« Dans le secteur public, on ne sait pas valoriser les compétences »

« Dans le secteur public, on ne sait pas valoriser les compétences »

22.07.2016

Action sociale

Notre série "En quête de sens" cherche à mettre en lumière la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs découragements et leurs enthousiasmes sur des métiers aujourd'hui chahutés. Chargée de mission au sein du service social d’une collectivité, Marie se relève d’un burn-out et s’investit aujourd’hui dans la question du bien-être au travail.

Venue au travail social à l’âge de 21 ans, en qualité de conseillère en économie sociale et familiale (CESF), Marie (*) s’est rapidement épanouie dans un poste de chargée de mission au sein du service social d’une collectivité. Elle y met en place des projets innovants, qui finiront par se pérenniser. Soutenue par sa hiérarchie et les élus de la ville, elle s’est sentie portée dans cette fonction pendant plusieurs années, bien qu’elle n’ait jamais obtenu un statut et des conditions de travail à la hauteur de ses efforts. Mais ce manque de reconnaissance statutaire, allié à de fortes restrictions budgétaires dans sa commune, ont fini par la miner. Elle se relève d’un burn-out, et s’investit aujourd’hui dans la question du bien-être au travail.

Après une première expérience de deux ans chez un bailleur social, pour accompagner des personnes en procédure d’expulsion, vous êtes recrutée comme chargée de mission dans le service social d’une collectivité. Qu’est-ce qui vous attire dans ce poste ?

Il a toujours été très clair pour moi que je souhaitais pouvoir combiner dans mon travail accompagnement de terrain et développement de projet. Pour avoir différents interlocuteurs, différents niveaux de communication et parce que j’aime autant le fait de prendre soin que de me nourrir intellectuellement. Mais aussi parce que j’estime qu’on trouve d’autant plus de sens à son travail qu’on comprend les enjeux de l’institution dans laquelle on agit. Mon premier poste, bien que très formateur, m’avait cantonné à une action de terrain. Les travailleurs sociaux n’étaient pas associés à la réflexion stratégique. Là, on m’offrait un poste tout neuf, créatif, avec les deux dimensions que je recherchais. Il s’agissait de monter et de mettre en œuvre des projets innovants d’accompagnement social.

Avez-vous eu les moyens de ces innovations ?

Oui, bien au-delà de ce que j’aurais pu imaginer. Mon directeur m’a d’emblée fait confiance, et associée à des partenariats stratégiques au niveau local et national. Ceux-ci m’ont vraiment fait monter en compétence. En formation initiale, on ne se rend pas compte qu’au-delà des orientations nationales, il faut tenir compte des spécificités locales, et qu’il est extrêmement riche de voir ce qui se passe dans les territoires. Cela permet d’aller puiser des idées et aussi de mesurer ce qu’on fait de bien chez soi. Mon regard s’est donc élargi, cela m’a poussée à aller plus loin dans ma réflexion, pour développer ces projets qui étaient par ailleurs soutenus par l’équipe municipale en place. Je me suis donc sentie portée par une vraie dynamique et une reconnaissance. Et j’étais persuadée de la qualité des services apportés aux usagers, et de leur adéquation à des besoins nouveaux.

Avez-vous rencontré des difficultés à être à la fois dans la conception de projets et auprès des publics ?

C’est une situation passionnante, mais déroutante aussi. Je pouvais être le matin devant les usagers, l’après-midi autour d’une table avec des directeurs. Les deux positions ne font pas appel aux mêmes qualités, il faut pouvoir garder son authenticité à tous les niveaux, ne pas changer de discours, ce qui n’est pas simple compte tenu de la dichotomie qui existe entre le terrain et les décideurs. La question de la légitimité n’était pas simple pour moi non plus. Bien que ma hiérarchie m’ait toujours soutenue, il m’arrivait de ne pas être très à l’aise lorsque je déclinais ma fonction de travailleur social au milieu d’un comité de pilotage : j’avais l’impression qu’on m’accordait moins d’attention. Cela tenait sans doute en partie à ma perception des choses, mais pas seulement : les travailleurs sociaux peinent à être perçus comme légitimes lorsqu’il s’agit d’intervenir dans le processus de décision. Avec le temps toutefois, j’ai trouvé une vraie place, en parvenant à allier la compréhension des enjeux institutionnels et celle des besoins des publics.

Comment vous expliquez-vous aujourd’hui ce burn-out qui vous est tombé dessus, au début de cette année ?

C’est un mélange de facteurs. J’ai vraiment vécu ce poste avec passion. Mon investissement m’a permis de devenir chef de service, mais je n’ai jamais pu obtenir le statut et la reconnaissance financière qui auraient dû aller de pair. Le problème de nos institutions publiques, c’est qu’elles ne savent pas valoriser les compétences, récompenser le mérite. Dans l’espoir de parvenir à évoluer, et aussi par envie de bien faire, j’ai entamé une validation des acquis de l’expérience (VAE) et je me suis donnée à fond dans mon travail. J’ai commencé à présenter des signes d’épuisement professionnel. À un moment, le manque de reconnaissance parasite tout. Pour ne rien arranger, le contexte est devenu difficile : de fortes baisses de dotations ont été annoncées dans la collectivité, des services ont fermé, et la question budgétaire s’est mise à emboliser les réunions…

Comment s’est passé votre retour au travail ?

J’ai fait le choix de reprendre au bout d’un mois et demi. J’avais peur de ne pas réussir à y retourner sans cela, et ce n’était pas concevable pour moi : j’avais beaucoup de loyauté professionnelle, et une super équipe vis-à-vis de laquelle je voulais continuer à tenir mon rôle. Mais depuis mon retour, c’est compliqué, car quelque chose s’est cassé avec le burn-out. C’est comme si toute mon émulation, tout mon plaisir s’étaient éteints. Pour survivre psychiquement, j’ai fait le choix de me recentrer sur ma fonction de management d’équipe – j’avais eu tendance, précédemment, à me laisser déborder par les problèmes institutionnels. Ma priorité est devenue la sécurisation du travail des agents, car je considère que c’est la condition pour qu’ils puissent à leur tour accompagner les usagers dans de bonnes conditions. Comme j’ai une petite équipe, j’ai choisi de recevoir chaque agent individuellement, une fois par semaine, pour parler de sa pratique, de ses difficultés. Être présente aux côtés des personnels est le premier rôle du manager. Comme je me forme depuis de nombreuses années à des techniques de développement personnel, j’ai aussi proposé à mes agents de les y sensibiliser. Et nous prenons du temps pour parler du sens de notre travail dans un contexte contraint.

De quelle manière ?

Les conditions actuelles sont clairement difficiles, même si on peut se réjouir que notre service existe encore. Autour de nous, beaucoup de collègues des autres services sont en souffrance, et cela rejaillit sur nous tous. De notre côté, comme on fonctionne à moyens constants, la situation se dégrade. Nos délais augmentent pour que les usagers puissent obtenir un premier rendez-vous. Mais tout ça se travaille. Je dis par exemple à mes agents de prendre cinq minutes de plus au téléphone avec les personnes qui les appellent pour la première fois, afin de les rassurer, contenir leur stress face à ces délais accrus, et leur expliquer ce qu’ils peuvent entamer comme démarches en attendant. On se rend compte que l’intérêt de cette situation critique est de repérer davantage les marges d’autonomie des personnes, et de faire moins à leur place, lorsque c’est possible. L’écueil à éviter, bien sûr, est de se mettre à accompagner trop peu. Mais il y a moyen de tirer des éléments positifs de cette situation difficile. J’incite mes agents à être actifs dans cette réflexion.

Où en êtes-vous aujourd’hui ?

Je n’ai toujours pas plus de reconnaissance, ce n’est pas simple. J’ai traversé une dure épreuve, mais cela m’aide en un sens à m’autoriser aujourd’hui à penser à un ailleurs. En outre, j’ai dû repenser mes valeurs fondamentales et je suis contente que cela se fasse au profit du management de mon équipe. Je me dis qu’il y a énormément à réaliser dans le champ social autour du bien-être au travail, de la déontologie, de l’accompagnement des travailleurs sociaux sur leurs pratiques professionnelles. Je m’interroge actuellement sur la façon dont je vais faire évoluer mon métier. Ce qui est sûr, c’est que j’ai besoin d’allier relation et projet. Ce sont mes deux fils rouges, que je dois tenir ensemble, toujours.

(*) Le prénom a été modifié.

Vous souhaitez témoigner de votre parcours personnel, faites-le nous savoir à l'adresse suivante : tsa@editions-legislatives.fr, et la rédaction vous recontactera.

 

Pourquoi cette série "En quête de sens" ?

Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.

Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.

 

A lire (ou à relire) :

Tous les articles de cette série sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").

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