Dans cette chronique, Jérôme Didry, responsable de projet et du développement commercial du Centre Etudes & Data du Groupe Alpha, Claude Fabre, maître de conférences en sciences de gestion à l’Université de Montpellier, co-responsable du groupe RH MRM et Nicolas Fleury, chargé d’études au Centre Etudes & Data du Groupe Alpha, défendent l’idée d’une approche par les capabilités, issue des travaux de Sen, dans l’accompagnement des transitions professionnelles.
Depuis 30 ans, de grandes mutations s’opèrent dans la société et l’économie, au premier rang desquelles la digitalisation, la transition énergétique, des modes plus flexibles d’organisation du travail… Autrefois massives et sectorielles, les restructurations deviennent un mode permanent et diffus de gestion de la main d’œuvre (1). Au sein du marché du travail moderne, les transitions sont fréquentes et complexes entre les mondes du travail (2) : changements d’emplois et de postes, allers-retours entre emplois, formations, congés, arrêts de travail. Le salariat sous CDI reste la norme en France (environ 75 % des emplois) mais le marché du travail est très mobile. Selon l’Ifop, 43 % des actifs sondés en 2018 (3) ont connu une mobilité interne, externe ou géographique dans les cinq dernières années.
Le désir de mobilité s’accroît : en 2023 (4), 52 % des salariés enquêtés songent à démissionner, changer de métier ou de statut (attrait du travail indépendant), même si la plupart d’entre eux (71 %) n’osent pas passer à l’acte. Par ailleurs, 80 % des embauches actuelles se font en CDD, les licenciements pour motif économique se sont réduits au profit de modes des séparations plus ou moins négociés et individualisés (démissions, départs volontaires, ruptures conventionnelles) et certains secteurs et métiers connaissent un déficit d’attractivité. Ces évolutions montrent que les transitions professionnelles ne se limitent pas à des changements forcés consécutifs aux plans de sauvegarde, tout en donnant lieu à penser qu’elles se régulent désormais par la gestion négociée et individualisée des emplois ainsi que par les choix et la liberté individuelle des salariés et des candidats à l’embauche. Or, ce modèle assigne aux individus une "hyper-responsabilisation" et leur fait supporter une grande partie des risques transitionnels. Une approche par les capabilités apparaît aujourd’hui plus pertinente dans la mesure où elle permet de faire une large place aux libertés individuelles, sans renoncer aux enjeux de justice sociale ni au rôle de régulation de l’Etat et des opérateurs associés aux politiques d’emploi.
Gestion du personnel
La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :
- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.
Adressée à un jeune horticulteur au chômage (septembre 2018), la phrase d’Emmanuel Macron "Je traverse la rue et je vous trouve un travail" avait créé la polémique. Elle exprime une représentation caricaturale sur «"es chômeurs" (il y a du travail mais ils n’en veulent pas) et une conception déterministe et court-termiste du marché du travail (il suffit que les demandeurs d’emploi acceptent les postes offerts à un instant donné). Or, la comparaison du nombre d’emplois vacants (environ 330 000 dans les entreprises de plus de 10 salariés en 2023) au nombre de demandeurs d’emplois (plus de 6 millions toutes catégories confondues) ou l’appréciation des écarts (qualifications, localisations, salaires) entre les postes à pourvoir et le profil des candidats à l’embauche permet d’illustrer la complexité du sujet.
Bien qu’il soit impossible de faire un diagnostic rigoureux du système français d’accompagnement des transitions professionnelles, les indicateurs connus autorisent des hypothèses. D’abord, disons clairement qu’il est sous tension. L’opérateur public France Travail est confronté à de forts défis, notamment parce que le portefeuille des conseillers peut regrouper jusqu’à 200-300 demandeurs d’emploi. Ensuite, et sans entrer dans le détail, le système actuel est injuste, voire inique. Bruggeman et Paucard (2005) (5) soulignent les disparités de situations et de moyens selon le contexte de la perte d’emploi : grande ou petite entreprise, en bonne santé ou en difficulté, grand ou petit licenciement... Rien à voir entre les conditions d’accompagnement et d’aide au reclassement d’un salarié licencié pour motif économique dans un grand groupe in bonis, le licenciement individuel d’une personne dans une PME, ou la situation d’un salarié en fin de CDD. Enfin, le système actuel est focalisé sur les chiffres et le contrôle au détriment de l’individualisation. Cela s’explique par les enjeux politiques de l’emploi, les contraintes budgétaires, l’organisation de l’aide au reclassement (système de délégation) et une conception égalitaire des politiques publiques de l’emploi. Mais ce système semble aujourd’hui déphasé et dépassé. Il fait peser sur les individus une grande partie des responsabilités de retour à l’emploi, même si la transition est subie. Entre autres, la formation professionnelle doit être une priorité des politiques publiques et des stratégies RH.
Le changement de regard passe par un renouvellement du vocabulaire et des perspectives. Ce qui est vu comme des dispositifs de retour à l’emploi à gérer par l’Etat et les opérateurs constitue une transition de vie pour les personnes concernées, un passage d’une situation à une autre, un processus et non un choix ponctuel. Quand c’est une reconversion, le changement professionnel et personnel est profond et demande du temps. Nous croyons que placer l’individu au cœur des dispositifs et organiser l’accompagnement autour de lui est gage de réussite individuelle et d’une plus grande efficacité du système collectif. Les situations et les capacités des personnes étant très variables, des prestations individualisées adaptées à leur projet s’avèrent nécessaires. Pourtant, une logique administrative s’impose aux individus et aux acteurs de l’accompagnement. Elle se traduit par des dispositifs standardisés (indemnisation, prestations, durée) et le contrôle des prestations assurées (6), qui contraignent, voire négligent, les aspirations, les projets et les rythmes des individus. Placer l’humain au centre du processus est nécessaire et réalisable. Sans oublier qu’un reclassement réussi pour la personne est synonyme d’un emploi pérenne et d’un moindre recours potentiel aux aides de l’Etat par la suite.
Développée par Amartya Sen, prix Nobel d’Economie en 1998, l’approche des capabilités envisage le bien-être par la liberté d’accomplissement, c’est-à-dire la capacité de réaliser ou de se réaliser dont disposent les individus. Assez proches de l’habilitation et de l’empowerment (7), les capabilités désignent l’éventail des options et des accomplissements accessibles à l’individu, en fonction de ses préférences individuelles plutôt que de sa capacité à atteindre des objectifs pré-déterminés. Elles se différencient des capacités par leur caractère réalisable et activable dans un environnement donné et sont réelles et non théoriques ou potentielles.
L’adaptation de ce concept de capabilité à l’accompagnement des transitions professionnelles nécessite de délimiter un éventail de capabilités (de trois types : "opportunités" ou un ensemble de choix à disposition, "réalisations" ou engagements dans un projet et "voix" ou capacité d’influence ou d’expression). Des ressources (libertés et droits formels, incluant les revenus) doivent alors identifiées. Elles seront transformées en capabilités par l’intermédiaire des facteurs de conversion, pouvant être individuels ou collectifs.
L’accompagnement des transitions professionnelles pourrait être amélioré en mobilisant l’approche par les capabilités de Sen, une approche peu mobilisée jusqu’à présent (8). A partir d’une recherche menée auprès de 513 personnes licenciées pour motif économique (9), plusieurs apports de cette approche peuvent être mis en évidence. Tout d’abord, elle a le mérite de respecter les souhaits individuels des personnes car la liberté de choix d’accomplissement de chacun est centrale. Un rapport très récent de France Stratégie (2023) (10) souligne notamment que si les besoins en réallocations sectorielles sont importants, ils ne convergent pas nécessairement avec les souhaits et les capacités individuels. De ce point de vue, il est aujourd’hui essentiel de réussir à concilier les besoins de l’économie et les aspirations individuelles, souvent associées à une demande de sens au travail ou d’équilibre entre vie professionnelle et vie familiale.
Les capabilités apportent une dimension supplémentaire à l’accompagnement des transitions professionnelles, en enrichissant significativement l’ensemble des variables de suivi et de bilan. Il est couramment reproché aux dispositifs d’accompagnement une insuffisante prise en compte des dimensions personnelles des bénéficiaires. Ils sont trop focalisés sur les résultats quantitatifs d’efficacité, et d’efficience, et pas suffisamment sur les données qualitatives de satisfaction individuelle. Les dispositifs d’accompagnement sont souvent perçus comme des boîtes noires assimilées à "la prise en compte de flux d’entrée dans un dispositif dont on espère une sortie positive" (11). Très concrètement, opérationnaliser les capabilités peut permettre :
- la prise en compte et la mobilisation d’autres types de ressources que les droits légaux (durée des droits, allocation de reclassement, etc.). Il peut s’agir de ressources liées au soutien social, comme celui apporté par la famille ou les anciens collègues, ou au cabinet de reclassement, tels les prestations mises en œuvre, le soutien apporté ou le style d’accompagnement ;
- la facilitation et le suivi des capabilités individuelles, aux différents moments de la transition : ces capabilités se réfèrent au champ des opportunités ("opportunités"), à la capacité de faire ("réalisations") et à la capacité d’influencer son propre parcours ("voix") ;
- l’enrichissement du bilan de l’accompagnement, ce qui suppose l’élargissement de la mission et l’évolution de la posture des prestataires. Opérationnaliser les capabilités de réalisation ou d’accomplissement signifie élargir l’éventail des options et les indicateurs de bilan au-delà des "solutions" et des "situations" à l’issue du dispositif (emploi sous CDI, emploi, sous CDD ou intérim, création d’entreprise, formation), du nombre d’actions/prestations/bénéficiaires assurées d’offres valables d’emploi (OVE) ou d’offres valables de reclassement (OVR) proposées ou des taux de reclassement immédiats. Il est important de renforcer les indicateurs qualitatifs, qu’il s’agisse de situation objective à l’issue du dispositif (statut, revenus, localisation, fonction), des changements induits (qualité de vie, revenus, responsabilités, temps de déplacement), de la satisfaction perçue (à l’égard de la situation actuelle, de l’accompagnement, ou de la transition), ou du bien-être de la personne à l’issue de l’accompagnement (hédonique/eudémonique). L’adéquation de la situation actuelle au projet professionnel choisi et validé par l’individu devrait aussi faire partie des priorités des dispositifs d’accompagnement.
Notre étude souligne également que les différents types de capabilités (opportunités, réalisations, voix) augmentent entre l’entrée dans le dispositif et la sortie de celui-ci. Cela signifie que les capabilités sont donc alimentées durant la période d’accompagnement et bénéficient de cette dernière. Parmi les acteurs impliqués, c’est l’individu lui-même qui agit le plus sur ses propres capabilités, via son employabilité, son locus de contrôle (un locus "interne" correspond à attribuer d’abord à soi ce qui nous arrive) ou ses propres réseaux par exemple. Les autres parties prenantes et les ressources qu’elles lui apportent ne sont pas pour autant négligeables. Le cabinet d’accompagnement a un rôle prépondérant, par les prestations assurées - les plus significatives sont l’aide à l’élaboration d’un projet personnel ou à la création/reprise d’entreprise, la prospection d’offres d’emplois et l’aide au développement personnel - mais, surtout, par le style d’accompagnement des consultants.
Ainsi, les capabilités obtiennent des résultats significatifs sur la réussite subjective de la transition : satisfaction à l’égard de la situation actuelle et du parcours de transition, bien-être "hédonique" et "eudémonique" à l’issue de l’accompagnement. L’influence sur ces indicateurs est encore plus forte en cas de combinaison des différents types de capabilités. Par ailleurs, les aides et ressources apportées aux personnes jouent sur la réussite perçue de la transition, mais par, sans doute, l’intermédiaire des capabilités, qui jouent un rôle "catalyseur" ou "activateur". La combinaison des différents types de capabilités influe également sur la situation objective actuelle des personnes.
Ces différents résultats montrent l’intérêt de prendre mieux en compte les capabilités dans l’accompagnement et l’analyse des transitions professionnelles. Si les situations et les ressources de départ sont inégales, si les aspirations et les préférences individuelles sont variables, il est essentiel non seulement d’aider l’individu à construire son projet professionnel et personnel, mais aussi d’apprécier, d’alimenter et de faciliter ses capabilités par le biais de différents canaux. Les résultats suggèrent que les ressources fonctionnent ensemble plutôt qu’isolément. Les ressources économiques (indemnisation, revenus), le temps disponible (durée du dispositif et de l’accompagnement), la personnalité et les ressources individuelles (locus de contrôle, qualifications, statut, réseaux), l’aide apportée et les prestations réalisées par le cabinet d’accompagnement sont nécessaires, mais diffèrent selon les individus. Le cabinet joue sans doute un rôle majeur de facteur de conversion des autres ressources apportées ou mobilisées, via le style d’accompagnement adopté.
L’intégration de la dimension capabilité dans l’accompagnement et l’analyse des transitions présente un intérêt pour le pilotage des dispositifs, la posture à adopter auprès des personnes ainsi que les ressources et l’aide à leur apporter. Il s’agit de tendre vers un accompagnement individualisé et ouvert, prenant mieux en compte les inégalités de départ (certains choisissent de quitter leur emploi et/ou de se reconvertir, sont très qualifiés, ont déjà un projet assez précis... tandis que d’autres perdent brutalement leur emploi, sont peu employables, ou manquent de ressources psychologiques) et favorisant la capacité des individus à choisir leur vie professionnelle et personnelle. Olivier Mazade (2014) évoque ainsi la structure de reclassement comme un possible espace d’opportunités. Par définition, cette perspective ne néglige pas les débouchés, puisqu’il s’agit de favoriser l’égalité réelle et praticable, prenant en compte l’environnement.
Dès lors, l’individu doit être au cœur au cœur des dispositifs d’accompagnement. Or, force est de constater qu’en pratique, ceux-ci restent souvent cadrés et standardisés et contiennent une part limitée de personnalisation, quand bien même l’accompagnement renforcé pousse plus loin le curseur que l’accompagnement de droit commun. La personnalisation que nous préconisons résulte plus d’une différence de nature que d’une différence de niveau d’intensité de l’accompagnement. En effet, la liberté de choix de l’individu, le dosage et la conversion des différents types de ressources sont au cœur du modèle. Ce qui implique une posture d’accompagnement spécifique de type "coaching" plutôt que "contrôle" et la prise en compte de dimensions, et donc de prestations à assurer, bien plus large que dans le système classique d’accompagnement, fût-il renforcé par rapport au droit commun. Pour une grande partie des individus, a fortiori avec le recul de l’âge de départ à la retraite et l’allongement de la durée de la vie professionnelle, le temps disponible et l’accès à la formation sont absolument nécessaires pour envisager ou permettre une mobilité professionnelle.
Comme nous l’avons souligné plus haut, les transitions professionnelles tendent à se réguler maintenant par la gestion négociée et individualisée des emplois ainsi que par les choix et la liberté individuelle des salariés et des candidats à l’embauche, ce modèle assignant aux individus une hyper-responsabilisation et une grande partie des risques associés. Un des intérêts de l’approche par les capabilités de Sen est justement de faire une large place aux libertés individuelles, sans renoncer aux enjeux de justice sociale ni au rôle de régulation, de redistribution, et de service de l’Etat et des opérateurs associés aux politiques d’emploi.
(1) Beaujolin-Bellet R., Schmidt G. (2012), Les restructurations d’entreprises, La Découverte, Coll. Repères, 128 p.
(2) Schmid, G., and B. Gazier (Eds) 2002, The dynamics of full employment. Social integration through transitional labour markets. Cheltenham/Northampton: Edward Elgar, 464 p.
(3) Pour plus de détails, voir : https://www.ifop.com/publication/les-perceptions-de-la-mobilite-professionnelle-vague-2/
(4) Pour plus de détails, voir : https://www.ifop.com/publication/mobilite-souhaitee-vs-mobilite-bloquee-le-regard-des-salaries/
(5) Bruggeman F., Paucard D. (2005), Plans sociaux : l’impossible accompagnement social des restructurations d’entreprises ?, Revue de l’Ires, 1, 47, p.215-231.
(6) Nombre de rendez-vous et d’offres valables d’emploi (OVE) ou de reclassement (OVR) proposés, obligation de présence et de recherche active.
(7) Voir Spreitzer G.M. (1995), Psychological empowerment in the workplace: dimensions, measurement and validation, Academy of Management Journal, 38, 5, 1442-1465.
(8) Exception faite de Mazade O. (2014), "L’évaluation d’un dispositif d’insertion professionnelle : une approche par les capacités", Formation Emploi, n° 127, pp. 91-107.
(9) "L’apport des capabilités à l’accompagnement des transitions professionnelles : une perspective innovante", Lettre Défricheurs du social, Centre Etudes & Data du Groupe Alpha, n°39, juin 2023.
(10) France Stratégie (2023), Relever collectivement le défi des transitions Professionnelles, Rapport du Réseau Emplois Compétences, juin 2023.
(11) Fretel A. et Grimault (2020), « L’évaluation de l’accompagnement dans les politiques d’emploi. Stratégie et pratiques probantes », document de travail, n°02-2020, Ires, décembre 2020.
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