« Le danger serait de ne plus travailler que dans l'urgence »

« Le danger serait de ne plus travailler que dans l'urgence »

17.06.2016

Action sociale

Notre série "En quête de sens" cherche à mettre en lumière la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs découragements et leurs enthousiasmes sur des métiers aujourd'hui chahutés. Amandine, éducatrice spécialisée, s'estime chanceuse mais s’inquiète des réductions budgétaires qui font travailler dans l’urgence, au détriment des publics.

Amandine est éducatrice spécialisée depuis 2005. Elle travaille au Barbaz, une maison d’enfants à caractère social (Mecs) nichée en pleine montagne, qui privilégie un accueil en tout petit nombre, une présence permanente des éducateurs et une ambiance très familiale. Stabilité de l’emploi, continuité du suivi et temps pour la réflexion sont les conditions qu’elle a recherchées et fini par trouver pour pouvoir poursuivre son métier d’une façon qui lui paraisse satisfaisante. Elle se sent chanceuse, mais s’inquiète du risque que les politiques sociales, à force de réductions budgétaires, ne garantissent plus aux publics la continuité de prise en charge dont ils ont besoin.

Avant d’arriver à la Mecs Le Barbaz, quelles ont été vos expériences du travail social ?

J’ai commencé dans un Sessad (service d'éducation spéciale et de soins à domicile) à Roubaix, dans un contexte de très grande précarité, auprès de professionnels extrêmement engagés et expérimentés. Cette équipe de qualité a sans doute beaucoup contribué à l’identité professionnelle que je porte aujourd’hui. Revenue sur Grenoble, j’ai enchaîné quelques CDD dans un foyer d’accueil d’urgence. J’ai trouvé très dur, en tant que jeune professionnelle, de travailler sur le qui-vive, d’autant que cela pouvait générer des situations violentes. En outre, mon poste était précaire, à temps partiel. Or quand on n’est là que de temps en temps, les enfants ne nous repèrent pas bien et il est difficile d’établir des relations approfondies avec les partenaires. Certains professionnels de ces structures y travaillaient depuis longtemps et s’y sentaient bien. Mais ça n’a pas été mon cas et je n’ai pas renouvelé mes contrats. J’ai fini par trouver un CDD à temps plein dans une maison d’enfants, en internat, où je ne me suis pas sentie à l’aise non plus. Il me semblait que la violence des jeunes qu’on recevait n’était pas traitée de façon adéquate. On était amené à travailler le week-end avec des enfants qu’on ne côtoyait pas en semaine – ce qui ne facilite pas l’exercice d’une autorité. Or je n’étais pas là pour faire du gardiennage. Du coup, je n’ai pas reconduit mon CDD. J’ai appris par la suite que peu de temps après mon départ, des jeunes de la structure ont cassé des véhicules au sein de l’établissement : le cadre ne les contenait plus.

Vous vous posez ensuite dans un Sessad Itep (institut thérapeutique, éducatif et pédagogique) pendant cinq ans…

Oui, là mon métier a commencé à avoir du sens. J’ai eu le temps de faire partie d’une équipe, d’être repérée, de bien connaître le secteur et les enfants. Ça m’a fait du bien, j’ai trouvé ma place. On avait du temps pour penser les prises en charge. Mais au bout de cinq ans de CDD, on ne m’a proposé qu’un CDI à temps partiel – ce qui était un peu délicat financièrement. Cette situation a fini par me décourager, je perdais confiance en moi et je me suis dit qu’il était peut-être temps d’aller voir ailleurs. J’ai entendu parler d’un poste à temps plein dans un service jeunesse de l’agglomération grenobloise. J’y ai postulé et j’ai été prise. Mais je ne m’y suis pas du tout épanouie professionnellement. Il y a une grande différence entre l’animation et l’éducatif. Comme je ne pouvais pas me contenter d’un travail alimentaire, j’ai pris le risque de quitter ce poste stable, à un moment où les travailleurs sociaux de mon département manifestaient contre l’annonce de coupes budgétaires. C’était risqué, mais nécessaire pour moi. J’ai cherché un poste qui puisse me convenir et au bout de quatre mois, j’ai trouvé mon emploi actuel.

Qu’est-ce qui vous a séduite ?

Le Barbaz est une Mecs de onze places, au milieu des montagnes – à Crêts en Belledonne (Isère) – qui accueille des enfants de 4 à 18 ans, sur décision de justice. On les suit sur tous les plans (scolarité, santé, lien avec les parents) et on a le temps de les voir grandir. Nous avons aussi fait le choix que les éducateurs soient présents la nuit, plutôt que de prendre des veilleurs de nuits qui ne connaissent pas réellement les jeunes. Ça suppose un peu moins de temps en journée avec les enfants, mais ça a du sens. Autre élément très atypique : l’équipe des éducateurs se charge des courses et des repas avec les enfants. C’est l’occasion d’un travail formidable sur les saveurs et la cuisine est vectrice d’une convivialité très précieuse. Les enfants ont souvent peu connu ce plaisir-là. Tout cela est riche, porteur. Certes, travailler dans cette Mecs suppose un vrai engagement, compte tenu des horaires de nuit très changeants et des 39 heures annualisées (cela signifie qu’on travaille plus de quarante heures certaines semaines, trente à d’autres moments), mais cela pèse peu au regard de la cohésion d’équipe, de la confiance qu’il y a entre nous, du temps que nous avons pour penser ensemble ou encore de la latitude qui nous est laissée pour monter des projets.

Y a-t-il eu des moments où votre travail a pu être mis à mal ?

À mon arrivée, le conseil général de l’époque (aujourd’hui conseil départemental) annonçait de fortes coupes budgétaires dans le secteur social et des fermetures de places d’internat, privilégiant le placement en familles d’accueil. Nous avons été très inquiets face à cette annonce. En effet, les enfants que nous accueillons viennent pour la plupart de familles d’accueil et ces placements n’ont pas fonctionné. Si le Barbaz devait fermer, où allaient-ils aller ? C’était inimaginable. Cette période d’incertitude a été difficile pour moi. Je commençais à m’attacher aux enfants, à l’équipe, mais comme j’avais déjà changé de poste plusieurs fois, je me rassurais en me disant que j’étais mobile, et qu’au pire, je chercherais à nouveau du travail. Heureusement, le scénario de la fermeture ne s’est pas réalisé.

Le contexte tendu dans votre département a-t-il eu des conséquences sur votre travail au quotidien ?

Cela a pu poser des problèmes pour travailler en partenariat : il est arrivé qu’on ne sache plus à qui nous adresser suite à des remaniements ou à des suppressions de postes. Cela n'a pas été évident non plus pour les familles, compte tenu des ruptures qui émaillent souvent leur parcours : certaines ont vu leur référent ASE changer à plusieurs reprises et m’ont confié qu’elles trouvaient difficile de devoir de nouveau raconter leur histoire à des personnes qu’elles n’étaient pas certaines de retrouver la semaine suivante. Les référents ASE ont une place de tiers tout à fait fondamentale. C’est à eux que nous nous référons pour toute décision concernant un jeune – ce sont eux qu’il faut joindre par exemple pour annuler une visite du jeune auprès des parents ou s’il veut passer la nuit chez un copain. Il est donc important que ce lien puisse être stable, cela permet de travailler dans la confiance.

On retombe sur le manque de stabilité que vous décriviez au début, et que vous avez fui…

Oui. De mon côté, j’estime avoir beaucoup de chance, j’ai trouvé un lieu qui me correspond, où sont réunies les conditions d’un travail de qualité. Mais ça se dégrade un peu partout. Si on ferme trop de postes dans le social, on risque – au lieu d’agir en amont – de ne plus travailler que dans l’urgence, au détriment des publics.

Vous souhaitez témoigner de votre parcours personnel, faites-le nous savoir à l'adresse suivante : tsa@editions-legislatives.fr, et la rédaction vous recontactera.

 

Pourquoi cette série "En quête de sens" ?

Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il ��tait au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.

Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.

 

A lire (ou à relire) :

Tous les articles de cette série sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").

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