« J’aspire à m’affranchir des contraintes institutionnelles »

« J’aspire à m’affranchir des contraintes institutionnelles »

15.04.2016

Action sociale

Notre série "En quête de sens" cherche à mettre en lumière la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs découragements et leurs enthousiasmes sur des métiers aujourd'hui chahutés. Thomas Marmié, éducateur spécialisé dans le champ de l'enfance (AEMO), dénonce des rigidités institutionnelles peu compatibles avec la vision qu’il a de son métier.

Après une longue expérience dans le champ de l’action éducative en milieu ouvert (AEMO), Thomas Marmié fait actuellement une pause pour penser la suite de sa carrière. Dans sa ville, les deux associations porteuses de grands services d’AEMO (l’OREAG et l’AGEP) lui paraissent gangrenées par des rigidités institutionnelles peu compatibles avec la vision qu’il a de son métier. Pendant un temps, le sentiment qu’il avait de pouvoir agir en amont de situations familiales complexes, avec une potentielle efficacité, a été son moteur. Malgré les horaires chargés et le salaire « juste correct », la satisfaction professionnelle était au rendez-vous. Suite à des changements managériaux assez radicaux advenus dans une structure qui l’employait, cet équilibre s’est rompu, l’obligeant à un moment à faire le choix de partir. Une seconde expérience moins douloureuse, mais insatisfaisante malgré tout, lui fait craindre que les conditions ne soient plus réunies pour permettre aux professionnels de son domaine de travailler en confiance dans les institutions.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous orienter vers l’AEMO ?

À la fin de ma formation d’éducateur spécialisé, en 1999, étant enclin aux problématiques relatives à la jeunesse, j’ai testé la prévention spécialisée. C’était intéressant, très complexe. Mais j’avais l’impression que cette action était une goutte d’eau dans l’océan. Je ressentais le besoin d’agir en profondeur, en prenant les problèmes le plus en amont possible. C’est le cas avec l’action éducative en milieu ouvert (AEMO), parce qu’elle concerne des enfants de 0 à 18 ans – on peut donc repérer précocement des difficultés – et mobilise de nombreux acteurs (la justice, l’école, les parents…). En outre, du fait que les mesures passent par le tribunal, l’AEMO justice prend une dimension solennelle, symbolique, qui peut avoir beaucoup de force si on sait doser notre intervention, en bousculant les gens, mais avec bienveillance. À l’inverse, en effet, l’AEMO peut être destructrice. J’ai été attiré par la responsabilité associée à ce métier susceptible de changer des destins pour le meilleur et pour le pire.

Le métier que vous avez découvert lors de votre prise de fonction au service d’AEMO de l’OREAG correspondait-il à vos représentations ?

Oui. J’ai rapidement vérifié qu’il y avait moyen de permettre à des familles de retrouver un équilibre, avec un étayage plus ou moins lourd, selon les situations. Il m’est aussi apparu qu’il était globalement plus efficace d’aider le milieu à évoluer avec l’enfant, plutôt que de s’occuper de ce dernier tout seul – même s’il arrive qu’on opte pour un placement.

Vos conditions de travail étaient-elles satisfaisantes ?

Disons que malgré un salaire juste correct, je trouvais mon compte dans ce métier, vu son sens, sa noblesse. L’équipe dans laquelle je travaillais fonctionnait correctement, même si des marges de progression étaient possibles. Il y avait une assez bonne entente, de la solidarité et le sentiment d’une mission partagée entre les professionnels, les chefs de service et la direction. Cela se traduisait aussi par une reconnaissance, de la part du tribunal pour enfants, de la qualité de notre prise en charge. Un bon équilibre semblait par ailleurs régner au sein de ce tribunal lui-même. Bref, tout un ensemble de paramètres subtils faisaient que ça se passait plutôt bien, dans ce domaine où la confiance est primordiale.

Qu’est-ce qui a fait que la situation s’est dégradée ?

C’est en apparence un scénario très interne : le directeur général de l’OREAG est parti à la retraite, la directrice de notre service a postulé à la direction de l’association en se ménageant la possibilité d’un retour à l’AEMO si l’expérience ne lui plaisait pas. Or elle a constaté des pratiques douteuses à la direction générale, qu’elle a dénoncées, et a renoncé à son poste de directrice générale. Un an plus tard, elle a été éjectée de notre service avec une certaine violence, pour des raisons politiques, et s’est fait remplacer par un homme complètement novice dans notre secteur, qui était une sorte de pantin de ce directeur général à la retraite. S’est alors opérée une sorte de reprise en main totalitaire : management par la peur, le stress, complexification abusive des conditions de travail… Par exemple, une badgeuse a été mise en place, ce qui n’a vraiment aucun sens dans un métier où on a de nombreux déplacements à effectuer, avec parfois une notion d’urgence. Devoir passer ou repasser par le siège avant les rendez-vous constitue juste une perte de temps et cela n’a aucun sens au plan économique pour l’association. De la même manière, la direction nous a demandé de mettre des autocollants sur nos voitures de service, pour valoriser l’image de l’association… mais en faisant fi de notre devoir de discrétion vis-à-vis des familles !

Quelles conséquences cela a-t-il eu sur votre travail ?

Ça a sabré la confiance de l’équipe, tout le monde allait mal et il y avait une atmosphère de guerre civile : on a fait grève, on est allé voir les autorités de tutelle… D’un service équilibré, nous passions à une ère où tout semblait absurde, et où les exigences formelles avaient complètement pris le pas sur la clinique. Car pendant qu’on se bat contre la badgeuse, on ne pense pas les situations des familles, qui sont si souvent, porteuses de négativité et de désespoir. Or, ce qui fait tenir et qui donne du sens dans ce métier, c’est de se comprendre et d’échanger. Tout cela était d’autant plus problématique que ce service représente environ 1 200 mesures éducatives par an, avec de l’argent payé par le contribuable. Délégué du personnel, je me suis battu pour mon intérêt et pour celui que je portais à ce travail. Mais quand j’ai vu que ça ne bougerait pas avant longtemps, j’ai choisi de mettre mon énergie ailleurs. Ça m’a beaucoup coûté, car j’envisageais d’y faire ma carrière, d’y devenir chef de service. D’autres ont réussi à rester, ou y ont été contraints. Non sans difficultés toutefois : je reste en lien avec l’association et je sais que les personnels sont à cran, et les arrêts maladie nombreux. Une enquête a fini par être lancée par le conseil départemental, qui a reconnu l’existence de dysfonctionnements managériaux, et des conclusions devraient être rendues prochainement.

Où êtes-vous parti après ?

J’ai travaillé en maison d’enfant à caractère social (Mecs) pendant deux ans, puis j’ai postulé sur l’autre grand service d’AEMO de ma ville. Il s’est avéré plus équilibré que le précédent, mais paternaliste malgré tout. Il fallait demander la permission pour presque tout. Un exemple : je suis un jeune de cité qui doit se rendre à une audience auprès du juge pour enfants pour un vol de scooter. J’arrive à le convaincre de ne pas cacher le rendez-vous à sa mère, pour qu’elle l’accompagne, or celle-ci ne peut pas venir. Du coup, je m’engage à me rendre à l’audience avec son fils. J’en parle à mon chef de service, après-coup, il montre alors sa désapprobation, m’opposant sans appel une règle institutionnelle, qui pourrait pourtant tout à fait être discutée. Mais il n’y a pas eu d’espace pour une telle discussion. Il y avait aussi tout une dimension de contrôle de notre travail, avec par exemple la nécessité pour les éducateurs de consigner tous leurs rendez-vous sur un semainier et de respecter un certain nombre de rendez-vous par famille et par mois.

En quoi cela est-il problématique ?

Je ne conteste pas la nécessité de poser un cadre général, mais on a besoin de souplesse pour fonctionner dans ce métier. Le semainier, outre qu’il fait perdre du temps alors qu’on dépasse déjà largement nos horaires de travail, devient un enjeu de contrôle, qu’il n’y avait pas avant. Une prise en charge nécessite parfois d’être plus rapprochée, parfois, elle peut passer par des coups de fil, des SMS, des rendez-vous rapides. C’est le praticien qui sait ce qui est nécessaire. Mesurer n’a pas beaucoup de sens par rapport à la finesse de cet ajustement. En revanche, je suis convaincu que le contrôle de l’avancée de notre travail se passe dans les réunions d’étude des situations, qui constituent le cœur de notre travail. Le reste ne fait qu’ajouter de la pression aux professionnels, qui ne se sentent pas respectés. Nous sommes vraiment soumis à des injonctions très paradoxales : d’un côté, notre responsabilité est immense, c’est parfois la vie des personnes qui est en jeu et nous sommes censés en répondre ; et de l’autre, la direction sous-entend par des mesures de contrôle que nous sommes irresponsables, susceptibles d’aller nous amuser lorsqu’on s’absente deux heures pour un rendez-vous. C’est difficile à vivre. Dans ce métier délicat, avec des prises de risque importantes, on a vraiment besoin d’avoir la confiance de sa hiérarchie. Si on est anormalement inquiété à la moindre initiative, cela décourage d’en prendre…

Où en êtes-vous aujourd’hui ?

J’ai quitté mon travail il y a quatre mois. Je me sens un peu désenchanté, même si j’ai énormément appris dans le secteur de l’AEMO et que je respecte profondément certaines des personnes qui y exercent. Les deux institutions que j’ai vues ont développé des pratiques de management nocives, pas propices à la sérénité des professionnels. C’est pour moi une grande tristesse de voir qu’on casse des dispositifs qui fonctionnaient bien, à un coût très faible pour la société, même s’il fallait continuer de les améliorer. J’espère me tromper, mais je suis très sceptique sur l’évolution du métier. En ce moment, je propose mes services en libéral, à des familles en capacité de payer. Ça me permet de gagner un peu ma vie en poursuivant un métier que j’aime sans contraintes institutionnelles. Je vais voir comment la suite va s’inventer.

Vous souhaitez témoigner de votre parcours personnel, faites-le nous savoir à l'adresse suivante : tsa@editions-legislatives.fr, et la rédaction vous recontactera.

 

Pourquoi cette série "En quête de sens" ?

Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.

Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre nouvelle rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.

 

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