Transposition de la directive «ECN+» : «La réforme est très riche»

Transposition de la directive «ECN+» : «La réforme est très riche»

13.06.2021

Gestion d'entreprise

Julie Catala Marty, avocate associée chez Bryan Cave Leighton Paisner LLP, nous décrit les avancées et les problématiques suscitées par la transposition en droit français de la directive de 2018.

La France a fini de transposer la directive dite « ECN+ » - pour European Competition Network - avec la publication d’une ordonnance fin mai.

Que pensez-vous de la transposition de cette directive en droit français ?

La directive de décembre 2018 avait pour ambition d’harmoniser les droits applicables dans les différentes juridictions des Etats membres par les autorités nationales de concurrence afin d’assurer une application homogène du droit de la concurrence. L’objectif était aussi de doter chaque autorité de pouvoirs de coercition et de répression qui soient équivalents.

La transposition de ce texte en droit français vient donc renforcer les pouvoirs de l’Autorité de la concurrence.

L’ordonnance du 26 mai 2021 vient parachever la transposition en droit français de la directive européenne et compléter les dispositions de la loi dite « DDADUE », entrée en vigueur le 6 décembre 2020, ainsi que d’un décret du 10 mai 2021 consacré à l’aménagement de la procédure de clémence. L’ensemble de ces textes modifient ainsi substantiellement les règles de procédure en droit de la concurrence.

La réforme est très riche. Certains points sont positifs et vont dans le sens d’une application plus efficace du droit de la concurrence. D’autres posent de véritables questions et promettent de riches débats à venir.

Pouvez-vous nous décrire ces points positifs ?

L’Autorité dispose désormais de l’opportunité des poursuites, ce qui signifie concrètement qu’il lui sera loisible d’établir ses priorités. Elle peut donc décider d’instruire ou non un dossier en fonction des priorités du moment. Cela va lui permettre de concentrer son action et ses ressources sur les affaires/pratiques qui a ses yeux représenteront un enjeu concurrentiel significatif.

Cette nouvelle prérogative va dans le sens d’une meilleure efficacité de l’action de l’Autorité mais soulève néanmoins certaines questions : comment vont-être fixées ces priorités ? Sur la base de quels critères ?

Cette réforme est lourde de conséquences puisque des victimes de pratiques anticoncurrentielles pourront se voir opposer que leur dossier n’entre pas dans les priorités de l’Autorité (en dépit des éléments probants apportés).

Cela peut avoir des conséquences sur les stratégies contentieuses des entreprises victimes de pratiques anticoncurrentielles qui pourront se poser la question de porter leur litige devant la juridiction commerciale si elles craignent qu’il ne soit pas instruit par l’Autorité. Il y aura probablement des arbitrages à faire en fonction des typologies de dossier.

Quels sont les autres éléments positifs de cette réforme ?

L’ordonnance crée un nouvel article L.420-6-1 du code de commerce qui prévoit une exonération de sanction pénale au profit des directeurs, des gérants, des autres membres du personnel d’une entreprise lorsque l’entreprise en question a sollicité le bénéfice de la procédure de clémence et obtenu une immunité totale de sanction pécuniaire.

Cette réforme est importante. Elle va permettre de remédier à la situation suivante : une entreprise pouvait être amenée à dénoncer un cartel afin de bénéficier d’une immunité totale de sanction au titre de la clémence mais ses dirigeants restaient exposés au risque pénal. Ils pouvaient ainsi être poursuivis à titre personnel pour avoir pris une part frauduleuse et déterminante dans la réalisation de l’infraction. La réforme permet de remédier à cette situation. L’entreprise qui aura obtenu la clémence n’exposera plus ses dirigeants pénalement.

Au contraire, pouvez-vous nous expliquer ce qui pose des difficultés ?

Je pense à la modification de la procédure dite simplifiée et à la possibilité pour l’Autorité de la concurrence de statuer au terme d’un seul tour de contradictoire. Dans certaines affaires, le rapporteur général pourra décider que le dossier en question sera examiné à la suite d’une procédure à un seul tour de contradictoire.

La procédure ordinaire est organisée de la façon suivante : l’entreprise poursuivie se voit d’abord notifier des griefs et dispose d’un délai de 2 mois pour faire valoir ses observations. Puis elle se voit notifier un rapport auquel elle peut répondre dans un délai de 2 mois avant que ne se tienne la séance devant le Collège de l’Autorité. C’est au stade du rapport que les services d’instruction font état des déterminants de la sanction encourue : donc des éléments qui selon les services d’instruction devraient être pris en compte par le Collège pour sanctionner les entreprises poursuivies.

Dorénavant, le rapporteur général pourra décider que l’affaire en question n’a pas à donner lieu à un rapport. Les entreprises poursuivies recevront simplement une notification des griefs qui fera à la fois état des pratiques reprochées et des éléments relatifs à la sanction encourue.

Elles disposeront d’un délai de 2 mois pour y répondre qui pourra être étendu à 4 mois - lorsque le chiffre d’affaires cumulé des entreprises poursuivies atteint un seuil et lorsqu’au moins une société en formule la demande (ce qui, en pratique devrait être le cas dans la majorité des cas) -. Jusqu’alors, la procédure simplifiée n’était prévue que pour des affaires de faible envergure et pouvant être sanctionnées à hauteur de 750 000 euros maximum. Ce plafond est désormais supprimé. Autrement-dit, les entreprises perdent un tour de contradictoire mais reste exposées au même risque de sanction qu’en matière de procédure ordinaire.

Cette réponse soulève plusieurs questions :

  • Se pose d’abord la question des critères sur la base desquelles le rapporteur général va décider qu’une affaire doit être traitée en procédure « simplifiée ».
  • L’Autorité a fait savoir qu’il pourrait y avoir des « state of play meetings » avant que les griefs ne soient notifiés. Je pense qu’il est très important que cette pratique soit institutionnalisée. Ainsi les entreprises seront informées avant de recevoir la notification des griefs de son contenu de manière à pouvoir se préparer en amont.
  • Le débat sur la sanction encourue sera déplacé. Les entreprises devront se préparer à débattre de la sanction alors même qu’elles débattront en même temps du fond du dossier. Il faudra donc expliquer que l’entité n’a pas commis la pratique ou que les manquements ne sont pas caractérisés et dans le même temps débattre des déterminants d’une sanction éventuelle. L’exercice ne sera pas facile.
  • Quatre mois pour répondre c’est bien évidemment plus satisfaisant que 2. On peut malgré tout se demander si le délai de 4 mois pour répondre sera suffisant pour appréhender tous les aspects du dossier et répondre utilement à la notification de griefs (il faut avoir en tête que ce n’est qu’à compter de la notification de griefs que les entreprises poursuivies ont accès à l’intégralité des pièces du dossier de l’Autorité). 
  • La réforme permet au rapporteur général de décider d’un retour à la procédure ordinaire. On peut se demander sur quelle base ce choix sera opéré et comment s’opérera la bascule.
  • Se pose également la question du déroulement des débats lors des séances devant le Collège de l’Autorité. Les services d’instruction, qui auront pu prendre connaissance de la réponse à la notification des griefs pourront adapter leur argumentaire lors de la séance devant le Collègue. Les parties poursuivies risquent de découvrir en séance des modifications apportées aux arguments développés dans la notification de griefs. Elles devront être capables de réagir en séance. La séance devra être le lieu d’un vrai débat contradictoire.

L’Autorité pourra imposer des mesures structurelles. Que dire là-dessus ?

L’Autorité pourra prendre des mesures correctives pour faire cesser une infraction qui ne seront pas simplement comportementales mais qui pourront être structurelles. Elle pourra donc ordonner le cas échéant la cession d’actifs. Cela représente une extension du champ des injonctions structurelles qui pourront désormais être prononcées en matière de pratiques anticoncurrentielles. Le texte précise toutefois que s’il existe plusieurs solutions pour remédier au problème de concurrence alors l’Autorité devra choisir la moins contraignante des deux. Il est cependant évident que ce point va nourrir des débats importants sur la proportionnalité et l’équivalence des sanctions. Tout l’enjeu pour les entreprises contrevenantes sera de démontrer qu’il y a des remèdes tout aussi efficaces que l’injonction structurelle. 

L’Autorité sera aussi susceptible de prononcer d’office des mesures provisoires…

Cela sera possible en dehors de toute saisine d’une partie et cela devra être justifié par la possibilité de voir survenir un préjudice grave et irréparable causé à la concurrence... L’Autorité se trouve dotée d’un nouveau pouvoir important. Les entreprises seront donc confrontées au risque de se voir imposer des mesures d’urgence par l’Autorité alors même qu’aucun concurrent ou partenaire commercial n’aura sollicité de telles mesures.

L’ordonnance contient aussi une disposition importante pour les associations professionnelles. Pouvez-vous nous la résumer ?

Le plafond de l’amende qu’elles sont susceptibles d’encourir est rehaussé. Jusqu’à maintenant, les amendes étaient plafonnées à 3 millions d’euros. Désormais elles sont susceptibles d’encourir le plafond de droit commun : soit 10 % du chiffre d’affaires annuel de l’association et même lorsque l’infraction porte sur l’activité des membres de l’association, la sanction peut aller jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires des membres de l’association actifs sur le marché concerné par l’infraction. Cela change complètement la règle du jeu. Cela va très fortement inciter les associations professionnelles et leurs membres à une vigilance accrue dans leur fonctionnement. Pour rappel, les informations échangées lors de réunions au sein de ces associations doivent se limiter à des informations qui ne sont pas commercialement sensibles et qui relèvent de l’intérêt général de la profession.

Y’a-t-il autre chose à relever sur cette transposition de la directive « ECN+ » ?

Encore une fois, les nouveautés apportées par la directive sont nombreuses. Je peux également citer la suppression du critère de l’importance du dommage causé à l’économie dans le calcul de la sanction pécuniaire. Cette suppression vient de donner lieu à l’ouverture par l’Autorité d’une consultation publique sur la révision du communiqué sanction.

Les textes de transpositions vont au-delà de la directive sur certains points. Les pouvoirs de la DGCCRF ont ainsi également été renforcés avec la loi DDADUE. Pour donner deux exemples : d’abord, les injonctions de la DGCCRF en matière de pratiques restrictives pourront désormais être assorties d’astreintes journalières et une nouvelle infraction est créée. Ensuite, la DGCCRF se voit investie du pouvoir de contrôler la bonne exécution en France du règlement européen « Platform to Business » visant à garantir l’équité et la transparence du traitement accordé par les plateformes en ligne aux utilisateurs. Tout manquement à ce règlement constitue désormais une nouvelle forme de pratique restrictive de concurrence prohibée à l’article L.442-1 du code de commerce

 

 

 

 

 

propos recueillis par Sophie Bridier

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