[Note de lecture] Petite histoire du foot, ou quand le jeu de passes reflétait la culture ouvrière de l'entraide

17.11.2022

Représentants du personnel

La valse des millions et les énormes intérêts en jeu, les questions de corruption et l'absurdité environnementale de la coupe du monde qui s'ouvre ce dimanche 20 novembre au Qatar le feraient presque oublier : le football est un sport populaire. Son histoire se mêle à celle des peuples, depuis la privatisation des terres communales en Grande-Bretagne en passant par la révolution industrielle, sans oublier le syndicalisme et l'évolution des classes sociales.

AFP

Si le football se pratique aujourd'hui sur un terrain aux dimensions réduites et standardisées (100 à 110 mètres de long, 64 à 75 de large pour les matchs internationaux), c'est en raison de la privatisation croissante des terres communales en Grande Bretagne, du XVIIe au XIXe siècle : c'est l'une des étonnantes découvertes que l'on fait en lisant "Une histoire populaire du football", un livre de Mickaël Correia, journaliste à Mediapart (1). 

La privatisation des terres

Jusqu'alors, les jeux de ballons populaires voyaient s'affronter de nombreux joueurs, dans un style qu'on qualifierait aujourd'hui de très "rugueux" (nombreuses fractures, parfois des morts !), dans des terres communales et communautaires, donc sans limites précises : la place ne manquait pas ! Avec la privatisation des terres, la Grande Bretagne connaît très tôt un remembrement radical au bénéfice de la bourgeoisie rurale.

Cette évolution entraîne la désagrégation des communautés paysannes et la recherche d'une meilleure productivité agricole. "Du fait de la privatisation des terres et de leurs mises en clôture, il devient impossible de se livrer à un folk football transformant la totalité du territoire villageois en terrain de jeu", écrit Mickaël Correia.

 Si tu manques la balle, ne manque pas l'homme !

 

 

La rationalisation est en marche qui aboutira au football moderne. L'un des acteurs clés de cette standardisation est le monde des public schools britanniques (2). Chaque école jouant au foot selon ses propres règles, un processus d'unification voit le tour, qui se matérialise en 1863 lorsque 11 clubs londoniens se mettent d'accord sur 14 articles définissant les règles du jeu. "Si l'interdiction du hacking (coup de pied dans le tibia) et du tripping (croc-en-jambe) réduit la brutalité physique sur les terrains, le jeu reste essentiellement un football rude et individualiste pratiqué par des gentlemen adeptes de l'adage "si tu manques la balle, ne manque pas l'homme", raconte l'auteur. 

Face à l'exploit individuel, l'entraide des joueurs ouvriers

C'est en gagnant le monde ouvrier britannique que, paradoxalement, la notion de "beau jeu" va émerger puis l'emporter sur la forme aristocratique de la recherche de l'exploit individuel issu des public schools

L'essor du football s'explique par l'activisme des paroisses et des industriels alors en pleine ascension. Les méthodistes voient de nombreux bienfaits physiques et moraux dans la pratique du ballon rond, et les entrepreneurs y trouvent aussi leurs comptes. "La pratique du football est appréhendée par les dirigeants d'entreprise comme un outil permettant à la fois d'améliorer la constitution physique des ouvriers, d'aiguiser l'esprit de compétition entre les travailleurs, et de détourner la working class de toute velléité contestatrice".

D'ailleurs, les dirigeants des clubs, souvent ecclésiastiques, ne rechignent pas à sanctionner des joueurs dont la vie privée est jugée trop dissolue ou trop tournée vers la subversion syndicale. 

 Les footballeurs ouvriers vont développer un style de jeu basé sur la coopération entre défenseurs et attaquants

 

 

 

Ce "beau jeu", comme on dit aujourd'hui, émerge en effet chez quelques équipes écossaises, comme celle de Glasgow. Cette équipe privilégie un jeu de passes pour garder le ballon, un style qui mise sur la coopération entre attaquants et défenseurs. Ce style va faire des émules chez les footballeurs ouvriers, de plus en plus nombreux, et l'auteur y voit un lien avec la culture ouvrière : "Ces footballeurs ouvriers vont alors rapidement développer un style de jeu à part entière, le passing game, qui fusionne le jeu de passe typique des clubs écossais à l'esprit de coopération et de solidarité qui règne au sein des usines. Reflétant la culture ouvrière, marquée autant par l'entraide que par la division du travail, le passing game consacre le football en tant que sport collectif, où le geste fondateur n'est plus de dribbler égoïstement pour tenter de marquer mais de donner le ballon à un coéquipier pour construire collectivement le jeu". 

Une religion laïque du prolétariat

Si bien que la coupe d'Angleterre est pour la première fois remportée, en 1883, par une équipe d'ouvriers, la Blackburn Olympic, dont le capitaine est plombier. A partir des années 80, le football incarne une "religion laïque du prolétariat britannique", selon les mots de l'historien Erci Hobsbawn. 

La création, en 1888, de la Football league (ancêtre du championnat) oriente le sport vers le professionnalisme. Mais cela prendra du temps et passera par des conflits. Les patrons de club sont propriétaires des joueurs, vendus et négociés à la façon du bétail (une annonce dit ainsi : "n°163, arrière gauche ou droit, 1m80, 76 kg, 20 ans, ce jeune géant est fait pour vous"), des joueurs dont ils limitent leurs rémunérations : "Si les footballeurs n'appréhendaient jusque-là leur paie que comme un petit complément à leur salaire d'ouvriers, de plus en plus de joueurs se sentent floués au vu des efforts fournis, des blessures occasionnant des absences à l'usine et des profits engrangés par les clubs". 

En 1923, 126 000 spectateurs assistent à une finale 

 

 

Il faut dire que le football déplace les foules et vire au rite social. "Assister fidèlement au match du samedi après-midi devient alors le loisir familial populaire par excellence. La finale de la Coupe d'Angleterre en 1923 atteint des records de participation -250 000 spectateurs se pressent aux abords du stade de Wembley pour un match qui se joue devant 126 000 supporteurs". 

Pour défendre les droits des joueurs, un syndicat voit le jour, les joueurs de Manchester United étant à la pointe du combat, mais il reste distinct des autres syndicats, et échoue à transformer radicalement les choses. "Si le syndicat arracha aux autorités footballistiques l'autorisation d'obtenir des primes de match et réussit à donner un coup de projecteur sur les conditions de travail des footballeurs, le plafonnement des salaires et le "retain and transfer" seront maintenus en Angleterre jusqu''en 1963", retrace Mickaël Correia.

Le coût des places augmente en 20 ans  de 450% voire 1 100% !

 

 

Le tournant alors pris aura des effets majeurs, pas toujours heureux : la gentrification des stades. Avec la fin du plafonnement des salaires et la libéralisation des transferts, on s'oriente irrémédiablement vers des stades aux allures d'arènes commerciales "avec l'apparition de tribunes réservées aux hommes d'affaires, l'affichage publicitaire massif et l'embauche de personnels d'accueil".

Deux chiffres témoignent de cette évolution. Entre 1990 et 2011, le coût des places les moins chères du stade Old Trafford de Manchester United et de l'Anfiel de Liverpool augmente de 454% et 1 108% ! L'auteur voit d'ailleurs dans la volonté des clubs anglais d'attirer "des spectateurs-consommateurs" plutôt qu'un public habitué aux places bon marché une des raisons de la rage des jeunes hooligans. Deuxième chiffre : entre 1992 et 2010, le salaire des joueurs de la Premier League (la compétition des meilleurs clubs dont les droits TV se négocient de plus en plus chers et ne bénéficient plus aux clubs des autres divisions) progresse de 1 508%, contre 186% en moyenne pour un travailleur anglais sur la même période. 

En France, le foot devient l'affaire des industriels et des militants

Et en France ? Chez nous, le football débarque en 1872...au Havre, premier club français, créé par des travailleurs britanniques du port normand. Comme outre-Manche, les curés et les industriels s'intéressent tôt à ce jeu : association sportive créée par Michelin à Clermont-Ferrand dès 1913, club olympique Renault en 1917, mines de Drocourt en 1921, football club de Sochaux lancé par Peugeot en 1928, etc. Jean-Pierre Peugeot entend voir son club "porter bien haut" le fanion de ses automobiles, avec "un jeu classique" et "élégant". Fait surprenant, le patron ne demande pas à son équipe d'ouvriers-joueurs de toujours gagner, mais "de toujours jouer dans la correction, en donnant des spectacles sportifs de la meilleure qualité". 

La semaine de 6 jours favorise la pratique sportive 

 

 

Le monde syndical, d'abord méfiant (3), se rallie à son tour au ballon rond, l'obtention de la semaine de 6 jours en 1906 favorisant la pratique sportive. Des clubs "rouges", formés d'ouvriers, se créent et en 1909, 11 équipes de 6 clubs participent au premier championnat travailliste de football !

Si certaines coopératives résistent à la politisation et préservent une forte diversité en brassant socialistes, libertaires, communistes et ouvriers non politisés, d'autres affichent davantage la couleur. De nombreux matchs sont organisés au profit de luttes ouvrières et des compétitions prennent des noms symboliques, comme la Coupe nationale Jean Jaurès ou le prix Benoit Frachon, dirigeant syndicaliste communiste, de la Coupe des clubs métallos.

Dans les années 20 et 30, qui voit prospérer le communisme mais aussi la menace fasciste en Italie et en Allemagne, les stades des clubs ouvriers "sont systématiquement parés de drapeaux rouges, les footballeurs chantent l'Internationale en début de match et les supporters scandent dans les tribunes "Front rouge !", "Sport rouge !" ou "Vive les soviets !".  

 Mai 68 version ballon rond

 

 

Un autre chapitre du livre concerne mai 68, la plus grande grève française, et ses conséquences sur le football. Ces pages s'ouvrent par un propos prophétique, celui de Raymond Kopa, brillant attaquant français, ballon d'or 1958, 4 fois champion de France et 3 fois vainqueur de la Coupe d'Europe des clubs champions avec le Real Madrid. Archétype du joueur "modeste et exemplaire", Kopa jette un sacré pavé dans la mare dans une interview donnée à France Dimanche en 1963 : "Aujourd'hui, en plein XXe siècle, le footballeur est le seul homme à pouvoir être vendu et acheté sans qu'on lui demande son avis". Cette déclaration lui vaudra 6 mois de suspension avec sursis. 

L'important, c'est la joie 

 

 

Cinq ans plus tard, des "révoltés du ballon rond" prendront possession de la Fédération française de football (FFF) avec comme mot d'ordre "le football aux footballeurs". Le comité d'action réclame un référendum après des 600 000 footballeurs affiliés "afin de débarrasser le ballon rond des profiteurs du football et des insulteurs de footballeurs". Si certains amateurs se montrent solidaires du mouvement, peu de joueurs professionnels l'approuvent. Après la fin de ce mouvement, dès le 27 mai 1968, une Association française des footballeurs présidée par Just Fontaine est créée pour porter ces revendications. Elle obtiendra la fin de la licence B et l'abolition du contrat de travail "esclavagiste" au profit d'un contrat à durée librement déterminée. De là à soutenir que les profiteurs du foot n'existent plus...nous n'irons pas jusque-là, et nous finirons plutôt par cette citation du célèbre joueur brésilien Socrates : "La beauté vient en premier. La victoire en second. L'important, c'est la joie".

 
La Découverte

(1) Une histoire populaire du football,Mickaël Correia, Editions La Découverte, 2018, 497 pages, 15,50€.

En plus des quelques aspects résumés ici, ce livre explore différentes facettes du ballon rond : football féminin, football dans les régimes totalitaires (avec des pages intéressantes sur la résistance au franquisme des supporters du club de Barcelone, ou sur l'origine du Calcio en Italie, le régime mussolinien instrumentalisant le football mais en l'italianisant), hooliganisme, football et décolonialisme, etc. Ajoutons que l'avant-propos de l'auteur dénote son amour du foot, quand il évoque "la grammaire élémentaire" de ce sport "appropriable par tous et toutes" : "Taper le ballon procure ainsi un plaisir pur, dont les principaux ressorts résident dans l'esprit d'équipe, la circulation de la balle en tant qu'oeuvre collective, l'engagement corporel dans la confrontation ou encore la recherche esthétique du beau geste". 

 

(2) Système d'éducation privé et élitiste, pour les élèves de 13 à 18 ans.

(3) Léon Jouaux, secrétaire de la CGT, en 1919 : "A l'ouvrier exténué par sa tâche quotidienne (...), il était difficile de demander de parfaire son éducation (...) Quant à lui demander de faire du sport, c'eût été une amère dérision, n'est-il pas vrai ?"

 

Coupe du monde du Qatar : le foot, mais à quel prix ? 

S'il indiffère la grande distribution qui parie sur ce rendez-vous pour vendre davantage d'écrans et de téléviseurs, le choix du Qatar pour la coupe du monde de football 2022 suscite de multiples critiques d'organisations citoyennes, environnementales et syndicales.

Sur le plan environnemental

Au moment où la planète est confrontée au défi du réchauffement climatique et donc à un changement de son modèle de production et de consommation, le Qatar va climatiser ses stades pour accueillir cette compétition sportive, tout en promettant un bilan zéro carbone. Une promesse intenable selon plusieurs ONG et experts. Selon les calculs de Greenly, société spécialisée dans l'évaluation de l'empreinte carbone citée par le magazine Geo, le Mondial de foot au Qatar va rejeter dans l'atmosphère l'équivalent de 6 millions de tonnes de CO2, bien plus que les 3,6 millions affichés par le comité d'organisation de l'événement. Ajoutons que le Qatar est déjà l'un des pays qui rejette le plus de CO2 par personne, avec 32 tonnes par habitant en 2019 (contre 4,5 en France).

Sur le plan social

90% de la main d'oeuvre du Qatar est constituée de migrants, pas moins d'un million d'entre eux travaillant dans la construction. Dans ce pays aux fortes chaleurs, les chantiers nécessités par la coupe du monde du football ont entraîné de nombreuses morts chez ces travailleurs, dont les droits sociaux paraissent peu assurés, en dépit de certains progrès reconnus par l'OIT, l'Organisation internationale du travail. Ces travailleurs n'ont ainsi pas le droit de se syndiquer mais ils peuvent désormais être élus dans des comités paritaires.

Le journal  Reporterre cite le chiffre de 37 morts directement imputables à l'édification et à la rénovation de 8 stades. Mais le bilan humain pourrait être plus élevé. Selon le quotidien britannique The Gardian, 6 500 travailleurs migrants, venus d'Inde, du Pakistan, du Népal, du Bengladesh et du Sri Lanka, seraient morts au Qatar depuis que le pays a obtenu l’organisation de la Coupe du monde, il y a dix ans. 

► "La FIFA (fédération internationale du football) n'a pas tenu compte de ces observations. Il faut que les autorités qataries améliorent les droits humains", a estimé, lundi 14 novembre, Minky Worden, la directrice des initiatives mondiales de Human Rights Watch, lors d'une réunion de la sous-commission des droits de l'Homme du Parlement européen. 

 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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