« Le secteur de l’urgence se confronte au paroxysme du non-sens »

« Le secteur de l’urgence se confronte au paroxysme du non-sens »

12.05.2017

Action sociale

Notre série "En quête de sens" donne la parole aux travailleurs sociaux. Directeur d'une instance de coordination d’accueil et d’orientation, Vincent tente avec ses équipes de répondre, non sans mal, à la crise de l’hébergement d’urgence, dans un contexte où la mainmise de l'Etat laisse peu de place aux initiatives associatives.

Venu au social par le biais de l’objection de conscience, après des études en filière technique, Vincent en a monté tous les échelons. Il est depuis 2013 le directeur d'une instance de coordination d’accueil et d’orientation, une association d’associations qui vise à favoriser la synergie des acteurs du territoire sur les questions d’hébergement. Mais la dynamique collective de l’époque a peu à peu cédé la place à une contrainte étatique drastique, au fil des réformes du secteur (115, loi Dalo, SIAO, loi Alur). Ses équipes sont en permanence tenues de gérer la pénurie et de rechercher qui prioriser parmi un public ultra-prioritaire. Confronté à leur souffrance, Vincent cherche des moyens d’accompagner les professionnels en valorisant leurs savoir-faire et les petits succès qui existent malgré tout. Il espère que, pris au piège de sa mainmise sur le secteur de l’hébergement, l’État commence à se rendre compte des injonctions paradoxales qu’il a générées.

On sait la crise de l’hébergement d’urgence, l’impossibilité pour les dispositifs de répondre à des besoins toujours croissants. Comment cela affecte-t-il votre rapport au sens de votre travail ?

Nous nous trouvons effectivement au paroxysme de la quête de sens que vivent les acteurs du social. Notre projet est de venir en aide à des personnes à la rue, sauf qu’il y a trop peu de places au regard des besoins. Le 115 refuse quotidiennement 200 à 300 personnes sur le territoire dont nous nous occupons. Les travailleurs sociaux en sont réduits à distribuer des couvertures à des familles qui vont dormir dehors. Quel sens peut-on donner à son travail dans ces circonstances ? On gère la misère, on gère des files d’attente et il y a tant de critères (personnes avec ou sans papier, personnes seules ou couples, familles avec un enfant de moins de trois ans ou pas) que j’ai dû embaucher un informaticien pour orienter efficacement le public. La question du choix n’est d’ailleurs jamais définitivement résolue : il y a quelques années, nous nous sommes retrouvés à devoir choisir entre héberger une mère qui avait un cancer du col de l’utérus et une autre qui avait un cancer du sein. Nous sommes collectivement tombés d’accord pour prendre les personnes par ordre d’arrivée sur la liste d’attente, pour ne pas être confrontés à des dilemmes aussi insupportables. Mais c’est questionnable : nous pourrions aussi nous dire qu’un jeune qui commence tout juste à errer est prioritaire par rapport à un vieux SDF. Il n’y a pas de bonne solution, il y a ce fait terrible que des personnes vont dormir à la rue parce qu’on manque de places. Le cancer de l’hébergement n’a pas diminué. La question majeure est de savoir à quoi sert une politique publique à laquelle on ne donne pas les moyens suffisants.

Comment supportez-vous cette situation ?

N’étant pas directement au contact des populations, je ne suis pas exposé comme les travailleurs sociaux. Et donc je suis moins violemment affecté qu’eux. Ce à quoi je me confronte, c’est à leur souffrance, et à ma propre colère quand je vois que l’État essaie de nier le fait associatif, auquel je suis extrêmement attaché.

Et cette rencontre avec la souffrance de vos équipes…

Les accompagner est vraiment essentiel pour moi, et c’est aussi ce qui donne du sens à ce que je fais. J’ai d’ailleurs consacré mon mémoire de Caferuis à la question de la valorisation du travail des équipes mobiles. J’avais constaté combien le sentiment d’échec dominait chez les professionnels, et je voulais voir comment les aider à transformer leur perception. Cela supposait de faire de l’évaluation, pour mettre en avant ce qui, malgré tout, pouvait fonctionner. Quand je suis arrivé dans le service, j’avais en tête de mettre en place une référence des personnes suivies, mais l’équipe n’en voulait pas. Les professionnels me disaient qu’ils n’avaient pas envie de se sentir responsables d’avoir accompagné telle personne vers la mort, car pour certains sans-abri, c’était cela qui les attendait. Ils ne voulaient pas être « référents » de cela. J’ai respecté cette demande. Puis on a mis en place un suivi individualisé de l’avancement des personnes, et on en arrive actuellement à une double référence, pour atténuer la lourdeur du suivi et de ce sentiment de responsabilité. Nous allons donc commencer à avoir des dossiers qui permettront de dire : j’ai accompagné cette personne, voici ce qu’elle devient, voici ce qui reste à faire et aussi ce qu’on a fait de bien.

Ce changement est bien perçu par les équipes ?

Je pense, car je ne suis pas passé en force. C’est ma manière de travailler. Cela permet aux gens de s’approprier une démarche, et cela me permet aussi de faire évoluer mes positions au besoin. Bien sûr, il y a des personnes qui rechignent un peu, mais elles y trouvent globalement leur compte. Certains professionnels m’ont par ailleurs demandé comment ils pourraient valoriser un travail aussi anodin que de boire un café avec des gens. Au début, je ne savais pas exactement comment leur répondre, mais je sentais que cette manière de présenter les choses n’était pas juste. En écrivant mon mémoire de Caferuis, j’ai découvert des ouvrages de Joan Tronto sur la notion de « care ». Elle développe l’idée que nous avons tous besoin d’être accompagné à certains moments de notre vie, notamment à la naissance et dans la vieillesse, mais que ce rôle traditionnellement dévolu aux femmes n’est, de ce fait, pas valorisé. J’ai fait part de mes lectures à quelques éducateurs, de façon informelle, et voyant qu’ils y étaient sensibles, j’ai organisé une réunion sur ce sujet. Certains professionnels du Samu social s’en sont saisis et ont retraduit les petits moments informels passés auprès du public comme relevant du « care » et faisant partie de leurs modes d’intervention. Tout cela a été formalisé – et donc aussi valorisé – dans nos documents institutionnels. Et cela me paraît très important.

Vous disiez que l’Etat essaie de nier le fait associatif…

Tout se passe comme si au fil des réformes, l’État nous avait imposé tous nos modes d’action. Ce n’est pas toujours négatif, car il est vrai que certaines pratiques associatives peuvent poser question, mais nous sommes passés d’un projet conduit à partir de la bonne volonté des associations, qui définissaient quel public elles accueillaient, à quelque chose d’extrêmement ficelé, avec un cahier des charges, et où l’État redéfinit en permanence des critères d’exception. Par exemple, lorsque l’ancienne ministre Christine Boutin a annoncé qu’il n’y aurait plus d’expulsion sans qu’une proposition de relogement soit faite, il nous a été demandé de prioriser les personnes expulsées par rapport à celles qui étaient déjà à la rue. Notre conseil d'administration s’y est opposé, mais le préfet nous a menacés de nous retirer le financement et de le confier à une autre structure si nous n’allions pas dans son sens. La pression est la même dans le cas des référés libertés ou lors d’événements médiatisés. Or nous n’avons pas droit au chapitre. La mise en place du SIAO a vraiment signé l’apogée de la mainmise de l’État sur notre activité.

Cela se traduit d’autres manières ?

Disons que les agents de l’État tendent à agir comme si notre association leur appartenait. Je pense par exemple à cet inspecteur qui donne régulièrement des instructions à mes collègues, comme s’il était leur supérieur. J’ai beau lui dire que je ne vois pas son nom dans l’organigramme – comme on se connaît bien, je peux me permettre cette familiarité – il reste sur sa position. Ce qui me rassure, c’est que les agents de l’État finissent par être pris dans les mêmes contradictions que les acteurs associatifs. Avant, comme ils étaient très loin du terrain, ils avaient une vision biaisée de ce qu’on faisait, or en venant vers nous, ils se rendent compte de la réalité de terrain et du sérieux de nos analyses. Cela me donne un peu d’espoir, car si nos difficultés commencent à être relayées par les agents de l’État eux-mêmes, elles ont peut-être plus de chance d’être entendues.

Y a-t-il d’autres sources d’espoir pour le secteur ?

Avec nos associations partenaires, nous essayons de faire bouger les lignes, pour qu’elles appliquent des critères moins restrictifs dans leur sélection des publics. Nous avons à plusieurs reprises organisé des réunions pour travailler sur leurs représentations et les aider à moins redouter d’accueillir certains profils : personnes toxicomanes, âgées, sans papiers, personnes souffrant de pathologies psychiatriques. Et ça fonctionne, les mentalités bougent un peu. Un autre exemple. Les directeurs d’associations du service de coordination ont souhaité faire remonter par notre équipe opérationnelle (composée de ceux qui remplissent les évaluations, du 115, des équipes mobiles et de l’accueil de jour) les dysfonctionnements de terrain, pour voir comment améliorer nos pratiques. Ordinairement, dans le champ social, le terrain bouillonne, râle, mais tout cela remonte assez peu. Là, c’est l’inverse, c’est la sphère dirigeante qui se demande comment faire pour avoir la vision la plus juste possible des dysfonctionnements. Tout ça est encourageant.

Vous arrive-t-il d’être découragé, de vouloir tout lâcher ?

Non, j’ai du plaisir dans ce que je fais, j’aime ce travail d’accompagnement des équipes, je me sens plutôt libre malgré tout dans ma façon d’exercer, je peux développer des projets, et je travaille avec des professionnels compétents et engagés. Ce poste constitue aussi un observatoire idéal des politiques publiques, terrain que je trouve aussi passionnant qu’anxiogène. Enfin, je sais que ce qu’on fait permet d’aider des gens malgré tout. Et puis, je me ressource beaucoup avec mes nombreuses formations et en commençant à produire des écrits, à participer à des colloques. Venant d’un milieu ouvrier, ces démarches ne sont pas dans mon habitus, j’ai l’impression de mettre un pied dans ce qui représentait pour moi auparavant une sorte de Graal inatteignable. Ça me valorise personnellement, ça m’ouvre à des rencontres très riches et cela me permet d’objectiver ce qu’on vit.

 

Vous souhaitez témoigner de votre parcours personnel, faites-le nous savoir à l'adresse suivante : tsa@editions-legislatives.fr, et la rédaction vous recontactera.

 

Pourquoi cette série "En quête de sens" ?

Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.

Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.

 

A lire (ou à relire) :

Tous les articles de cette série sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").

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