« Il nous revient d'inventer de nouvelles modalités de travail »

« Il nous revient d'inventer de nouvelles modalités de travail »

29.04.2016

Action sociale

Notre série "En quête de sens" met en lumière la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs découragements et leurs enthousiasmes sur des métiers aujourd'hui chahutés. Barbara Provost, formatrice et consultante en travail social, se demande s'il ne faut pas inventer d'autres modes organisationnels, à partir desquels déployer le travail social.

Pétillante d'énergie et d'idées, Barbara Provost vient de monter son entreprise de conseil et de formation en travail social. Cette ancienne assistante sociale, qui n'a jamais cessé de se former à de nouveaux domaines, a d'abord exercé en protection de l'enfance, dans le champ de l'action éducative en milieu ouvert, avant d'être recrutée à l'Institut régional du travail social (IRTS) de Rennes, où elle a longtemps conçu et animé des formations auprès d'étudiants et de professionnels. Avec le sentiment d'une grande liberté, mise au profit de cette créativité qu'elle juge si essentielle à la pédagogie et au travail social en général. Elle relate ici comment elle a vu se défaire d'un coup – suite à une réorganisation institutionnelle –  le sens de son travail, les valeurs qu'elle tentait de communiquer aux étudiants n'étant soudain plus portées par son employeur. Parmi les grandes questions qui l'animent aujourd'hui : les institutions, dont beaucoup recourent à un management par la peur, ne partent-elles pas à la dérive ? Ne faut-il pas inventer d'autres modes organisationnels, à partir desquels déployer le travail social ?

Qu'est-ce qui vous a conduite de votre emploi d'assistante sociale en protection de l'enfance à un travail de formatrice ?

J'ai énormément aimé travailler dans l'action éducative en milieu ouvert (AEMO). J'ai eu la chance de tomber sur des équipes extrêmement dynamiques, et d'être sensibilisée à l'approche systémique, dont je me sentais proche, de monter des actions collectives assez nouvelles à l'époque, puisqu'il s'agissait d'offrir à des parents d'adolescents en difficulté un groupe d'entraide mutuelle. Tout cela a été extrêmement riche et a façonné mon identité professionnelle. Aussi n'est-ce pas par désintérêt pour cette pratique, mais simplement parce que je suis très curieuse de nature, que j'ai eu envie de me former à la formation et aux sciences de l'éducation, avant de passer par un DSTS axé sur le développement social local (l'ancêtre du DEIS) couplé à un master 1 en droit et sciences politiques. Ça a été une formidable ouverture. De là, j'ai souhaité développer une expertise autour du collectif, des territoires et de la question de la transmission et j'ai envoyé un CV à un institut régional du travail social (IRTS)...

Votre candidature est retenue pour un poste de formatrice sur la filière des assistantes sociales. Comment se passent vos débuts ?

L'IRTS avait une dimension humaine, une direction des études pour réfléchir à la pédagogie, nous laissait du temps pour organiser des colloques, et surtout pour créer. La créativité, au gré des rencontres et des besoins, est ce qui m'a toujours plu dans le travail social. En AEMO, cela va par exemple consister à imaginer de nouvelles modalités de rencontre avec les publics, à inventer des documents d'information qui puissent interpeller les parents... En pédagogie, cela revient à voir comment aborder les sujets de façon assez percutante pour que ça donne envie : la relation d'aide via un photolangage, un cours sur l'évaluation en partant d'une dégustation de chocolat... C'est essentiel pour capter l'attention de son auditoire et aussi pour l'inviter à éveiller sa propre créativité plutôt que de se contenter d'aller sur des sentiers balisés. Quand je suis arrivée à l'IRTS, nous avions toute latitude pour cela. On avait un projet, on l'expérimentait. C'était très souple. Tout cela a changé lorsque nous avons fusionné avec l'AFPE, notre concurrent.

Quelles ont été les raisons de cette fusion ?

Dans la plupart des associations de travail social, le discours officiel actuel consiste à plaider qu'il faut grossir pour ne pas mourir. C'est aussi ce qu'on nous a dit et nous avons procédé à un mariage de raison. Je n'ai rien contre les fusions en soi, à condition qu'elles aient un but. Or, il me semble que personne ne s'est véritablement posé la question de savoir quel nouveau projet nous voulions construire ensemble. Les salariés n'ont pas été associés à une telle réflexion, et je n'ai à vrai dire pas connaissance d'un projet associatif. Ce qui est assez fou ! Moi, j'ai toujours voulu travailler dans des structures associatives, parce que j'avais la sensation que ces lieux donnaient du sens, étaient porteurs de valeurs qui me plaisaient. Or soudain, notre association est entrée dans une pure logique gestionnaire, dont témoignait pour commencer le nouveau vocabulaire en usage.

Quel était ce vocabulaire ?

Nous avons cessé d'être un IRTS, pour adopter une appellation purement marketing, ASKORIA, dont le directeur lui-même nous a expliqué qu'elle n'avait pas vocation à signifier quelque chose. C'est le conseil d'administration qui l'a choisie, sans associer personne. Ça nous a fait, à mes collègues et moi-même, l'effet d'être dépossédés de notre identité et violemment affublés d'une nouvelle. Le plus paradoxal, c'est que dans nos formations, on insiste sans cesse sur la nécessité d'associer les publics. Le mot d'association a disparu lui aussi et on a commencé à égrener les termes d'« entreprise », de « produits », de « clients », de « portefeuilles ». J'avais l'impression de ne plus parler le même langage que ma hiérarchie. Un jour, ma directrice m'a demandé combien de « produits » rentraient dans ma formation. J'ai fini par comprendre qu'elle voulait parler des stagiaires.

Par-delà les mots, votre cœur de métier a-t-il été affecté ?

Bien sûr. Le vocabulaire est allé de pair avec un nouveau mode de management au service d'une logique entrepreneuriale rigide et ultra hiérarchique. La direction nous a dit que la formation continue primait sur tout le reste – ses enjeux financiers étant supérieurs : cela signifiait qu'il nous fallait lâcher un cours en formation initiale si ce jour-là un formateur manquait en formation continue. Cela peut se comprendre, mais ça asservit les formateurs, qui ne sont plus libres de gérer leurs cours comme ils l'entendent. Nous avons aussi eu, soudain, des tas de réunions relatives à la démarche qualité que l'institution mettait en place. Les outils d'évaluation et de contrôle se démultipliant et les nombreux directeurs étant en quête de légitimité, ces derniers se sont mis à lancer tout un ensemble de groupes de travail chronophages, dont je ne voyais pas le sens. Et c'était du temps en moins pour la construction de nos formations. De façon significative, j'ai entendu ma directrice dire à une collègue qu'elle faisait de la « surqualité ». Ça voulait dire qu'on était trop pointilleux, trop en veille, trop perfectionniste. Dans le même temps, les équipes pédagogiques se sont vues réduites à peau de chagrin, au profit des équipes de direction et dernièrement des chargés d'affaires. Et surtout, l'institution est devenue une usine à gaz, les circuits de décision se sont démultipliés, il fallait ménager les susceptibilités de tel chef de service en l'associant à un projet. Avec pour effet de couper court à l'énergie que nous avions jusqu'alors pour monter des projets.

Avez-vous malgré tout gardé votre liberté avec vos étudiants ?

Oui et non. J'ai conservé mon plaisir dans le face-à-face pédagogique, j'ai continué à accompagner les étudiants dans le développement d'une démarche d'analyse critique indispensable pour penser et construire leur positionnement professionnel. Mais c'est un discours difficile à tenir quand on n'a soi-même pas son mot à dire dans son institution. J'y arrivais, mais dans une sorte de clivage, dont on sait que cela ne va pas sans coût psychique. Par ailleurs, il est arrivé que le positionnement institutionnel ait des conséquences directes sur les étudiants. Je pense à ce jour où un collectif de sans papiers a débarqué dans nos locaux. Ils voulaient médiatiser par ce biais leurs revendications politiques. Cela constituait potentiellement, pour nous autres formateurs, un matériau extraordinaire : on pouvait allier leur lutte à notre pédagogie, en allant à leur rencontre, avec nos étudiants, en réfléchissant une action collective. Mais la direction y a coupé court, prétextant d'un risque pour la sécurité de l'établissement (les normes incendies étant censées ne pas être respectées). Le collectif a été délogé dans la journée. Voir un centre de formation sociale refuser d'accueillir des populations en situation de précarité m'a secouée.

Quand a émergé l'idée de partir ?

Très vite après la réorganisation. Mes engagements politiques et associatifs m'ont aidée à tenir dans un premier temps. Tout ce que je ne pouvais plus faire dans le cadre de mon travail, je l'externalisais dans ces activités personnelles. Mais cette stratégie a aussi ses limites. Faute d'espace pour souffler, j'ai commencé à avoir du mal à me lever le matin pour aller au travail, à sentir un ralentissement intellectuel et surtout, un terrible ennui, malgré la quantité de travail. J'ai heureusement eu accès à un bilan de compétences, grâce à UNIFAF. Assez rapidement, j'ai constaté qu'il y avait un grand écart entre la professionnelle que j'étais devenue et la façon dont mon institution avait évolué. Par ailleurs, mes missions de formatrice m'ayant donné de nombreuses occasions de visiter des structures du secteur, je me suis rendu compte que je ne me voyais pas non plus y travailler. Je n'avais pas de doute sur ma vocation à oeuvrer dans le champ du travail social, mais sur la capacité des institutions à fonctionner aujourd'hui. D'où ma décision de m'installer à mon compte pour retrouver de l'autonomie et de la créativité tout en restant dans le champ social.

Vous avez créé votre entreprise individuelle en février. Quelles sont vos premières impressions de ce nouveau mode de travail ?

Quand j'ai commencé à répondre aux premiers appels d'offres, j'ai craint de devoir faire face aux situations décrites par mon ex hiérarchie, selon laquelle seules les solutions les moins chères étaient retenues. Or je me rends compte que c'est faux, qu'il y a une appétence pour des contenus de qualité, dans la mesure bien sûr où les prix restent raisonnables. Je suis en colère, du coup, contre ce discours que la direction nous a tenus. Il y a des contraintes économiques, certes, mais les institutions ont abdiqué devant elles, et je crains qu'elles restent prises à leur propre piège. Les professionnels souffrent trop aujourd'hui. Parmi mes anciens collègues, il y a ceux qui sont en burn-out, ceux qui se protègent en s'investissant a minima et ceux qui s'en vont. Je ne connais personne qui aille bien. La question est donc de savoir si le travail social va s'exercer demain dans les institutions. Je pense qu'il va falloir inventer de nouvelles modalités de travail. Pour ma part, j'envisagerais bien de travailler dans le cadre d'une SCOP – parce que je n'ai pas envie de rester seule –, pour le caractère égalitaire de ce type de structure, et de m'allier les compétences de collègues, au gré des contrats. On a besoin de réactivité, de souplesse, dans notre secteur. À nous d'en réinventer les conditions de possibilité.

Vous souhaitez témoigner de votre parcours personnel, faites-le nous savoir à l'adresse suivante : tsa@editions-legislatives.fr, et la rédaction vous recontactera.

 

Pourquoi cette série "En quête de sens" ?

Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.

Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre nouvelle rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.

 

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