Fouzi Mathey nous reçoit dans son appartement parisien, où elle vit au milieu des livres et des toiles peintes par son compagnon. Elle a conscience de s'en sortir plutôt bien, malgré tout ce qu'elle a vécu dans sa jeunesse. Retirée à sa mère à l'âge de trois ans, en même temps que ses deux frères, elle considère ce placement comme abusif.
Soutenir les mères
Arrivée enceinte en France avec elle et son frère, sa mère a dû aller vivre chez son père et sa sœur. « Ma tante, qui avait été abusée sexuellement par mon grand-père, était devenue folle, elle a tenté de m'empoisonner, j'ai été hospitalisée, et c'est dans ce contexte que nous avons été placés. Mais ma mère avait des capacités à l'époque, elle n'était pas encore abîmée psychiquement, elle avait simplement besoin d'être aidée, par un logement, une aide à la parentalité. Pourquoi ne consacre-t-on pas davantage d'argent public à soutenir les mères plutôt qu'à placer les enfants ? ».
L'affection avant tout
D'abord reçue en foyer, puis dans deux familles d'accueil, elle regrette que l'affection ne constitue pas l'enjeu central de la protection de l'enfance et qu'on valorise tant la distance professionnelle. « Si on ne donne pas d'affection, on ne fait rien, car c'est ce qui fournit le plus d'armes dans la vie. La seule notion de protection ne suffit pas. Sans amour, on grandit avec un trou dans le coeur ». De l'amour, elle a l'intuition d'en avoir reçu d'une éducatrice de ce foyer de Sucie-en-Brie, « très imprégnée de la pensée de Dolto », où elle est restée avec ses frères de trois à cinq ans. « Je n'oublierai jamais Maryse, parce que je pense qu'elle me prenait dans ses bras ».
Un nouveau déchirement
Puis, la fratrie de Fouzi a éclaté, la fondation qui les recevait elle et ses frères n'ayant pas pour politique de favoriser des placements groupés en famille d'accueil. Nouveau déchirement. Heureusement, la première famille, auprès de laquelle Fouzi a séjourné, de cinq à neuf ans, a su être aimante. Mais quand cette dernière a souhaité déménager dans la Creuse, suite au décès d'un autre enfant accueilli, et a proposé d'emmener Fouzi, l'aide sociale à l'enfance (ASE) a refusé.
J'ai vécu ce changement de famille comme une grande injustice

« Mon éducatrice de l'aide sociale à l'enfance, que je revois toujours, m'a donné une explication des années plus tard : il avait été considéré que ma mère d'accueil s'attachait trop aux enfants, notamment parce qu'elle avait fait une dépression après le décès de mon petit frère d’accueil. Moi, j'ai vécu ce changement de famille comme une grande injustice, je me dis que ça aurait pu être différent pour moi si j'y étais restée ».
Moyennant salaire
C'est ensuite que l'amour va manquer. La seconde famille d'accueil n'était pas maltraitante – « je les remercie de m'avoir gardée » - mais elle faisait avant tout son travail. « Je me souviens d'une compétition de gymnastique à une distance qui ne permettait pas à mes parents d'accueil un remboursement intégral des frais de transport : ils ne m'y ont pas emmenée. Il a fallu que je demande à mes copines si leurs parents pouvaient m'y accompagner, j'avais l'impression de devoir mendier, c'était gênant ».
L'émotion l'emporte aujourd'hui encore quand elle se rappelle son sentiment de n'avoir pas pu se sentir vraiment chez elle dans cette famille. « Comment se construire une identité quand on sent qu'il y a un salaire derrière, quand on n'a pas la même place que les enfants biologiques dans la maison ? Qu'est-ce qu'on est, alors ? On ne peut pas grandir comme ça ».
Racisme et maltraitances
Des familles d'accueil vraiment maltraitantes, elle en a croisé et en a entendu parler durant son parcours. À commencer par les familles relais qui la recevaient durant les vacances, dont certaines ont pu battre des petits devant elle, ou se moquer en permanence d'une enfant handicapée en la traitant de « gogole ». « Je connais au moins cinq exemples d'enfants dans mon entourage qui ont été abusés par leur famille d'accueil ou par des proches de celle-ci », ajoute-t-elle. Son grand-frère, lui, a fait les frais d'une famille très raciste. « La qualité du recrutement et du suivi des familles d'accueil est un vrai problème. Il faudrait des inspections surprises régulières, et externalisées. Sinon, tout le monde se prépare et c'est un jeu de dupes »
La qualité du recrutement et du suivi des familles d'accueil est un vrai problème

La violence crue, c'est à l'école que Fouzi l'a vécue, le directeur de son établissement lui ayant fait subir des attouchements. « Ma référente et mon éducatrice ASE ont été très soutenantes. Mais à l'école, on m'a traitée de menteuse. Le fait d'être une enfant de l'ASE et noire n'a
pas aidé. Le placement transculturel pose vraiment problème, on est tout de suite repéré quand on met des enfants noirs dans des lieux où il n'y a que des blancs ». C'est finalement elle qui aura dû changer d'école pour aller dans le privé, et non le directeur.
Écouter sans exposer
Là où elle s'estime chanceuse, c'est dans cette continuité du suivi par sa référente, qui a aussi été celle de ses frères. Son éducatrice aussi. « On avait les bonnes personnes, elles ont fait énormément pour moi. Je leur écrivais beaucoup de lettres avec des demandes, pour pouvoir faire telle sortie, passer le week-end chez telle copine. Là, je me sentais écoutée ».
Le stress des auditions
Elle se rappelle en revanche le stress généré par les auditions devant le juge, où on lui demandait si elle voulait retourner chez ses parents. « Quand j'ai été amenée à refuser de rentrer chez mon père, lorsqu'il a refait surface, il m'en a beaucoup voulu. On demande aux enfants de porter une responsabilité qui n'est pas la leur. Protéger, ça ne devrait pas revenir à décréter et à faire décréter aux enfants que les parents sont inaptes. Qu'on nous demande notre avis, oui, mais il faut que cela soit fait sous scellé, sans nous exposer. »
On demande aux enfants de porter une responsabilité qui n'est pas la leur.

Reste que Fouzi Mathey insiste beaucoup sur l'importance de donner la parole aux enfants. Notamment lorsqu'elle entend les débats actuels sur la violence ordinaire commise sur eux. « On ne peut pas se
contenter de donner des injonctions : il faut que les enfants donnent leur avis et qu'on puisse les entendre, comme en Suède, où on voit des enfants à qui on demande ce qu'ils pensent des coups pour les punir. Ils disent : « ça va me faire mal, je suis un enfant ». Et cela a l'effet d'un discours de vérité, qui vient du coeur. »
Préparer l'avenir
C'est aussi dans ce droit fil de la place faite à la parole des enfants et des jeunes qu'elle semble construire ses engagements professionnels. « La jeune génération a conscience de ce monde qui change, elle se préoccupe du changement climatique et de ses effets. Or ce sont toujours les mêmes qui parlent, alors que le système est épuisé. Je milite pour qu'on donne aux jeunes le plus de place possible, et qu'on les soutienne dans leurs initiatives, parce qu'ils sont porteurs d'une vision d'avenir ». De même, au sein de l'Adepape [1], elle construit des partenariats pour aider des jeunes majeurs issus de l'ASE à subsister et à construire de façon plus sereine leurs projets d'avenir, d'une façon qui leur convienne.
[1] Fouzi Mathey est co-fondatrice de Repairs 94, l'Adepape du Val de Marne et membre de Repairs 75.
Pourquoi cette série "A voix haute" ? |
Depuis plusieurs mois, nous nous intéressons, à travers notre série "En quête de sens", aux interrogations, découragements et enthousiasmes de travailleurs sociaux sur leurs métiers aujourd'hui chahutés. Il nous a paru logique de faire entendre, en regard, ceux qui expérimentent directement, du fait d'une situation de vulnérabilité provisoire ou permanente, des dispositifs sociaux ou médico-sociaux pensés pour eux... mais pas toujours avec eux.
Les temps changent toutefois : aujourd'hui, la parole des «usagers» de l'action sociale et médico-sociale est davantage et mieux prise en compte, voire encouragée. La loi 2002-2 et ses outils de participation sont passés par là. Les concepts d'empowerment et de pair-aidance infusent peu à peu. Beaucoup reste à faire, mais une idée s'est imposée : premières expertes de leur vécu, les personnes accompagnées ont des choses à dire. Et les professionnels et décideurs, beaucoup à gagner à les écouter.
|
A lire (ou à relire)