[Note de lecture] Clemenceau, simple flic ?

[Note de lecture] Clemenceau, simple flic ?

21.10.2021

Représentants du personnel

Lire une biographie de Georges Clemenceau par les temps qui courent, c'est retrouver l'incroyable vitalité des débats parlementaires de la IIIe République. C'est surtout redécouvrir une personnalité controversée à gauche, un homme à l'esprit singulier qui fustigea le colonialisme, milita pour la journée de travail de 8 heures et contre le travail des enfants. De quoi équilibrer l'image du briseur de grèves, du "premier flic de France" et du sauveur de la France en 1917 qui reste collée à la peau du "Tigre"...

Clemenceau, par Michel Winock, c'est un livre de poche accessible (12€), copieux (685 pages), et qui donne à réfléchir en ces temps de surenchère démagogique et de débats montés en épingle à la sauce fake news (1). La carrière politique de Clemenceau (1841-1929), qui fut médecin, journaliste (2), parlementaire et ministre, commence en 1871 lors de la guerre franco-russe et de Commune de Paris (lire notre article). Le médecin d'origine vendéenne, qui fut maire du XVIIIe arrondissement parisien, est alors partisan d'une voie médiane pour éviter la guerre civile mais il ne pourra empêcher celle-ci. Il soutiendra des années durant, comme député, une loi d'amnistie pour les Communards.

La défense, avant l'heure, de l'Etat de droit

Cet esprit rationnel et anti-clérical, auquel on doit des mots fameux ("la Révolution est un bloc" et "Je suis le premier des flics"), ce vendéen sarcastique qui arpente les Etats-Unis dès 1865 pour se faire son idée de la démocratie américaine et qui parle anglais couramment (3), n'a de cesse de voir s'affirmer une République encore balbutiante (lire notre article sur les 150 ans de la République).

 Comment condamner un homme sur des pièces dont ni lui ni son avocat n'ont pris connaissance ?
 

 

C'est au nom des valeurs du droit et de la démocratie qu'il réclame la révision du procès ayant condamné pour trahison, en 1894, le capitaine Dreyfus, et qu'il dénonce alors la vague d'antisémitisme qui parcourt la France : "La question toute nouvelle, écrit alors Clemenceau, qui est posée par cette lamentable affaire Dreyfus est de savoir si l'on a le droit d'organiser le huis clos dans le huis clos, et de condamner un homme, quel qu'il soit, pour un crime quelconque, sur des pièces dont ni lui ni son avocat n'auront pris connaissance". Aujourd'hui, on parlerait d'Etat de droit...

Races supérieures, races inférieures, c'est vite dit. Inférieure la civilisation indoue ?! 

 

Il est aussi l'un des rares à fustiger l'aventure coloniale française, qu'il s'agisse du Tonkin, de la Tunisie ou du Maroc, en des mots que Michel Winock a bien raison de juger "prophétiques". A Jules Ferry considérant qu'il est du devoir des "races supérieures" de "civiliser" les "races inférieures", Georges Clemenceau réplique :

"Races supérieures, races inférieures, c'est bientôt dit. Pour ma part, j'en rabats singulièrement depuis que j'ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d'une race inférieure à l'Allemand. Depuis ce temps, j'y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation, et de prononcer : homme ou civilisation inférieurs. Race inférieure, les Hindous ! Avec cette grande civilisation raffinée qui se perd dans la nuit des temps ! Avec cette grande religion bouddhiste qui a quitté l'Inde pour la Chine, avec cette grande efflorescence d'art dont nous voyons encore aujourd'hui les magnifiques vestiges !" Et Clemenceau de stigmatiser "les vices que l'Européen apporte avec lui : de l'alcool, de l'opium qu'il répand partout, qu'il impose s'il lui plaît..."

Quant aux vertus "économiques" de la colonisation, le député radical oppose les dépenses causées par la conquête et l'administration du pays aux faibles recettes causées par l'ouverture de ces marchés. Car les débouchés, il ne faut pas les ouvrir à coups de canon, mieux vaut, dit-il, séduire l'acheteur. Si la France doit se concentrer sur son territoire et y développer ses forces, c'est aussi parce que Clemenceau juge que l'Allemagne veut à nouveau en découdre, et il accuse sur ce point Jaurès de faire preuve de naïveté. 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Un radical hostile au collectivisme

Sur le front social, Clemenceau ne sera jamais un socialiste au sens où il ne partage pas l'idée d'une collectivisation des biens pour assurer une justice sociale, idée révolutionnaire alors en plein essor et à laquelle Jean Jaurès se rallie, les deux hommes se livrant à de véritables joutes oratoires à l'Assemblée. Clemenceau est et restera ce qu'on nommerait aujourd'hui un réformateur.

Clemenceau veut établir la liberté de la presse et la liberté syndicale 

 

Il soutient la légalisation des syndicats en 1884, bataille pour la liberté de la presse, il veut interdire dès 1881 le travail des enfants de moins de 14 ans et réduire la durée de travail journalière à 8 heures, ce qu'il fera, comme président du conseil, mais en 1918 seulement, et aussi parce qu'il craint alors une grève générale. Dès la fin du XIXe siècle, Clemenceau réclame des caisses de retraite pour les vieillards et invalides du travail, il plaide pour l'extension des attributions des prud'hommes et revendique la responsabilité des patrons dans les accidents du travail. Et bien sûr, ce sera son grand cheval de bataille, il souhaite très tôt une séparation définitive entre l’État et l'église catholique, qui sera réalisée par Aristide Briand en 1905.

Il fait donner la troupe pour rétablir l'ordre dans les mines du Nord 

 

Fameux tombeur de ministères, craint de multiples gouvernements, n'hésitant à provoquer ses contradicteurs en duel, Clemenceau découvrira sur le tard le pouvoir exécutif, comme ministre de l'Intérieur et président du conseil (Premier ministre) au début du siècle (en 1906, son gouvernement comporte pour la première fois un ministère du Travail), puis à nouveau comme ministre de la Guerre et président du conseil en 1917, période qui le fit surnommer "Père la victoire" et de laquelle il tirera une grande popularité (4).

AFP

 

A chaque fois, il assume des décisions de maintien de l'ordre qui le feront haïr d'une bonne partie de la gauche révolutionnaire et accuser d'accointances avec le patronat, tant pour les grèves des mines dans le Nord après la tragédie de Courrières qui embrasa le pays (plus de 1 000 morts dans une explosion dans les mines, lire ici) où il fait finalement envoyer la troupe après avoir refusé de le faire de façon préventive, que pour la révolte des vignerons de 1907, lors de laquelle Clemenceau roule dans la farine un des leaders paysans, Marcelin Albert, dans un épisode qui lui vaudra bien des rancœurs populaires dans le "midi rouge".

Clemenceau arrive au pouvoir dans des contextes très tendus

L'auteur de la biographie veut y voir un malentendu dans la mesure où Clemenceau était certes un partisan inconditionnel du respect des libertés et de la propriété mais il soutenait, aussi, les revendications ouvrières. Nuançons le propos : si Clémenceau refusa toujours de dissoudre la CGT, il n'hésita pas à opérer des arrestations de militants CGT, comme en 1908, et il déplorait que la direction de la confédération générale du travail fût "confisquée" par les anarcho-syndicalistes. Il fit aussi la guerre aux pacifistes durant le premier conflit mondial.

Il refusait de composer avec la grève d'allure insurrectionnelle 

 

Car le hiatus était bien là, concède Michel Winock : "Le hasard a voulu que Clemenceau fût porté deux fois au pouvoir dans une conjoncture qui l'a opposé frontalement au mouvement ouvrier et socialiste : l'intensité de la lutte des classes en 1906, l'année qui suivait la fondation d'un Parti socialiste sur le bases marxistes et l'année même où la CGT réaffirmait solennellement en son congrès d'Amiens ses buts révolutionnaires. En d'autres temps, un homme de gauche réformiste aurait pu faire alliance avec les "rouges" - comme on le vit au moment du Bloc des gauches-, mais les années 1906-1908 l'en empêchèrent en raison d'un mouvement social chauffé à blanc. Son sens de l’État interdisait au chef de gouvernement et au ministre de l'Intérieur qu'il était de composer avec la rue dépavée et la grève d'allure insurrectionnelle. Assumant le titre de "premier flic de France", il devenait l'ennemi dénoncé de la classe ouvrière. La seconde fois, reprenant le pouvoir à l'automne 1917 après 3 années d'une guerre inhumaine, Clemenceau opposa une volonté farouche de vaincre au désir de brandir le drapeau blanc (5). Il devenait l'ennemi dénoncé de la paix".

Notons toutefois que Clemenceau accepta très vite de cesser les combats lorsque l'Allemagne courbe l'échine, alors que d'autres, comme le président de la République Poincaré, auraient voulu aller jusqu'à Berlin. Ce qui n'empêcha nullement Clemenceau de négocier plus qu'âprement les conditions de la paix et les réparations dues par l'Allemagne, sans voir peut-être -mais ce débat appartient aux historiens- qu'une telle paix imposée au vaincu ne pouvait être durable.

Un farouche individualiste

Mais Clemenceau, c'est aussi cet opposant résolu à la peine de mort (un combat qu'il partage avec Jaurès), cet homme au comportement bourru mais sentimental au point de finir sa vie dans une étonnante amitié amoureuse avec une femme de 40 ans sa cadette, une femme dont la fille s'est suicidée ("Je vous aiderai à vivre et vous m'aiderez à mourir", lui propose-t-il).

 

Je vous aiderai à vivre et vous m'aiderez à mourir 

 AFP

 

Clemenceau, c'est aussi cet amoureux des arts qui admire un peintre novateur comme Claude Monet, qui en fait son ami, et lui offre l'écrin de l'Orangerie pour ses nymphéas. C'est cet esprit à la dent dure, c'est ce fin lettré sachant son latin et son grec et qui, au soir de sa vie, effectue de longs voyages en Égypte, en Afrique et en Asie, en s'émerveillant des trésors de ces civilisations, c'est cet amoureux des humanités qui rédige à 85 ans un livre sur Démosthène, le tout sans continuer de pester contre la faiblesse de la réaction des Alliés et de la France face à une Allemagne jugée revancharde. Une telle personnalité, un tel art oratoire, un tel bilan, fût-il disputé : qui parmi les politiques aujourd'hui pourrait s'y comparer ? 

 

(1) Michel Winock, Clemenceau, Editions Perrin, 685 pages, 12€. 

(2) Comme rédacteur en chef de son journal La Justice, Clemenceau fit afficher dans la salle de rédaction cet avis resté célèbre : "Messieurs les rédacteurs sont priés de ne pas partir avant d'être arrivés".

(3) Il épousera une américaine, qu'il fera venir en France et dont il divorcera ensuite après l'avoir fait incarcérer pour adultère.

(4) Clémenceau avait appris à se méfier de Pétain qu'il jugeait "défaitiste", écrit Michel Winock en citant Poincaré. De quoi faire réfléchir quand on connaît la suite, avec l'armistice de juin 1940 suivi de la politique de collaboration assumée par Pétain, politique qui entraîna la déportation et la mort de nombreux juifs français (voir l'ouvrage La France de Vichy, de Robert Paxton, et les travaux de l'historien Laurent Joly, auteur de l'Etat contre les juifs).

(5) "Ma politique étrangère et ma politique intérieure, c'est tout un. Politique intérieure ? Je fais la guerre. Politique étrangère ? Je fais la guerre. Je fais toujours la guerre" déclara-t-il en mars 1918.

 

► La biographie, par Gilles Candar, de Jean Jaurès, infatigable défenseur des ouvriers, est un parfait contrepoint à la biographie de Clemenceau, voir notre article "Jean Jaurès n'est pas un gentil père Noël de gauche"

► Parmi nos précédentes Notes de lecture, signalons notre podcast sur la BD intitulée Le choix du chômage, nos articles sur Georgettes Vacher, syndicaliste féministe invisible, sur les travailleurs de deuxième ligne ou encore l'archipel français, etc. 

Bernard Domergue
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