Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.
Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre nouvelle rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.
Isabelle Bouyer a déployé pendant vingt ans une grande énergie pour mettre en œuvre des mesures d'accompagnement social lié au logement, dans le cadre de l'Union départementale des associations familiales (Udaf) de la Marne. Proche du mouvement ATD Quart-Monde, elle a inventé peu à peu sa pratique, tâchant d'impliquer à toutes les étapes les habitants et les acteurs locaux dans les projets collectifs et faisant valoir le temps nécessaire à une prise en charge de qualité. S'il a été possible, pendant tout un temps, de dégager des marges de manœuvres, malgré les fortes contraintes posées par l'Etat et le conseil général, la situation s'est dramatiquement tendue au cours de ses dernières années d'exercice. Au point de confronter toute son équipe – dont elle était devenue la coordinatrice - à une profonde crise de sens. En 2012, le conseil général annonce l'arrêt complet du financement des mesures individuelles d'accompagnement social lié au logement. C'est la goutte d'eau qui décide Isabelle Bouyer à chercher un autre poste, qu'elle trouve rapidement à la Mutualité sociale agricole (MSA) Marne Ardenne Meuse. Elle revient pour TSA sur ses années d'engagement à l'Udaf.
Vous êtes embauch��e à l'Udaf en 1992, sur un poste qui vient de se créer. En quoi consiste-t-il ?
La commande venait de l'Etat et du conseil général, suite à la loi Besson du 31 mai 1990, qui prônait la mise en place de plans d'actions départementaux pour le logement des plus défavorisés. Deux postes ont été créés dans ce cadre. Ils étaient portés par l'Udaf, mais en lien très étroit avec le mouvement ATD Quart-Monde dans lequel j'étais déjà impliquée à l'époque. Ma première mission concernait un groupement de onze maisons allouées à des gens du voyage sédentarisés, qui habitaient jusqu'alors en caravane. Il s'agissait de favoriser leur intégration dans ce nouvel habitat. Ce qui impliquait tout un travail autour du paiement du loyer, des charges, sur l'implication dans les structures du quartier, notamment le centre social. J'avais un rôle de médiatrice entre les structures et les familles.
Dans quel état d'esprit avez-vous construit vos interventions ?
Notre idée essentielle était d'aborder l'accompagnement social lié au logement en partant des connaissances et des besoins des personnes concernées elles-mêmes. Assez vite, j'ai été envoyée sur un quartier en très grande difficulté, qui relogeait tous ceux qui avaient été expulsés d'ailleurs, avec beaucoup de délinquance, de problèmes de chômage et de violence. Plus aucun acteur public ne parvenait à y changer quoi que ce soit. Je me suis imprégnée du lieu, j'y ai rencontré les locataires un par un, repéré peu à peu des personnes ressources : un monsieur harki très respecté de tous, une dame sénégalaise très volontariste, une femme d’origine française très pauvre et en lien avec toutes les autres familles françaises du quartier. Au bout de six mois, dans le cadre de l'évaluation que j'avais à faire, j'ai mis en valeur tous les leviers sur lesquels il serait possible de s'appuyer, et le projet a pu se poursuivre. C'est vraiment là, dans ce milieu extrême que j'ai acquis la conviction qu'il fallait du temps pour se faire connaître et reconnaître, repérer la dynamique locale sur laquelle il est possible de s'appuyer. On ne peut pas arriver comme des Zorro et prétendre tout changer.
A-t-il été difficile de faire-valoir ce point de vue ?
Ça ne l'a jamais été en interne, à l'Udaf, où j'ai toujours été écoutée. Mais avec les tutelles financières, il fallait se battre, argumenter, beaucoup évaluer, montrer qu'il fallait encore du temps pour atteindre des objectifs, et que ce n'était pas possible en six mois. Cela supposait aussi de « ruser » avec les contraintes qui nous étaient fixées. Par exemple, parmi les objectifs fixés pour ce quartier, il y avait l'évaluation des situations financières des habitants et l'apurement des dettes. Dans les six premiers mois, cette question n'était clairement pas ma priorité : il fallait construire des relations, de la confiance, et permettre aux habitants de définir leurs propres priorités. Comme mon temps était limité, je me suis débrouillée pour aborder de manière très informelle la question financière avec les personnes que je rencontrais entre deux portes. Cela m'a permis de dire aux tutelles que cette question avait été travaillée et en même temps de poser des jalons pour qu'elle le soit vraiment à l'avenir. Bref, il fallait jongler avec les attentes administratives tout en gardant le cap de ce qui me paraissait important : construire avec les habitants un collectif pour améliorer les conditions de vie sur le quartier. Cela s’est concrétisé par la création d’une association loi 1901.
Et cela marchait ?
Dans les premières années, oui. Puis, les fonds publics se sont restreints, et ça s'est corsé. Une de mes dernières mesures collectives concernait un quartier très pauvre d’une ville de 3 000 habitants, avec des problématiques là encore très lourdes. L'Udaf avait été mandatée pour six mois afin de travailler à mi-temps à atteindre des objectifs ambitieux en commission départementale. Or, toujours à partir de ce travail de mobilisation des habitants, on a réussi à créer un comité de locataires et à obtenir des résultats très concrets, très vivifiants pour tous. Et comme cela évoluait au plan collectif, j'ai pu commencer à travailler l'individuel. Le projet a été prolongé pendant un an et demi, et puis, tout a été arrêté, sans que cela soit compréhensible. Ce genre d'action dérange toujours quelqu'un : en arrivant à des résultats, sans doute cela souligne-t-il l'échec des précédents ou cela casse-t-il les préjugés sur de tels quartiers... Et puis, quand on crée un collectif d'habitants, par exemple, cela signifie qu'après les pouvoirs en place doivent continuer à les recevoir, les considérer. Ce n'est pas toujours apprécié, ni facile sans le médiateur.
Et sur les mesures individuelles, vous avez vu des changements ?
Beaucoup. Au début, on pouvait prendre du temps pour accompagner les familles dans leurs démarches et on savait qu'une reconduction de l'accompagnement serait possible en cas de besoin. Ça a changé autour de 2003. Le nombre de mesures individuelles par travailleur social a beaucoup augmenté – il a doublé en dix ans – de sorte que nous avions de moins en moins de temps à consacrer aux familles. En outre, la responsabilité du financement des mesures est passée au seul conseil général, et nous avons eu le sentiment mes collègues et moi-même que les décisions de reconduction étaient parfois arbitraires. L'évaluation écrite qui nous était demandée tous les six mois semblait ne pas être prise en compte par le financeur. On en était au point de se demander s'il valait mieux omettre de dire qu'une famille s'était remobilisée, afin d'avoir plus de chance de renouveler la mesure. Notre travail en perdait son sens : alors qu'on est là pour que des gens arrivent à reprendre confiance en eux, on ne pouvait même plus valoriser leurs avancées. Cela revenait à dire des familles qu'elles étaient défaillantes, ou que nous étions incompétents. C'était assez insupportable.
Comment faisiez-vous pour tenir le coup ?
Faire partie du mouvement d'ATD Quart-Monde a été un grand soutien pour moi. J'y retrouvais de l'humanité dans la relation à l'autre en très grande difficulté. C'était aussi un lieu pour partager mon expérience avec d'autres professionnels dans les réseaux Wresinski, me rendre compte que je n'étais pas la seule à me battre pour continuer à faire financer des mesures qui portent leurs fruits mais qui peuvent déranger. Cela me confortait dans les choix que je faisais, sur la nécessité de travailler en actionnant des marges de manœuvres pour atteindre des objectifs qu'on m'imposait. Et puis bien sûr, cela m'a beaucoup aidée dans ma méthode pour aborder les habitants avec lesquels je travaillais, veiller à tout construire avec et à partir d'eux, valoriser leurs capacités à penser et agir pour leurs quartiers.
Avez-vous eu des moments de découragement ?
Non, j'ai eu de la fatigue, de l'énervement, mais jamais de découragement. Avec les habitants, il fallait de l'énergie, mais c'était mon métier. Le plus dur a toujours été de mobiliser les partenaires sociaux, médico-sociaux, les bailleurs, de leur faire comprendre que les habitants des quartiers devaient être considérés comme des partenaires. Je vivais parfois difficilement cette incompréhension. La plus grosse claque de mes années de travail a eu lieu dans le quartier très en difficulté dont je parlais en début d'interview, où j'avais travaillé durant cinq ans. On avait réussi à faire financer par la ville de Reims un poste pour soutenir une association d'habitants. Une animatrice du centre social devait remplir cette fonction, et cela devait permettre à l'Udaf de se retirer. Or ça n'a pas tenu, la professionnelle s'occupait de tout, sauf de ça. Et le pire de tout, c'est que le quartier a été rasé après. On avait mis une énergie énorme à faire évoluer ce quartier, les personnes se sont senties écoutées, considérées autrement par tous, elles ont vu le quartier changer, leur situation personnelle évoluer... Il était prévu qu'un quartier résidentiel se crée aux abords, mais à un horizon de 15 ou 20 ans. Ça pose la question de savoir pourquoi on a payé si cher pendant cinq ans une mesure d’accompagnement pour faire vivre mieux un quartier, alors qu'il y avait cet objectif... Du coup, je me demande jusqu'à quel point on a été instrumentalisé.
À quoi cela aurait-il servi ?
Je ne sais pas. Peut-être à avoir des interlocuteurs, dans un quartier pacifié, au moment de l'opération de relogement qui a suivi cinq ans plus tard.
En 2012, vous décidez de partir alors que votre service obtient une grande reconnaissance des partenaires. Dans quelles circonstances cela se fait-il ?
J'étais épuisée par les contraintes auxquelles on faisait face. C'était une course perpétuelle pour trouver des actions collectives sur appel à projet et des mesures individuelles à effectuer. Et puis, j'ai appris que celles-ci ne seraient plus financées. Je ne voyais pas comment continuer à motiver les professionnels de mon équipe alors qu'ils n'auraient pas la possibilité de poursuivre les mesures au-delà des six mois prévus. Qui plus est, cela devenait fatigant de jouer un rôle de chef de service sans en avoir le statut. Le fait de m'être inscrite à l'époque dans une démarche de validation des acquis de professionnels m'a donné l'occasion d'écrire sur ma pratique et d'oser postuler ailleurs comme cadre. J'ai très vite été recrutée à la MSA, comme responsable du pôle seniors au département d'action sanitaire et sociale.
Comment cela se passe-t-il aujourd'hui ?
Je ne passe plus mon temps à chercher à équilibrer un budget comme avant, même si cela fait aussi partie de mon travail de trouver des cofinanceurs. Et j'ai eu la grande surprise d’intégrer une structure qui valorise la démarche de développement social local, et qui y consacre des moyens. Nous travaillons donc en lien avec les personnes âgées, les partenaires professionnels et les élus des territoires ruraux, pour inscrire nos projets dans une pérennité. Et cela donne vraiment du sens.
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