Confidentialité des avis de juristes, délocalisation des directions juridiques, enquêtes de l'AFA, etc. Kami Haeri, avocat associé du cabinet Quinn Emanuel Urquhart & Sullivan, donne son point de vue sur les principales problématiques et craintes auxquelles font actuellement face les grandes entreprises.
Kami Haeri, avocat associé du cabinet Quinn Emanuel Urquhart & Sullivan, est responsable du pôle contentieux commercial, droit pénal des affaires et enquêtes de régulateurs. Il partage avec nous son expertise et son expérience au regard des dernières actualités impactant les directions juridiques.
Gestion d'entreprise
La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...
Que pensez-vous des préconisations du rapport Gauvain ?
Tout d’abord, c'est un travail de grande qualité qui a le mérite d'aborder la question de la protection des entreprises à travers l'angle du droit et à travers le prisme de la souveraineté. Les entreprises ont une valeur économique, et cette valeur économique est protégée par le droit et par le rôle du juriste. Le rapport Gauvain valorise le droit et la fonction juridique. C'est une très bonne chose. Concernant les préconisations, je les rejoins.

Il faut accorder un statut particulier au juriste d'entreprise pour lui assurer une protection. Je suis pour la création d'une grande profession du droit mais il faut assurer, a minima, une confidentialité des avis juridiques.
Je suis en revanche plus mesuré concernant la revalorisation de la loi de blocage. C’est un outil compliqué à mettre en œuvre devant certains pays et certaines juridictions. Le rapport dit qu'en échange de la modernisation de la loi, les entreprises sollicitées par les autorités étrangères devront se tourner vers l’État français pour demander un appui. Dans ces conditions, il faut que l'administration française soit extrêmement agile et rapide dans le traitement des demandes de coopération judiciaire. Les entreprises seront dans un dilemme : celui d’accepter de contribuer à une procédure étrangère ou risquer une exposition judiciaire pour elle-même ou pour ses dirigeants.
L’AFA semble réticente à la reconnaissance du principe de confidentialité des avis juridiques. Qu’en pensez-vous ? Est-elle, selon vous, un frein à l’efficacité de la lutte anticorruption ?
Les autorités d'enquête craignent que la plus grande difficulté à saisir ces documents constitue un frein à la recherche de la vérité. Mais c’est un débat qui est construit sous un mauvais angle. Il part du postulat que les documents révéleraient des choses problématiques et que les entreprises utiliseraient la confidentialité pour pouvoir exprimer librement leurs turpitudes. La confidentialité n’est pas un pavillon de complaisance permettant de cacher des infractions. D’ailleurs, un document qui aurait une telle finalité perdrait automatiquement son caractère confidentiel aux yeux d’un procureur ou d’un juge. Il n’y a donc aucune crainte à avoir.
La philosophie de la loi Sapin II, c’est de passer d’un régime de répression à un régime de prévention. Si on veut que la culture de la compliance et de la prévention du risque soit diffusée dans l'entreprise et que les objectifs de la loi soient atteints, il faut laisser au directeur juridique la possibilité de parler et d’écrire dans l’entreprise. Le juriste d’entreprise a un rôle important. Or il peut parler mais il ne peut pas toujours écrire car cela pourrait représenter un risque. Par exemple, le directeur juridique qui souhaite que son entreprise revalorise l'appareil de compliance sur tel secteur ou tel aspect de son activité devrait être en mesure de l'écrire. Or, l’absence de confidentialité anesthésie la manière avec laquelle le directeur juridique peut valoriser son travail.

Le travail des enquêteurs n’a jamais été empêché dans les pays où le juriste d’entreprise bénéficie de la confidentialité. Si le document est porteur d'une infraction, il peut être saisi. Mais je considère que tous les documents qui témoignent du travail intellectuel du directeur juridique ne relèvent pas de l’enquête. Aussi vrai qu'un juge pénal peut – sous conditions – saisir un document couvert par le secret professionnel, je ne pense pas que l'AFA ait le droit de saisir un tel document. Cela ne relève pas d’un pouvoir légalement attribué à l’AFA. Pourtant, dans les nouvelles guidelines publiées par l’AFA et le PNF, il est écrit que l’on attend de l’entreprise qu’elle les communique. En disant cela, ils reconnaissent de facto que le secret professionnel leur est opposable, même s’ils invitent les entreprises à y renoncer.
Comment cela se passe-t-il dans les pays où le legal privilege est reconnu ?
Nous pouvons toujours fustiger et critiquer le système anglo-saxon et le système américain mais le legal privilege est mieux protégé aux USA au sein des entreprises et devant les enquêteurs que le secret professionnel n’est protégé en France devant les juridictions et par nos régulateurs. Il faut leur reconnaître cela.
Par ailleurs, il y a aux États-Unis une fluidité des acteurs de la justice. Avocats, procureurs, juges, régulateurs, ont été formés ensemble, ont tous exercé le même métier et ont quasiment tous été avocats. Le juge les traite donc d’égal à égal. Les personnes se déplacent les unes les autres dans leurs professions respectives, en permanence. Leur parole a une valeur égale. Et ils se respectent davantage mutuellement. Le procureur qui devient juge se souvient qu’il a été avocat et que le legal privilege est une garantie d’égalité et de démocratie. Cette unité de la filière juridique a aussi comme conséquence le respect du secret professionnel.
Il faudrait donc s’en inspirer ?
J’aimerais qu’il y ait une grande profession et une grande formation commune de tous les juristes. Ce serait merveilleux que tous les juges, les procureurs, les avocats suivent des formations communes voire identiques de bord à bord et qu’ensuite on laisse les uns et les autres se spécialiser. Nous ferions alors tous partie d’un même corps de juristes. Cela valoriserait la filière juridique dans son ensemble et instituerait une plus grande harmonie et une plus grande fluidité dans nos rapports.
Selon vous, la reconnaissance de la confidentialité des avis de juristes d’entreprise se heurte-t-elle encore à la réticence de la part de certains avocats ? Si oui, pourquoi ?
Bien sûr, des avocats y sont opposés. Certains sont également opposés à la création d’une grande profession réunissant avocats et juristes d’entreprise. Le sujet est passionnel. Je comprends l'angoisse et l'inquiétude de certains confrères. Ils craignent, par exemple, que dès l’instant où le directeur juridique bénéficie de la confidentialité de ses avis, il ne fasse plus appel aux avocats pour l'aider, par exemple, dans une négociation en droit du travail, l’accompagner dans un audit interne ou dans une revue confidentielle de documents. C’est une erreur. La valeur ajoutée de l'avocat dépasse la question de la confidentialité. Les entreprises ne font pas appel à nous exclusivement pour bénéficier de cette confidentialité.

Il y a par ailleurs l’argument selon lequel les juristes d’entreprise ne sont pas indépendants. C'est à la fois un faux débat et un mauvais procès. On pourrait donner au juriste un statut protecteur qui prévoirait notamment qu’en cas de licenciement, l’entreprise devrait justifier que ce n'est pas à cause de la teneur de ses avis juridiques. Mais l’on pourrait aussi discuter de l'indépendance des cabinets d’avocats qui ont une clientèle institutionnelle et dont 80 % du chiffre d’affaires est apporté par ce seul client...
La question de l’avocat en entreprise soulève des craintes légitimes mais nous pouvons structurer et encadrer cet exercice.
Quant aux cabinets internationaux, je ne pense pas qu’ils y soient opposés car ils ont l'habitude de travailler dans des pays où la confidentialité des travaux du juriste d’entreprise est très établie. Ils considèrent que c’est un outil de sécurité juridique, de compétitivité et de valorisation de la filière juridique.
Certaines entreprises délocalisent leurs directions juridiques afin de protéger leurs avis juridiques. Qu’en pensez-vous ?
Je regrette cette situation car c’est une perte pour la filière juridique française. Mais, en réalité, les entreprises qui délocalisent une partie de leur directions juridiques à l’étranger le font pour des raisons multiples : une réorganisation interne plus large, des contraintes de coût, etc. Mais je regretterais vraiment que des entreprises qui ont toutes les raisons d’avoir une direction juridique ou une présence juridique forte en France délocalisent à cause de l’incapacité de notre système à garantir une confidentialité des échanges en entreprises.
Quels documents l’entreprise doit-elle communiquer à l’AFA ?
L’entreprise peut communiquer à l’AFA les informations qui ne sont pas couvertes par le secret professionnel. Par ailleurs, se pose la question de l’ancienneté des documents. L'AFA n'existe que depuis une période limitée et n'a donc pas vocation à récupérer des documents antérieurs aux obligations en matière de conformité créées vis-à-vis des entreprises. Il y a une dimension temporelle dans cette collecte. Je ne vois pas pourquoi l’entreprise communiquerait les documents antérieurs à l'entrée en vigueur de la loi Sapin II. Elle peut le faire mais ce n’est pas obligatoire selon moi.
Conseillez-vous de sous-traiter la mise en place et le suivi du programme de conformité à un cabinet d’avocats ?
Il est toujours préférable de travailler avec un cabinet d’avocats car nous avons une déontologie et bénéficions du secret professionnel. Mais je sais d'ores et déjà, que collectivement - juristes d’entreprises et avocats - aurons à subir une pression de la part des enquêteurs et des juridictions sur la nature du rôle de l'avocat dans le cadre de la question de la compliance. Si l’avocat intervient après l’ouverture d'une enquête, il a un rôle de défense, donc le secret professionnel est véritablement garanti. Nous entendons toutefois de plus en plus des enquêteurs ou des régulateurs remettre en cause la protection accordée au travail de l’avocat lorsqu’il est dans une activité de conseil, en amont de l’existence formelle d’une enquête. C’est une menace grave pour notre secret. Je m’attends à ce qu’il y ait de plus en plus de pression sur ce périmètre. Nous devons chercher des alliés dans ce dialogue, car depuis quelques années nous subissons une pression et un affaiblissement de notre secret professionnel.
De quelle manière se traduit l’affaiblissement du secret professionnel de l’avocat ?
Quelques décisions encore très isolées et l'attitude des enquêteurs témoignent d'une volonté de rétrécir le périmètre du secret professionnel autant que possible. Par exemple, la décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 22 mars 2016 indique que le secret professionnel est attaché à l’activité de défense lorsque l’enquête a donné lieu à un acte coercitif. Quand votre client est sous le coup d’une enquête, mais qu’il n’a pas encore été entendu ou mis en garde à vue, ce que vous échangez avec lui ne serait pas encore considéré comme de la défense. Ce serait seulement après la mise en œuvre d’un acte d’enquête que le secret professionnel ferait son apparition. Je suis très réservé et déçu par cette lecture. Cela signifie que l’on peut enquêter sur quelqu’un, saisir ses échanges avec son avocat, puis le mettre en garde à vue ou en examen et prétendre que ce n'est qu'après son arrestation qu'il peut enfin parler librement avec son avocat. Notre secret professionnel couvre notre activité de conseil, indépendamment d'un moment particulier. Sinon, il n’y a plus de secret professionnel.
Il y a une espèce d’érosion de la question du secret professionnel. Je pense donc que plus nous serons nombreux à partager et à protéger ce secret, mieux il sera défendu.
Une telle dérive, si elle se poursuivait, reviendrait à fragmenter notre profession : d’un côté les avocats pénalistes, qui vont en garde à vue, dans les commissariats, et qui bénéficient du secret professionnel et d’un autre côté tous les autres avocats, qui n’en bénéficieraient quasiment plus.
Nos engagements
La meilleure actualisation du marché.
Un accompagnement gratuit de qualité.
Un éditeur de référence depuis 1947.
Des moyens de paiement adaptés et sécurisés.