Travailleurs de plateformes : une charte oui, mais juste une charte…

Travailleurs de plateformes : une charte oui, mais juste une charte…

24.12.2019

Gestion du personnel

Etienne Pujol, avocat associé au sein du cabinet STC Partners, analyse les conséquences de la décision du Conseil constiutionnel du 20 décembre, qui a invalidé une partie des dispositions de la loi Mobilités relatives à la charte que peuvent mettre sur pied les plateformes à l'égard des travailleurs qu'elles emploient.

Dans le monde des plateformes numériques de mise en relation de clients avec des prestataires de travail, la décision du Conseil constitutionnel sur l’article 44 de la loi orientation mobilités ("LOM") était très attendue.

Gestion du personnel

La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :

- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.

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Pour remettre cette attente dans son contexte, rappelons que cet article prévoyait que ces plateformes pourraient mettre en place des "chartes" contenant huit catégories d’engagements pris à l’égard des prestataires qui travaillent pour elles. Une fois homologuées par l’administration, il était prévu que leur existence et leur respect ne pourraient pas être invoqués par les prestataires pour revendiquer un statut de salarié.

C’est cette dernière disposition qui a été censurée : le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution la partie du futur article L.7342-9 alinéa 6 précisant "et le respect des engagements pris par la plateforme". Il ne restera donc de cet article que la formulation suivante : "Lorsqu’elle est homologuée, l’établissement de la charte ne peut caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs".

Les juridictions prud’homales saisies resteront donc libres de qualifier, in concreto, la relation de travail et, par conséquent, l’existence d’un lien de subordination.

Quel était l’enjeu ?

L’enjeu était de permettre aux juridictions sociales de conserver toute latitude dans la caractérisation du lien de subordination entre un travailleur et son employeur. En censurant cette disposition, le Conseil constitutionnel a annihilé la finalité même de la charte voulue par certains opérateurs, et notamment par les promoteurs de cette mesure : la sécurisation des plateformes contre le risque de requalification.

Force est de constater que beaucoup d’efforts avaient été déployés en France pour tenir le droit du travail aussi éloigné que possible du modèle économique des travailleurs de plateforme. L’étude d’impact de la LOM se focalisait déjà plus sur la sécurisation des opérateurs des plateformes que sur celle des prestataires de travail (page 200). Dans ses observations portées à la connaissance du Conseil constitutionnel (page 2), le gouvernement renchérit en indiquant que "la situation actuellement constatée [est] insatisfaisante pour les deux parties", mais ne développe que pour les plateformes en quoi elle est insatisfaisante (le risque de requalification), par pour leurs travailleurs…

Les observations apportées au Conseil constitutionnel par les conseils d’une association professionnelle résument parfaitement l’objectif poursuivi : il s’agissait d’une "limitation apportée aux moyens invocables devant la juridiction prud’homale […] justifiée par un motif éminent d’intérêt général"…

Ces efforts sont pourtant à contre-courant de ce qui se passe dans la plupart des pays occidentaux. Outre les requalifications prononcées par les juridictions, les législations évoluent elles aussi dans un sens plus protecteur pour les travailleurs. En dernier lieu, en Californie, qui n’est pourtant pas réputée pour être l’Etat le plus hostile à la nouvelle économie en général, et aux plateformes en particulier, une loi entrera en vigueur dans quelques jours aux termes de laquelle les chauffeurs utilisés par Uber et ses concurrents seront a priori considérés comme leurs salariés, sauf si la preuve d’indépendance est démontrée.

Il n’est pas anodin qu’en France, aussi bien le Conseil national du numérique, que le CLAP et beaucoup d’autres intervenants se soient émus des dispositions de la LOM, insuffisantes au regard des enjeux : quand bien même les thèmes que ces chartes vont aborder seraient destinés à assurer aux travailleurs une meilleure protection, il ne s’agissait en réalité, sous couvert d’une amélioration des conditions de travail des travailleurs, que d’un refus de leur appliquer le droit du travail et d’une volonté de faire échec à la reconnaissance du lien de subordination.

En conclusion, l’établissement d’une charte reste possible, et même souhaitable, mais son établissement ne privera pas les travailleurs de plateforme de la possibilité de renverser la présomption, simple, de non-salariat et ainsi de voir leur relation qualifiée en salariat si les critères du lien de subordination sont réunis : pouvoir de direction, de contrôle et de sanction.

Pour autant, cette décision n’est pas exempte de critiques.

Critique n°1 : la communauté de travail

Dans son considérant n°13, le Conseil constitutionnel affirme que "les plateformes de mise en relation par voie électronique et les travailleurs en relation avec elles ne constituent pas, en l’état, une communauté de travail".

Il est curieux que le Conseil soit aussi affirmatif tant les modèles économiques des plateformes de mise en relation sont protéiformes. Pour autant, s’agissant des coursiers et des chauffeurs, de telles communautés se retrouvent.

Dans son arrêt Take Eat Easy (arrêt du 29 novembre 2018), la Cour de cassation n’avait d’ailleurs pas jugé utile de recourir au concept de service organisé dont elle avait estimé par le passé (arrêt du 13 novembre 1996) qu’il permettait de constituer un indice du lien de subordination lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail".

Critique n°2 : la définition d’un "prix décent"

Dans son considérant 17, le Conseil constitutionnel définit ce qu’est un prix décent pour une prestation de service, ce que la LOM s’était abstenue de faire. Des juristes s’étaient émus du recours à une telle notion, imprécise et subjective qui dépend des charges et contraintes personnelles de chaque travailleur. Lui était préférée celle de prix minimum pour la prestation réalisée.

Selon le Conseil constitutionnel, un prix décent serait une rémunération permettant au travailleur de "vivre convenablement" compte tenu du temps de travail accompli.

Nul doute que cette définition va faire couler beaucoup d’encre et méritera de plus amples développements.

Critique n°3 : la définition du contrat de travail

Dans son considérant 24, le conseil constitutionnel précise que c’est au législateur, et à personne d’autre, de déterminer ce que sont les caractéristiques essentielles du contrat de travail. C’est la raison essentielle de sa censure, le Conseil reprochant au législateur d’avoir en quelque sorte délégué la qualification juridique du contrat de travail aux plateformes, ce que la constitution lui interdit de faire (article 34).

Autant il est possible de comprendre ce concept d’incompétence négative, autant ce faisant le Conseil procède une bien curieuse affirmation. En effet, le code du travail ne définit nulle part ce qu’est un contrat de travail, ni sa composante essentielle, le lien de subordination. Serait-ce donc un appel à une intervention législative sur ce sujet ?

De nombreux juristes militent ces derniers mois pour une telle évolution. Ils trouveront dans ce considérant un argument de poids.

 

Et demain ?

Cette censure du Conseil constitutionnel n’est qu’une étape dans la (déjà) longue histoire des plateformes de mise en relation et de leurs travailleurs. Le sujet est complexe, touche à beaucoup de problématiques et il n’y a pas de solution si simple qu’elle s’impose à tous les protagonistes.

Le premier semestre 2020 verra cette question revenir sur le devant de la scène à divers titres.

Pas moins de deux propositions de loi seront débattues devant le Sénat sur ce sujet, l’une à l’initiative du groupe communiste ("relative au statut des travailleurs de plateformes numériques"), l’autre à celle du groupe socialiste ("visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques").

La première propose la création d’un Livre VI à la 7e partie du code du travail prévoyant un statut spécifique pour les travailleurs de plateforme avec des dispositions relatives à la formation du contrat, aux conditions de travail (temps de travail, rémunération) et à la rupture du contrat.

La seconde vise à obliger les travailleurs de plateforme qui ne seraient pas des salariés ou reconnus comme tels à s’insérer dans le cadre d’une coopérative d’activité et d’emploi qui les salarierait et les mettrait à la disposition des plateformes, un peu sur le modèle du portage salarial ou du contrat de travail intérimaire.

Sur le terrain judiciaire, la chambre sociale de la Cour de cassation devrait rendre son arrêt dans l’affaire Uber c/ Petrovic, qui avait vu la cour d’appel de Paris requalifier la relation contractuelle en une relation de travail salarié, à la suite de son arrêt Take Eat Easy.

Enfin, dans un horizon un peu plus lointain (2022 au plus tard) auront lieu les débats autour de la transposition en droit français de la prochaine Directive communautaire relative à "des conditions de travail transparentes et prévisibles dans l’Union Européenne" et qui a précisément pour objet de s’appliquer aux travailleurs de plateforme comme aux salariés…

Etienne PUJOL
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