«La lutte contre la corruption est une manière de rétablir fortement la confiance entre les citoyens et les institutions européennes», B. Cazeneuve

«La lutte contre la corruption est une manière de rétablir fortement la confiance entre les citoyens et les institutions européennes», B. Cazeneuve

15.11.2019

Gestion d'entreprise

L’ancien Premier ministre, avocat associé chez August Debouzy et président du Club des juristes, plaide pour l’adoption d’un cadre législatif anticorruption à l’échelle de l’UE. Il nous détaille les propositions qu’il a formulées avec Pierre Sellal, ambassadeur de France, dans une Tribune publiée par Les Échos le 5 novembre.

Bernard Cazeneuve appelle de ses vœux la mise en place d’une politique européenne ambitieuse de lutte contre la corruption. Elle pourrait reposer sur trois directives et plusieurs dispositions à insérer dans des actes de droit européen dérivés sectoriels. L'adoption du « paquet anticorruption » lui paraît inévitable pour plusieurs raisons.

Pourquoi l’UE doit-elle se doter d’un « paquet anticorruption » ?

Pour trois raisons. Tout d’abord, la corruption est un facteur de distorsion de concurrence au sein du marché intérieur. Dès lors, faire en sorte que l’ensemble des pays qui bénéficient du marché intérieur partagent les mêmes règles de prévention et de lutte contre la corruption est aussi une manière de garantir la concurrence non faussée en son sein. Le paquet compliance peut ainsi être un instrument destiné à éviter qu’une infraction à des règles éthiques ou de probité ne puisse donner à certaines entreprises un avantage indu.

C’est également utile pour corriger la relation asymétrique entre l’UE et les États-Unis. L’absence de règles harmonisées au niveau européen a parfois été le prétexte de démarches unilatérales de la part des États-Unis, vis-à-vis d’entreprises européennes. Le paquet compliance pourrait, en outre, préciser les conditions dans lesquelles le juge pénal européen pourra intervenir dans un cadre extraterritorial pour poursuivre plus efficacement la corruption d’agents publics étrangers, dans le cadre de faits de corruption de dimension internationale. Sur ce point, nos propositions sont complémentaires de celles déjà formulées par le député Raphaël Gauvain, qui s’est concentré sur les évolutions législatives à engager nationalement.

La lutte contre la corruption est aussi une manière de rétablir fortement la confiance entre les citoyens et les institutions européennes et de contenir ainsi la pression populiste.

Quels instruments le composeraient ?

Une première directive viserait à modifier la décision-cadre du Conseil de l’UE de 2003 relative à la corruption privée, pour mieux prévenir et lutter contre la corruption internationale. Ce texte est rédigé de telle manière qu’il ne permet pas aujourd’hui de lutter efficacement contre les infractions survenues à l’étranger. Et il est insuffisamment appliqué aujourd’hui. L’idée serait de généraliser l’incrimination des faits de corruption commis par-delà les frontières de l’Union européenne.

Une seconde directive viserait à la transposition, dans la législation de chaque pays membre, des grands principes définis par les recommandations et conventions de l’OCDE, relatives à la prévention et à la lutte contre la corruption, qui ont inspiré les travaux du Groupe des États contre la corruption (GRECO).

La troisième viserait à la mise en œuvre, au sein des entreprises, de plans de prévention de la corruption, au sein de certaines entreprises, chaque État membre demeurant libre de déterminer l’autorité en charge du contrôle du respect de ces obligations.

A cela s’ajouterait le conditionnement de l’accès des opérateurs économiques au marché intérieur à des exigences en termes de probité, en utilisant les actes de droit européen dérivés sectoriels. De telles clauses existent déjà dans le cadre des marchés publics depuis la réforme de 2014. Elles permettent de fermer l’accès à ces marchés aux entreprises ayant été à l’origine de faits de corruption. Dans le secteur de la banque et de l’assurance, des autorisations préalables conditionnent, dans certains cas, l’accès aux marchés. On pourrait imaginer, à l’instar de ce qui prévaut pour les banques et les assurances, que certaines entreprises, n’ayant pas respecté les règles de probité, se voient refuser l’accès au marché, par exemple. De telles clauses éthiques pourraient aussi être prévues dans les accords économiques de nouvelle génération conclus avec les États tiers. C’est ce que nous proposons.

Enfin, tout ceci ne pourra fonctionner sans poursuite des actes de corruption par les instances européennes. Il faut faire de la lutte anticorruption une priorité absolue reconnue de la coopération des autorités de poursuites au sein d’Eurojust. Nous pouvons aussi imaginer que le nouveau parquet européen ait une vocation à exercer un rôle central en la matière, après extension, le moment venu, de ses compétences.

Le sujet ne semble pas à l’agenda de la future Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen. Pourquoi ?

La Commission entend s’engager pour la justice, l’équité et l’état de droit. Elle a beaucoup insisté sur la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Peut-être entend-elle, à travers ces deux objectifs, englober la corruption sans l’avoir formulée comme un objectif prioritaire ? Ce qui est dommage.

On ne peut pas, non plus, exclure que la lutte contre la corruption soit une source de crispation pour certains pays de l’UE. Entre ceux qui mettent en place des dispositifs cohérents et complets de prévention de la corruption et les pays qui limogent leur procureur général, lorsqu’il poursuit la corruption de certains responsables politiques, il y a en effet des différences très importantes. Certains pays n’ont pas encore compris que la lutte contre la corruption est un élément consubstantiel à la démocratie et au lien de confiance entre les citoyens et les gouvernements. La corruption peut y être endémique et ils n’entendent pas mettre le sujet à l’ordre du jour de l’UE.

Enfin, il n’est pas encore intégré par l’ensemble des pays à quel point la corruption peut être un facteur de déstabilisation du marché intérieur.

Quelles sont les chances de voir vos propositions aboutir ?

Ce paquet aboutira inévitablement car il correspond à une exigence de plus en plus forte des opinions publiques, de la société civile, et des organisations non gouvernementales. Je suis convaincu qu’il répond aussi aux intérêts de nos entreprises. Nous sommes dans un mouvement de société où la pression est mise sur les gouvernements, afin qu’ils se dotent de règles éthiques, notamment dans un contexte où l’argent public est de plus en plus rares. La pression est extrêmement forte et elle renvoie à une problématique globale : celle de la régulation de l’économie de marché à un moment où les États et le multilatéralisme sont affaiblis.

Les avez-vous présentées au gouvernement français ?

J’en ai parlé au Premier ministre. Le rapport du Club des juristes dédié à ce sujet, qui sortira au mois de janvier, sera transmis à l’ensemble des membres du gouvernement susceptibles de relayer nos propositions au niveau de l’UE. Il sera aussi transmis aux instances européennes elles-mêmes.

Pensez-vous possible d’obtenir une majorité de votes au sein du Conseil de l’UE ?

Cela implique de la persévérance et des efforts de conviction. C’est un combat au long cours comparable à ceux menés par les organisations non gouvernementales lorsqu’elles ont voulu, sur des sujets qui leur paraissaient essentiels, faire évoluer le droit. Les choses ne se feront pas en un jour. Mais si nous voulons qu’elles aient une chance de se produire, il faut avancer des propositions cohérentes, pouvant faire bouger les esprits au niveau des gouvernements et des institutions de l’UE.

propos recueillis par Sophie Bridier

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