«Les rédacteurs d'actes doivent prendre davantage en compte le risque sanitaire», M. Mekki

«Les rédacteurs d'actes doivent prendre davantage en compte le risque sanitaire», M. Mekki

01.04.2020

Gestion d'entreprise

Les crises sanitaires vont devenir un risque prévisible et cela pourra avoir des conséquences sur les contrats, selon Mustapha Mekki. Il recommande aux juristes de rédiger des clauses sur mesure, qui permettent d’encadrer davantage ce nouveau risque.

Le point sur l'impact de la crise sanitaire sur les contrats avec Mustapha Mekki, agrégé des Facultés de droit, professeur à l'Université Sorbonne Paris Nord et directeur général de l'Institut national des formations notariales (INFN).

Quels sont les instruments à disposition des directeurs juridiques leur permettant de limiter les effets négatifs de la crise sanitaire sur leurs contrats ?

Les directeurs juridiques vont pouvoir solliciter deux séries de dispositions pour les contrats en cours et les contrats qui comportent des délais à respecter.

La première série se trouve dans les ordonnances du 25 mars 2020. L’ordonnance relative à la prorogation des délais échus pendant la période d'urgence sanitaire prévoit ainsi de reporter les délais qui viennent à échéance durant la période juridiquement protégée, qui s’étend entre le 12 mars 2020 et l'expiration d'un délai d'un mois à compter de la date de cessation de l'état d'urgence sanitaire déclaré (soit le 24 juin) [à la suite de cet entretien, une ordonnance du 13 mai 2020 est venue sceller la fin de la période juridiquement protégée au 23 juin 2020 inclus. Les hypothèses émises dans cette interview restent donc correctes, ndlr]. Une série d’articles va permettre de reporter les délais légaux et réglementaires (délais d’exécution, de réalisation de différentes procédures, etc.). L’article 4 va permettre le report de la mise en œuvre de certaines clauses (déchéance, résolutoires). Ces délais légaux seront reportés à partir du 24 juin sans pouvoir aller au-delà du 24 août. L’article 7 de l’ordonnance concerne les décisions, accords ou avis des personnes morales de droit public ou assimilées et prévoit également le report de certains délais (suspension ou interruption).

A côté de ces outils, des instruments classiques permettent de gérer l’imprévu. Dans cette boîte à outils contractuels, il y a la force majeure. Sa mise en œuvre est toutefois compliquée car elle suppose une application au cas par cas. Elle ne se décrète pas : il y a des conditions très précises. Autre instrument : l’imprévision. Il faudra alors établir que  le changement de circonstances imprévisible rend l’exécution de l’obligation excessivement onéreuse.

Il y a enfin toute une série d’outils, qui avaient moins de succès, et qui pourraient réapparaître et être revivifiés par les circonstances, tel que le devoir de bonne foi.

Une entreprise pourrait obliger son cocontractant à renégocier un contrat en invoquant son devoir de bonne foi ?

Cette jurisprudence a peu à peu été abandonnée lorsque le régime d’imprévision a été créé. Mais comme nous vivons actuellement une période de crise, ce sentiment de solidarité va probablement inciter les juges à rechercher des outils qu’on rattachait autrefois au courant du solidarisme contractuel. Il n’est donc pas exclu que les principes de loyauté et de bonne foi, comme d’autres instruments renaissent de leurs cendres. Des techniques plus classiques telles que la caducité pour disparition d’un élément essentiel et le tout nouvel article 1143 du code civil relatif à l’abus d’état de dépendance pourraient être, dans les mois à venir, davantage sollicitées.

La bonne foi n’avait plus le vent en poupe. Par exemple, dans un arrêt récent du 19 juin 2019 où l’une des parties invoquait que les prix proposés par son cocontractant étaient excessifs et entraînaient pour lui une asphyxie, la Cour de cassation a considéré que le juge ne pouvait pas utiliser le principe de bonne foi pour porter atteinte aux modalités de fixation du prix qui relevaient de la substance même des droits et obligations des parties. Depuis un arrêt du 10 juillet 2007 de la Chambre commerciale, le pouvoir de sanction par le juge d’un manquement à la bonne foi a été restreint. Mais la crise qui nous attend pourrait changer la donne. La crise sanitaire et la crise économique qui va en découler sont aussi importantes que celle qu’on a connue en 1929. Ceux qui s’en sortent le mieux vont devoir aider ceux qui s’en sortent le moins.

Je suis certain que les juges vont utiliser le principe de bonne foi pour régler des situations totalement injustes, dans des cas où la force majeure et l’imprévision ne sont pas applicables.

Le « risque sanitaire » devrait désormais être intégré dans les contrats ?

C’est une réalité, ces problèmes vont devenir cycliques. Un peu comme le cycle des crises économiques qui réapparaissent tous les 4/5 ans. En raison de la déforestation, des bouleversements climatiques, l’humain a des contacts plus fréquents avec les animaux, des virus et des bactéries inconnus ou disparus qui font leur apparition.  Les crises sanitaires vont devenir un risque prévisible, ce qui pourra avoir des conséquences sur les contrats. Il faut conseiller aux rédacteurs d’actes de le prendre en compte. Il faudra rédiger des clauses qui permettent d’encadrer davantage le risque sanitaire, qui est l’un des plus ravageurs : les clauses de hard ship, les clauses de force majeure,  clauses limitatives de responsabilité, imprévision, renégociation, preuve, etc. Ces clauses devront être rédigées sur mesure.

Certaines entreprises avaient déjà commencé à le faire lorsque sont apparues d’autres virus comme la dengue ou le chikungunya. Cela s’était traduit par l’apparition de nouvelles clauses.

Certaines clauses de force majeure pourront-elles être écartées et qualifiées de clauses abusives ?

Il existe deux cas de figure. Vous allez avoir un contentieux sur la validité des clauses de force majeure incluses dans les contrats. Elles seront jugées valables si elles sont rédigées avec modération. En revanche, si la clause est rédigée de manière très large, elle pourrait tomber sous les fourches caudines de l’article 1170 du code civil. Elles pourraient dans d’autres cas être qualifiées d’abusives (art. L 212-1 du code de commerce, art. L 442-1 du code de commerce, art. 1171 du code civil). Pour l’éviter, la clause devra prévoir une contrepartie, une réciprocité, ou être contrebalancée par d’autres avantages. Tout se fera au cas par cas.

Ce sera la même chose pour l’imprévision. De nombreux directeurs juridiques et leurs conseils ont décidé d’évincer cette clause au lendemain de l’ordonnance du 10 février 2016. Les évictions ont parfois été rédigées avec trop de brutalité. Cela dépendra des contrats mais il sera possible d’invoquer les articles 1170 et 1171 du code civil pour obtenir qu’elles soient réputées non écrites.

L’article 4 de l’ordonnance du 25 mars instaure « un moratoire » sur certains mécanismes (astreintes, clauses pénales, etc.).  Qu’est-ce que cela signifie en pratique ?

L’article 4 prévoit deux hypothèses. Concernant les astreintes prononcées par le juge, les clauses pénales, les clauses résolutoires et les déchéances qui doivent être mises en œuvre dans un délai, et qui sont amenées à produire des effets pendant la période juridiquement protégée, elles vont être reportées. Elles produiront leurs effets un mois après la fin de la période : au 24 juillet. C’est à partir de cette date qu’elles pourront être mises en œuvre.

 Pour les astreintes et les clauses pénales qui ont produit leurs effets avant le 12 mars, elles ont été suspendues ce jour-là et elles reprendront leurs effets à partir du 24 juin.

Le problème est que l’ordonnance préserve le débiteur qui ne s’exécute pas mais risque de manquer d’efficacité. En effet, ce texte n’interdit pas d’utiliser les sanctions de droit commun (art. 1217 et s.) telles que la rupture unilatérale hors le juge (art. 1226 C. civ.), l’exception d’inexécution par anticipation (art. 1220 C. civ.) ou tout simplement la résolution judiciaire (art. 1227 C. civ.).

Que prévoit l’article 2 de l’ordonnance ?

L’article 2 de l’ordonnance prévoit de reporter les délais légaux qui arrivent à échéance durant la période juridiquement protégée. Ce n’est pas applicable aux délais conventionnels. Par exemple, si vous avez un créancier qui doit informer une caution tous les 31 mars : le texte prévoit qu’on reporte cette obligation au 24 juin (fin de la période juridiquement protégée) qui doit être exécutée avant le 24 août. En droit immobilier, si le droit de rétractation est de 10 jours (art. L 271-1 CCH) qui arrive à terme pendant la période juridiquement protégée, vous aurez 10 jours pour vous rétracter à partir du 24 juin.

En tout état de cause, le report du délai ne pourra excéder 2 mois.

Conseillez-vous de recourir aux modes alternatifs de règlement des différends ?

C’est indispensable. La première chose à faire est de bien regarder les termes des contrats : voir s’ils peuvent bénéficier des dispositions prévues par les ordonnances et de l’éventail des outils contractuels mis à leur disposition.

Pour régler certaines problématiques, il faudra privilégier les modes alternatifs de règlement des conflits. Si l’ordonnance n’est pas applicable, c’est le droit des contrats qui s’appliquera. Or, ses notions sont à contenu variable. On ne sait pas comment les juges interpréteront les textes. Ils feront certainement preuve de plus d’équité qu’auparavant. On s’exposera donc à de nouveaux risques en allant sur ce type de contentieux.

Par ailleurs, c’est une nécessité d’aller vite en cette période de crise. Il n’y a donc pas mieux que les modes alternatifs de règlement des conflits. Chacun fera des sacrifices mais au moins il y aura une solution rapide. Les modes amiables permettront de régler la plupart des contentieux contractuels et peut-être de se concentrer sur les contrats les plus importants, ceux où l’amiable n’est pas envisageable. Sur la plupart des autres contrats, cela sera indispensable.

Quels conseils aux juristes d’entreprises inquiets de l’impact de cette crise sur la poursuite de leurs contrats ?

Les textes qui ont été rédigés seront corrigés. Si les directeurs juridiques ont des interrogations sur ces textes, qu’ils rencontrent des hypothèses qui ne sont pas prévues, ils doivent les faire remonter au gouvernement. Un forum participatif sera mis en place, avant que la loi de ratification corrige et complète les ordonnances. Les directeurs juridiques doivent donc faire remonter leurs difficultés et essayer de voir ce qui peut être clarifié afin que le texte final prenne davantage en considération leurs intérêts. Les directeurs juridiques doivent se mobiliser et participer à cette démocratie participative d’urgence. 

Propos recueillis par Leslie Brassac

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