« À plusieurs, les idées ne s’additionnent pas : elles se démultiplient »

« À plusieurs, les idées ne s’additionnent pas : elles se démultiplient »

13.03.2017

Action sociale

Notre série "En quête de sens" cherche à mettre en lumière la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs découragements et enthousiasmes. Pour Nathalie Duponchelle, qui fait de la formation et du conseil, le modèle pyramidal et bureaucratique qui prévaut dans bien des institutions atteint les limites du supportable.

Éducatrice spécialisée reconvertie dans le domaine de la formation et du conseil, Nathalie Duponchelle rencontre beaucoup de professionnels en souffrance dans le champ social et médico-social. Elle tente de les accompagner pour qu’ils parviennent à retrouver du sens à partir de leur expertise propre. Pour elle, le modèle pyramidal et bureaucratique qui prévaut dans bien des institutions atteint les limites du supportable : il est temps d’inventer de nouvelles formes de management, qui valorisent l’initiative de chacun et les intelligences collectives. Son cabinet prépare pour 2018 un colloque sur la question du sens dans le secteur médico-social.

Dans quel contexte avez-vous quitté l’éducation spécialisée pour la formation ?

Je travaillais en pédopsychiatrie et cela devenait insupportable. Ma hiérarchie me disait : « on ne vous demande pas de penser mais d’exécuter ». C’est peut-être lâche, mais j’ai fait le choix de partir, c’était pour moi une question de survie psychique. J’ai donc quitté le relatif confort statutaire dans lequel j’étais, j’ai un peu consulté à domicile, mais j’assumais mal de me faire payer, du coup il a fallu que je trouve de quoi me nourrir et j’ai mis un pied dans la formation en dépannant une amie. J’y ai appris sur le tas, en faisant des erreurs, et en rencontrant de belles personnes.

Vous intervenez dans des structures sociales et médico-sociales. Sur quels types de sujets ?

EDAJ [1] est un tout petit cabinet de formation et de conseil : nous sommes deux permanentes, avec une équipe de vacataires. Nous construisons des formations sur mesure, réalisons des audits, des évaluations internes et externes, et nous intervenons sur des problématiques telles que la bientraitance, le conseil de vie sociale, le projet d’établissement, mais aussi dans le cadre de demandes plus particulières, comme la création d’une unité de vie et d’accueil, les écrits professionnels, la question de l’éthique et du travail social… L’idée est toujours de faire émerger la connaissance par le groupe. Je ne me présente donc jamais comme formatrice, en surplomb, mais comme partie prenante du groupe à un moment donné.

La question de la crise de sens est-elle fréquemment exprimée par les professionnels ? Relevez-vous des thématiques communes ?

Nous avons fait mes collègues et moi-même un petit recensement de nos accompagnements des deux dernières années : la crise de sens, la souffrance au travail apparaissent dans environ huit équipes sur dix. Les professionnels l’expriment soit au tout début des formations, soit quand on propose des mises en situation. Cette souffrance se traduit par un découragement, une démotivation, une grande fatigue. Des phrases reviennent souvent : « comment pouvons-nous être dans la bientraitance si nous avons l’impression d’être maltraités ? », « je dois faire douze toilettes en 1h17 : je ne vois plus le sens de mon travail », « on me demande d’accompagner des jeunes avec une psychose, mais je ne suis pas formée pour cela »… La souffrance semble liée au fossé qu’il y a entre ces contraintes institutionnelles et l’idéal des professionnels, leur profond désir d’être dans une qualité relationnelle.

Il n’est pas trop difficile pour vous de recevoir tout cela ?

Il y a des établissements qui vous retournent le ventre et il m’arrive d’accuser le coup quand je ressors d’une intervention. Mais je suis accompagnée pour penser tout cela et à titre personnel, je pratique la méditation de pleine conscience, pour pouvoir accueillir ce que les personnes vivent. Je leur précise toujours que je ne suis pas formée à l’analyse de pratique, afin de les protéger et de me protéger aussi, mais nous nous mettons aussi d’accord sur ce que l’équipe veut garder pour elle et ce qu’elle veut faire remonter, parce que ce n’est plus supportable. On peut éventuellement décider que cela passe par le biais de mon compte-rendu. Au-delà de ça, l’idée est de retravailler avec les équipes en partant de ce que chacun fait à sa hauteur, dans l’esprit de la légende du colibri mise en avant par le mouvement de Pierre Rabhi. Il s’agit de dire que chacun peut apporter son infime goutte d’eau au collectif et que cela aide à retrouver du sens.

Pouvez-vous donner un exemple ?

Je pense à l’équipe d’une maison d’accueil spécialisée rattachée à un établissement sanitaire. La structure est régie par des protocoles et systèmes hiérarchiques très forts, les initiatives sont très freinées. J’ai été mandatée pour une formation sur le thème de la bientraitance. Les professionnels ont d’abord exprimé leur sentiment d’être maltraités, non reconnus dans leur travail quotidien (toilettes, animations), et leur difficulté dans ce contexte d’être bientraitants. On s’est décentré de cette impasse pour voir ce qu’ils pouvaient aller chercher comme ressources. L’idée qui est apparue est que leur force résidait dans l’analyse des besoins, des attentes, et qu’ils pouvaient s’en servir pour nourrir le projet personnalisé des patients, qui était alors un peu délaissé et qui est devenu un vecteur de reconnaissance institutionnelle des compétences de chacun. Le projet personnalisé a permis dans un second temps d’alimenter le projet d’animation de l’établissement. Beaucoup d’évolutions, donc, même si cela n’a rien enlevé aux contraintes auxquelles ils font face.

Y a-t-il d’autres moyens, aujourd’hui, de redonner aux équipes la force et l’envie ?

Nous sommes arrivés aux limites du fonctionnement classique que l’on a connu jusqu’à aujourd’hui. Il va falloir qu’on sorte de ce modèle pyramidal. On ne peut plus fonctionner comme on le fait, avec de la paperasse à n’en plus finir pour la moindre initiative : l’énergie de créer retombe, le temps que la validation d’un projet arrive et ça n’a plus de sens. Les décisions sont souvent prises sans les équipes. Je pense à un établissement dont les locaux étaient très vétustes. Le projet de reconstruction s’est monté sans concertation avec les professionnels concernés. Résultat, les locaux sont totalement inadaptés au mode de vie des personnes accueillies et au fonctionnement des équipes. Tant qu’on n’aura pas pris conscience qu’on peut tous être dans la co-construction, on ira dans le mur ! Personne ne sait tout faire, il faut mettre en commun la connaissance et la réflexion. À plusieurs, les connaissances ne s’additionnent pas, elles se démultiplient. Cela va aussi de pair avec l’idée de responsabilisation – pas au sens d’une charge qui pèserait sur les professionnels et les voueraient à une solitude accrue, mais d’une façon de leur faire confiance. Je m’inspire beaucoup, pour penser tout cela, de Frédéric Laloux, qui décrit des modèles d’organisation humaine, de la plus hiérarchique à celle qui valorise le plus l’autonomie, dans une perspective d’accomplissement d’objectifs et d’épanouissement. Il ne donne aucune recette, mais son analyse m’inspire pour réfléchir aux façons d’accompagner le médico-social et le sanitaire dans des changements de paradigme.

Comment résumeriez-vous ce dont souffrent les professionnels ?

Je dirais que l’exigence de rentabilité a fait perdre de vue le fait qu’on travaille avec des êtres humains, tant du côté des usagers que des professionnels. Par ailleurs, il s’est instauré dans le secteur une dichotomie entre le management et les équipes, qui fait perdre de vue que chacun souffre, à sa hauteur, managers comme professionnels de terrain. J’ai l’impression que ce morcellement contribue à la perte de sens. On ne fait plus confiance, et c’est dommage, parce qu’il y a des personnes exceptionnelles dans les équipes. Quand on les écoute, elles sont vraiment force de proposition.

Vous allez organiser un colloque en 2018…

Oui, l’idée est de proposer une plénière plus théorique le matin sur cette question du sens et de la perte de sens, puis un après-midi de présentation d’initiatives porteuses. Avec pour intention de répondre de façon concrète, dans une espèce de « fab lab » du médico-social, à des questions telles que : comment remobiliser les énergies, comment impliquer les professionnels dans des projets innovants, comment s’appuyer sur les intelligences collectives ? J’ai d’autres projets dans le même esprit : je pars bientôt en formation sur le co-développement, une approche qui vise à trouver ensemble – dans des groupes de 8 à 12 personnes – des solutions concrètes à des problématiques, à partir du vécu et de la créativité de chacun. Je vais également me former à l’holacratie. Cette approche, née au Québec, promeut une forme de management sans modèle pyramidal, fondée sur l’autonomie de chaque acteur, en se recentrant sur l’accueil des personnes – c’est-à-dire la finalité du travail.

Qu’attendez-vous de tout cela ?

De l’énergie, des idées nouvelles. Dans le co-développement, je vais rencontrer des professionnels dans une démarche active, créative, là où aujourd’hui je suis plus interpellée sur le mode de l’appel à l’aide. Cela va m’ouvrir des horizons, m’enrichir. Aujourd’hui, l’économie de la connaissance et du partage, toutes ces petites graines semées, m’apportent nettement plus que l’économie tout court. Et je pense que nous avons tous à y gagner infiniment.

 

[1]  www.edaj.fr

 

Vous souhaitez témoigner de votre parcours personnel, faites-le nous savoir à l'adresse suivante : tsa@editions-legislatives.fr, et la rédaction vous recontactera.

 

Pourquoi cette série "En quête de sens" ?

Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.

Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.

 

A lire (ou à relire) :

Tous les articles de cette série sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").

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