de décision peuvent être organisées au sein d’une structure ad hoc. 

Il faut aussi mettre en place de bons canaux de communication en interne sur ces questions. Non seulement pour communiquer les informations officielles sur les mesures adoptées mais aussi pour appliquer les procédures nécessaires et pouvoir faire remonter les questions à des personnes en mesure d’y répondre. 

Quelle équipe faut-il mettre en place en interne ?

La gestion de crise concerne des fonctions très variées au sein de l’entreprise : aussi bien le legal, que les achats, les commerciaux, les opérations, la finance et les services informatiques. Cela dépend des entreprises. Tout cela se détermine et se calibre, encore une fois, selon le degré d’exposition, les besoins et les possibilités également. En tous cas, si cela n’est pas déjà le fait, il devrait y avoir des personnes dédiées à ces thématiques au sein des départements juridiques. Inutile de dire que c’est une matière technique et mouvante qui nécessite une réelle expertise.

Ces sanctions déterminées à l’encontre de la Russie du fait de l’invasion de l’Ukraine, sont-elles d’une intensité jamais vue par le passé ?

Beaucoup de personnes ont à l’esprit le cas de l’Iran. Dans le cas présent, on en est plus très loin mais l’analogie a ses limites car l’Iran et la Russie n’avaient pas de places comparables dans l’économique mondialisée au moment de l’imposition des sanctions. Il est possible de faire des parallèles mais le cas de la Russie est vraiment unique. La réponse de l’UE, la rapidité avec laquelle les mesures ont été prises et ont été introduites, sont sans précédent. Car cela implique que vingt-sept Etats membres s’accordent sur le plan politique, puis que les mesures soient traduites en actes juridiques. Il y aura sans doute des petites retouches à effectuer sur certains actes, d’où la nécessité de mener une veille technique en plus d’éventuelles mesures supplémentaires.

Et puis, les sanctions économiques c’est une chose de les imposer mais c’est autre chose de les lever. Nous venons de voir une séquence assez intense d’imposition de sanctions, cette phase n’est pas terminée. La prochaine phase sera celle des contentieux et de la vie sous l’empire de ces sanctions qui vont sans doute continuer à évoluer. Un jour, peut-être - aujourd’hui cet horizon semble très lointain -, ces sanctions seront levées et cela soulèvera de nouvelles questions.

Que se passe-t-il si les sanctions ne sont pas respectées par les opérateurs économiques ?

De façon générale, on s’expose à des sanctions civiles et pénales sur le plan individuel et/ou vis-à-vis des personnes morales. L’entreprise est exposée au droit qui lui est applicable. Potentiellement, un grand groupe peut encourir des sanctions dans plusieurs pays.

Au niveau de l’UE, il n’y a pas de dispositions pénales qui s’appliquent. C’est le droit français qui est mis en œuvre. S’agissant des sanctions pour manquement aux mesures restrictives, il faut regarder dans le code des douanes et le code pénal français. Cela peut aller jusqu’à 5 ans d’emprisonnement, avec des confiscations et des amendes qui peuvent aller jusqu’à 10 fois - selon les cas - le montant de la transaction réalisée en manquement aux mesures restrictives.

Dans le domaine des sanctions économiques et du contrôle des exportations, des sanctions très lourdes ont été imposées aux Etats-Unis. Au niveau de l’UE, une évolution est à noter : on voit de nouvelles sanctions très importantes. Une récente affaire au Danemark a vu l’engagement de la responsabilité de personnes physiques et morales, du fait de la violation de sanctions européennes, décidée. C’est une tendance globale.

Il convient également de rappeler qu’il y a aussi un risque réputationnel et économique très important.

 

 

 

 

 

 

Propos recueillis par Sophie Bridier
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