«Notre droit ne permet pas de protéger les travailleurs à l’étranger des multinationales», Anna Kiefer

«Notre droit ne permet pas de protéger les travailleurs à l’étranger des multinationales», Anna Kiefer

29.01.2024

Gestion d'entreprise

Le 16 janvier, la Cour de cassation a validé la mise en examen de la société Lafarge pour complicité de crimes contre l'humanité. C'est la première fois pour une entreprise. Entretien avec Cannelle Lavite, co-directrice du département Entreprises et droits humains à ECCHR et Anna Kiefer, chargée de contentieux et plaidoyer à Sherpa, deux ONG qui avaient porté plainte aux côtés de travailleurs syriens.

Si Lafarge reste mis en examen pour complicité de crimes contre l’humanité, financement d’entreprise terroriste et violation d’un embargo avec la Syrie, la Cour de cassation a toutefois annulé la mise en examen du cimentier pour mise en danger de la vie d’autrui. 

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La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...

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Quelle est votre réaction concernant la décision de la Cour de cassation ?

Anna Kiefer : C’est un vrai soulagement concernant la confirmation de la mise en examen pour complicité de crimes contre l’humanité. Cette confirmation est une étape nécessaire pour qu’il puisse y avoir un renvoi devant une juridiction de jugement, ce qui serait une première pour une entreprise. C’est historique.

Toutefois c’est une énorme déception concernant l’annulation de la mise en examen pour mise en danger d’autrui, pour nos associations, pour les salariés syriens et de manière globale pour les travailleurs de multinationales. Cette annulation signifie l’impossibilité pour les plaignants d’obtenir réparation de leur préjudice sur la base de cette infraction.

Cela démontre que notre droit ne permet pas de protéger les travailleurs à l’étranger des multinationales. La Cour exonère les multinationales qui, par leur activité, mettraient délibérément la vie de leurs salariés en danger.

Cannelle Lavite : C’est un constat en demi-teinte. Sur la non-application de la loi française, cela vient cristalliser un double standard dans la manière dont les travailleurs de multinationales à l’étranger peuvent être traités et avoir accès à la justice, comparé aux travailleurs français. Toutes les multinationales avaient pris la décision de quitter la Syrie en 2012 lorsque le conflit s’est installé. Or, Lafarge a décidé de d’évacuer ses salariés expatriés et de maintenir ses salariés locaux et ce, malgré leur peur exprimée et les dangers pour leur sécurité. Ils viennent chercher justice en France et en avec cette décision, la Cour de cassation risque de consolider ces doubles standards. 

Quel est le signal envoyé aux entreprises ?

Anna Kiefer : Sur le volet « complicité de crimes contre l’humanité », c’est une victoire. Le signal fort avait déjà été envoyé en septembre 2021. La chambre criminelle avait à cette occasion affirmé qu’une entreprise ne peut pas s’exonérer de sa responsabilité pénale en invoquant un objectif commercial. La poursuite d’une activité commerciale est en effet une circonstance s’apparentant au mobile, et ne porte pas sur l’élément intentionnel.

Si l’entreprise apporte une aide pour commettre un crime, elle peut être complice de cette infraction, même en tant que personne morale. La décision du 16 janvier vient mettre un arrêt à la contestation de Lafarge de cette mise en examen.

Sur l’annulation de la mise en examen pour mise en danger d’autrui, le signal envoyé est que les entreprises peuvent exposer les salariés de leurs filiales à des risques sans en porter la responsabilité. Notre droit doit évoluer pour mieux protéger les travailleurs à l’étranger de multinationales.

Cannelle Lavite : Concernant le maintien de la mise en examen de Lafarge pour complicité de crimes contre l’humanité, le signal répété par la Cour de cassation est qu’il y a une ligne rouge à la légalité de l’activité des entreprises en conflit armé. Dans ce dossier, en septembre 2021, la Cour de cassation a affirmé que lorsqu’une personne ou une entreprise a conscience que par ses actes elle peut contribuer à des crimes graves, elle ne peut pas s’exonérer de sa responsabilité sous prétexte d’avoir cherché à poursuivre son activité commerciale.

Pour la mise en danger délibérée, le signal envoyé semble être que les entreprises multinationales peuvent donc organiser leur irresponsabilité à travers leurs filiales ou sous-traitants ou les fournisseurs à l’étranger dont elles bénéficient de la main d’œuvre. Le raisonnement de la Cour de cassation pour décider que le droit du travail français ne s’applique pas dans le cas des salariés de la filiale de Lafarge en Syrie me semble un peu incohérent avec les constatations de la cour d’appel. Le manque de clarté que je perçois dans l’attendu de la Cour de cassation place aussi les entreprises multinationales dans une situation d’incertitude quant à l’application des règles de conflits de lois, règles très souvent invoquées dans le cadre d’activités transnationales.

Concernant, l’annulation de la mise en examen pour mise en danger de la vie d’autrui, la Cour de cassation a jugé que le droit du travail français ne s’appliquait pas. Qu’en pensez-vous ?

Cannelle Lavite : Concernant la mise en danger d’autrui, l’infraction suppose la violation d’une loi ou d’un règlement. Ici, la question posée à la Cour c’est : « est-ce que le droit du travail français s’applique aux travailleurs syriens ? ». La cour d’appel avait répondu par l’affirmative car elle avait relevé notamment « l’immixtion permanente » de Lafarge dans l’activité de sa filiale, ce qui avait engendré la perte d’autonomie de celle-ci. Elle avait considéré que les salariés syriens étaient sous l’autorité effective de la maison mère Lafarge, et en particulier parce que les dirigeants à Paris étaient impliqués vis-à-vis de la sécurité des travailleurs en Syrie. Autant d’éléments qui devaient raisonnablement permettre de qualifier des liens plus étroits entre la France et les travailleurs syriens.

Sans reprendre la mention de « l’autorité effective » de la maison mère sur ses travailleurs syriens, la Cour de cassation a décidé qu’il n’y avait pas de liens étroits entre la France et les travailleurs syriens car il n’y avait pas de relation démontrée entre les contrats de travail et la maison-mère.

Anna Kiefer : Cela nous semble être un contre-sens de reconnaître, d’un côté, qu’il y a une situation de co-emploi entre la société mère française et les salariés syriens et, de l’autre, de dire qu’il n’y a pas de liens plus étroits avec la France.

Cela aurait dû justifier l’application du droit français. La chambre d’instruction avait indiqué que le droit syrien prévoit également des obligations de sécurité envers les employeurs. La Cour a toutefois statué que l’obligation de prudence ou de sécurité mentionnée à l’article 223-1 du code pénal devait être prévue par un règlement ou une loi française, et non étrangère. 

C’est un point qui nous semble problématique. S’il est avéré qu’une multinationale a exposé ses salariés à un risque de mort, elle pourrait échapper à sa responsabilité si le droit français n’est pas applicable.

En octobre 2022, Lafarge a plaidé coupable devant le Department of justice aux Etats-Unis en admettant avoir fourni une aide et des ressources importantes à l’État islamique d’Irak et du Shâm (ISIS) et au Front al-Nosra (ANF). Quel est le lien avec la procédure en cours en France ?

Cannelle Lavite : Il y a eu une coopération judiciaire entre la France et les USA. Lafarge a été condamnée à verser plus de 777,78 millions de dollars mais aucun dollar n’ira aux travailleurs syriens, cet accord ne doit pas être confondu avec un accès à la justice.

En outre, cela ne couvre que le financement de terrorisme, et non pas la complicité de crimes contre l’humanité et les autres infractions liées aux conditions de travail.

Ce plaidé-coupable nous donne des informations sur les motivations de Lafarge et de ses anciens dirigeants au moment de leur décision de maintenir l’usine. La sécurité des salariés a été peu considérée par rapport aux intérêts financiers et notamment la fusion à venir avec Holcim. Le profit obtenu par Lafarge en maintenant son usine et en payant les groupes terroristes a été chiffré à 70,3 millions de dollars.

Quelles sont les prochaines étapes de la procédure ?

Anna Kiefer : L’instruction se poursuit. Nous n’avons pas de visibilité sur le calendrier. Sur le volet financement d’entreprise terroriste et violation d’embargo, un avis de fin d’information partiel a été rendu. Nous attendons le réquisitoire définitif du Parquet. Nous espérons que cela aboutira à un procès dans les mois ou années à venir.

Plusieurs dirigeants restent également mis en examen (pour financement d’entreprise terroriste et violation d’embargo) ou ont le statut de témoin assisté.

propos recueillis par Leslie Brassac
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