Vers une transition juste : pour accentuer le rôle des représentants des salariés dans la construction des stratégies de transition écologique

Vers une transition juste : pour accentuer le rôle des représentants des salariés dans la construction des stratégies de transition écologique

13.11.2023

Gestion du personnel

Dans cette chronique, Félix Evain, chargé d’études au Centre Etudes & Data du Groupe Alpha, regrette que les représentants du personnel ne soient pas davantage associés à la stratégie en matière de transition écologique. Renforcer la présence des salariés au conseil d’administration, au-delà de ce qu'a prévu la loi Pacte, apparait comme un levier essentiel.

Les dernières annonces gouvernementales sur la planification écologique confirment la place centrale que prend la transition écologique en France. Bien que le dernier rapport du Haut conseil pour le climat (2023) montre que notre économie n’est pas encore alignée sur la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre, les dispositifs réglementaires ont été mis en place pour atteindre cette ambition : diminuer de 55 % les émissions de gaz à effet de serre dès 2030 (base 1990) et atteindre la neutralité carbone en 2050. Ainsi, que ce soit au niveau européen (taxonomie verte et sociale, corporate sustainability reporting directive) ou national (loi énergie-climat…), les objectifs et la réglementation ont été fixés, il ne reste "plus qu’à" conduire l’action aux niveaux sectoriel et organisationnel. Or, cette transformation implique d’importantes conséquences sociales pour les salariés. Dès lors, s’intéresser à la représentativité de ces derniers dans la gouvernance de l’entreprise est essentiel pour questionner la possibilité d’une transition juste.

Comprendre les conséquences de la transition écologique pour agir efficacement

Un des premiers moteurs de l’action environnementale des entreprises reste l’approche par les risques et opportunités. Comme le montre un certain nombre de scénarios prospectifs de référence, la transition écologique implique des transformations socio-économiques rapides et systémiques. Ainsi, dans une étude de 2021 sur l’agroalimentaire, l’Iddri et le BASIC montrent que, selon la trajectoire de transition prise, ce secteur est susceptible de s’orienter vers une territorialisation de la production au bénéfice des entreprises de taille moyenne ou, au contraire, vers un accroissement du poids des grands groupes du fait d’un renforcement de la compétition sur les prix.

Plus généralement, ces travaux montrent que de nombreux secteurs restent fortement exposés au risque de transition. Autrement dit, leur modèle d’affaires ou leur mode de production est susceptible d’être incompatible avec une économie bas-carbone. La Commission européenne a d’ores et déjà identifié les secteurs qui doivent transformer leur appareil de production afin de réduire leurs impacts environnementaux, par exemple, la chimie, ou qui doivent considérablement diminuer leur niveau d’activité, par exemple, les raffineries.

A l’inverse, la transition écologique génère de nouvelles opportunités économiques pour certains secteurs, comme les énergies renouvelables ou le nucléaire.

Pour anticiper ces transformations, certaines branches professionnelles explorent par la prospective les impacts de la transition écologique sur les emplois et les compétences. Pour reprendre l’exemple du nucléaire, on peut citer notamment le programme MATCH, élaboré par le Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (Gifen), dans lequel les entreprises et les organisations professionnelles du secteur se sont réunies afin de répondre aux besoins en emploi et compétences de la filière identifiés à horizon 2030. De même, les 32 branches industrielles, rassemblées par l’opérateur de compétences OPCO2i, se sont emparées de la thématique de la transition écologique dans le cadre d’un Edec (Engagement de développement des emplois et compétences) conclu avec l’Etat pour répondre à un besoin similaire.

Décliner ces travaux reste un exercice difficile pour une entreprise. Mais ces réflexions montrent la nécessité de structurer des stratégies "climat" qui intègrent à la fois les objectifs de durabilité, mais également la question des emplois et compétences. Autrement dit, pour mettre en œuvre efficacement la transition, il s’agit de connecter l’environnement, l’économique et le social. A cette fin, les entreprises, principalement de grande taille, définissent de plus en plus une stratégie "climat". Elles doivent alors composer avec leurs parties prenantes.

Gestion du personnel

La gestion des ressources humaines (ou gestion du personnel) recouvre plusieurs domaines intéressant les RH :

- Le recrutement et la gestion de carrière (dont la formation professionnelle est un pan important) ;
- La gestion administrative du personnel ;
- La paie et la politique de rémunération et des avantages sociaux ;
- Les relations sociales.

Découvrir tous les contenus liés
Les détenteurs de capitaux ont un faible pouvoir effectif mais restent intégrés aux discussions stratégiques

La montée en puissance de la notation ESG (Environnement, Social et Gouvernance) et les conséquences de l’article 29 de la loi énergie-climat accentuent fortement l’intérêt que portent les investisseurs aux sujets environnementaux. Pour répondre à leurs demandes, certaines entreprises, comme Vinci ou Engie, portent des procédures de consultation volontaire de l’Assemblée générale sur leur stratégie "climat". Si les résultats de vote ne sont jamais contraignants, ce Say on Climate, proche du Say on Pay, montre que le dialogue existe entre gestionnaires et actionnaires.

Extérieurs à l’entreprise, l’influence de ces derniers en matière de choix stratégiques reste limitée par rapport au pouvoir des dirigeants et ce malgré leur présence au sein du conseil d’administration - l’Assemblée générale étant souvent qualifiée de simple "chambre d’enregistrement" des décisions du conseil d’administration. Toutefois, de plus en plus de fonds d’investissement n’hésitent pas à recourir à l’engagement actionnarial pour accentuer la pression sur les entreprises. En 2022, plusieurs membres de la coalition d’investisseurs Climate Action 100+ ont ainsi tenté de porter une résolution auprès de l’Assemblée générale de TotalEnergies pour inclure la stratégie "climat" dans le contenu du rapport de gestion établi à l’attention des détenteurs de capitaux. L’objectif final aurait été de pouvoir engager une discussion de fond sur ladite stratégie.

Certes, le nombre de résolutions portées par les actionnaires sur ces enjeux apparaisse limité en France, en comparaison des Etats-Unis où les résolutions environnementales ont surtout pour objectif d’obtenir un reporting climatique. De même, ces résolutions ne viennent pas fondamentalement remettre en cause le pouvoir du conseil d’administration. Mais il n’en reste pas moins qu’un dialogue existe à ce niveau pour permettre aux intérêts des fonds d’investissement d’être satisfaits dès lors que la présence ou l’absence d’une stratégie "climat" ne remet pas en cause la maximisation de la valeur actionnariale.

Le CSE peu associé à la transition écologique

De leur côté, les représentants des salariés ont très peu de marges de manœuvre pour dialoguer et influencer la stratégie climat de l’entreprise.

Au niveau du CSE, le législateur a renforcé le rôle des élus sur ces questions. Ainsi, grâce à la loi Climat et résilience, la question environnementale peut être abordée dans les trois temps d’information-consultation, à savoir les orientations stratégiques, l’analyse économique et financière de l’entreprise et la politique sociale, les conditions de travail et l’emploi. Le dialogue social contenait déjà la thématique environnementale, par exemple avec le droit d’alerte en cas de risque grave pour la santé publique et l’environnement. Cette évolution acte le caractère holistique de la transition écologique, puisqu’il s’agit de l’aborder dans chacun de ces trois temps. En pratique, on peut toutefois regretter que la loi n’ait pas été plus audacieuse en instaurant une information-consultation spécifique aux enjeux de la transition écologique car le principal risque de cette approche diffuse est qu’elle aboutisse à traiter de manière insuffisante les sujets environnementaux. Jusqu’à présent, le verdissement de la négociation collective concerne principalement la mobilité, le télétravail ou encore les comportements écoresponsables. Ces sujets sont importants, mais les conséquences de la transition écologique sont telles que les élus ne peuvent pas y être cantonnés.  

Si, dans l’esprit du législateur, le CSE est appelé à participer significativement à la transformation de l’organisation, en pratique, c’est moins évident. Il intervient ainsi en bout de chaîne du processus de décision et n’a donc que très peu de marges de manœuvre pour influencer la stratégie environnementale de l’entreprise. Autrement dit, si le CSE dispose de nouvelles prérogatives, le législateur n’en a pas changé les conditions d’exercice : les représentants des travailleurs restent écartés de toute discussion stratégique, peu importe sa nature.

Pour une vraie démocratie d’entreprise face à la transition écologique

La transition écologique affecte directement les salariés d’une entreprise, par la décarbonation des appareils de production, la transformation de son modèle d’affaires ou, tout simplement, la réduction ou l’accroissement de son niveau d’activité.

A ce titre, l’exemple de l’automobile est frappant : il s’agit de former massivement les travailleurs pour produire des véhicules à moteur électrique tout en sécurisant les transitions professionnelles des salariés qui perdraient leur emploi du fait de cette transition. Mais l’exemple de secteurs en croissance est également frappant : le volume d’emplois de la filière nucléaire devrait augmenter de 60 000 équivalents temps plein d’ici 2030 pour répondre à la demande. Ce besoin implique notamment d’investir dans la formation des salariés en reconversion et de négocier des dispositifs pour faciliter la transmission de compétences sans surcharger les travailleurs "sachants" alors même que la main-d’œuvre manque.

Les expériences de transition montrent qu’associer les élus dès la conception de la stratégie de transition est un gage d’efficacité pour faire face à de tels bouleversements socio-économiques et à l’urgence. En Allemagne, la culture du compromis entre patronat et syndicats a été déterminante pour assurer une transition juste des Länder dépendants du charbon. En effet, le modèle de co-détermination de l’industrie allemande du charbon, caractérisé par une parité parfaite entre représentants des actionnaires et représentants des travailleurs au sein des conseils de surveillance, oblige les partenaires sociaux à coopérer. En conséquence, les transitions professionnelles des travailleurs ont été sécurisées dès l’amont, ce qui à la fois est moins coûteux et permet de rendre désirable, si ce n’est acceptable, la transition.

Renforcer le rôle des représentants des salariés dans les instances de gouvernance des entreprises est donc une question essentielle à ne pas sous-estimer en France. Si la loi Pacte a augmenté le nombre d’administrateurs salariés de un à deux pour les conseils comportant plus de huit membres, elle n’a pas modifié sensiblement les équilibres de pouvoir, d’autant qu’elle s’est traduite par une augmentation de la taille des conseils d’administration. Certes, le contexte français se démarque par une forte défiance entre direction et élus. Mais renforcer la présence des salariés au conseil d’administration serait de nature à créer un nouveau type de relations entre la direction et les représentants des salariés car consacré à la définition de la stratégie. A ce jour, le conseil d’administration n’est pas concerné par les autres thématiques abordées en CSE et, donc, par les incompréhensions qui peuvent en résulter. Il n’est pas non plus marqué par l’historique des discussions et des relations entre direction et représentants du personnel au sein du CSE. En partageant des informations relativement sensibles, les directions consolideraient la pertinence de leurs stratégies de transition en la complétant du point de vue critique des salariés. C’est un levier essentiel pour réussir une transition juste. 

Félix Evain
Vous aimerez aussi