« Miser sur le non-autoritarisme et la démocratie participative »

« Miser sur le non-autoritarisme et la démocratie participative »

11.07.2016

Action sociale

Notre série "En quête de sens" cherche à mettre en lumière la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs découragements et leurs enthousiasmes sur des métiers chahutés. Chef de service, Dominique Dorbec, s'est heurtée à des situations relationnelles difficiles qui l'ont obligée à s'interroger sur la façon d'exercer son métier d'encadrement.

Entrée dans le champ de la protection de l'enfance en 1984 comme éducatrice spécialisée, Dominique Dorbec n'a eu de cesse de rechercher des structures à la pointe en matière de prise en charge et de travail avec les familles, et de s'investir dans des formations longues. Devenue chef de service dans une maison d'enfants à caractère social (Mecs), elle s'est heurtée à des situations relationnelles difficiles – direction autoritaire, équipes clivées – qui l'ont obligée à s'interroger sur la façon d'exercer son métier d'encadrement. Elle s'est battue et a conservé ce poste durant 16 ans, suffisamment portée par le projet d'établissement. Mais lorsque les contraintes gestionnaires ont pris le pas sur l'exigence clinique, elle a décidé de quitter le navire.

Quels souvenirs gardez-vous de votre travail d’éducatrice ? Y a-t-il eu des moments où vous vous êtes confrontée à un manque de sens dans vos fonctions ?

J’ai démarré à Gap, dans un internat qui accueillait des adolescentes venues de Marseille – donc éloignées de leur milieu d’origine et de leur famille. La structure était rattachée à un institut médico-éducatif (IME), avec une classe interne qui leur était dédiée. Cela renvoyait ces jeunes filles à l’idée d’une anormalité. En outre, l’internat avait été créé pour pallier un déficit budgétaire et non autour d’un vrai projet. Tout cela rendait l’accompagnement très compliqué. J’y ai vécu des moments de grande violence, et je me suis très vite dit qu’il y aurait vraiment eu moyen d’agir différemment auprès de ce public. Au bout de deux ans, j’ai intégré une maison d’enfants à caractère social beaucoup plus innovante : les adolescents étaient hébergés par petits groupes dans des appartements, ils pouvaient continuer leurs loisirs dans leur quartier d’origine, pour ne pas rompre leurs liens, et un réel travail se faisait avec les familles. Là, c’est plus le management et les conditions de travail qui dysfonctionnaient. J’ai également eu une expérience dans une grosse association où la forte rotation des professionnels rendait ingérables les clivages occasionnés par les adolescentes accueillies.

Qu’est-ce qui a motivé vos départs, à chaque fois ?

L’envie d’essayer ailleurs, pour m’y trouver mieux et aussi dans l’espoir d’y avoir plus de moyens pour créer des solutions intéressantes pour les jeunes. C’est ainsi que je suis arrivée dans une grande Mecs près de Lyon, orientée en systémie (*). Les éducateurs y avaient aussi une casquette de co-thérapeutes familiaux, le directeur était psychologue de formation. C’était assez porteur. Cela m'a donné envie de suivre une formation longue en systémique. J’ai finalement dû quitter ce lieu, mais pour des raisons personnelles et familiales. C’est suite à cela que j’ai postulé à la Mecs « la clef des champs » de l’association La Providence : je recherchais alors un emploi d’éducatrice, mais ma formation à la systémique a séduit la directrice, qui m’a proposé de devenir chef de service. Je n’avais pas, à l’époque, une image très sympathique de ce métier, mais j’ai accepté la proposition car l’association était novatrice dans la prise en charge des enfants, avec des projets bien individualisés, un riche travail avec les familles, une envie de la direction de développer des solutions alternatives au placement.

Comment s’effectue ce passage à une fonction d’encadrement ? Vous pouviez cette fois orienter les modalités d’accompagnement…

Ça n’a pas été simple, pour des questions de personnes. Très novatrice en termes de projet, de réflexion clinique, la directrice déployait une gestion du personnel très clivante, avec du favoritisme, des règles mal établies et différentes selon les personnes. On pouvait aussi être reconnu à un moment et désavoué après. Enfin, le rôle de chacun n’était pas clair, les personnels se questionnaient sans cesse sur ce qu’ils avaient le droit de faire ou pas. Mon désaccord avec ces pratiques a rapidement généré un conflit larvé avec la directrice et la psychologue – qui formaient un tandem. J’ai eu l’impression que l’embauche d’un éducateur spécialisé à la personnalité perverse m’a mise en difficulté. Mes rapports avec l’équipe qu’il a intégrée sont devenus très ardus – les personnels se sont mis à court-circuiter mon autorité en s’adressant d’emblée à la directrice – heureusement que cela se passait bien avec ma seconde équipe. Tous ces éléments ont créé une situation de crise, avec des retentissements sur les enfants : nous avons observé à cette époque une forte augmentation des passages à l’acte.

Comment avez-vous surmonté cette situation ?

J’ai entamé une formation au diplôme supérieur en travail social – l’ancien DEIS – avec pour idée de m’oxygéner et de mener une réflexion sur ma place. J’ai fait mon mémoire sur la légitimité du chef de service ! J’en suis ressortie avec un objectif de non-autoritarisme et de démocratie participative. C’est dans cet esprit que j’ai refondé avec mes équipes les projets personnalisés des enfants. Nous y avons remis du sens en créant notre propre outil, de façon totalement collégiale (éducateurs, maîtres et maîtresses de maison…), en mettant l’accent sur les compétences des enfants. À quinze, on a réfléchi sur les différentes dimensions de la vie de l’enfant (affective, scolaire, relationnelle…), en définissant pour chacune des critères concrets et des degrés d’accomplissement de ces derniers. Dans l’objectif non pas de juger, mais de repérer là où l’enfant en est à un moment donné et sa progression. Les maîtresses de maison m’en ont été reconnaissantes, elles se sont senties davantage parties prenantes avec cet outil pré-écrit, moins abstrait que le précédent.

Vous avez aussi fait appel à un cabinet extérieur pour réduire les difficultés relationnelles au sein de la Mecs…

Cela s'est fait avec l’arrivée d’un nouveau directeur, à un moment où la directrice s’était complètement désengagée de la Mecs pour se concentrer sur des accueils de jour et un service d’accompagnement à domicile qu’elle avait créés. Nous nous sommes retrouvés, ce directeur et moi, sur la même longueur : nous avons construit une vraie équipe de direction. Le clivage s’est réduit dans l’équipe de direction mais pas au niveau des équipes. Comme le directeur ne cherchait pas à occuper toutes les places et à tout contrôler, j’avais une vraie délégation, ce qui m’a permis d’être moi aussi plus claire dans ce que je pouvais confier aux professionnels. Chacun avait donc sa place, donc plus d’autonomie et je pouvais jouer mon rôle de chef d’orchestre. Ce qu’on fait au niveau d’une équipe de direction a un effet boule de neige. Nous avons par ailleurs fait intervenir le groupe « ressources et changement » pour apporter du soin à l’institution, très mise à mal par ces années de clivage et la présence de cet éducateur spécialisé très difficile à gérer. Nous avons analysé pendant deux ans nos dysfonctionnements. L’idée était de remobiliser les professionnels, de sortir de la disqualification de l’autre, de refaire circuler la pensée. L’éducateur a fini par partir. Tout cela a nettement fait bouger les lignes.

Qu’est-ce qui occasionne, aujourd’hui, votre départ ?

À peine sortis de cette crise, nous en avons connu une autre, le conseil général de l’Isère ayant annoncé fin 2012 la fermeture de 300 places en foyer, qui devaient être remplacées par 300 placements en famille d’accueil. Nous étions, à la Providence, dans une situation difficile : avec le développement de plusieurs accueils de jour par notre association, la Mecs avait fini par accueillir les situations les plus lourdes – des enfants « patchwork », avec différents handicaps, des familles souvent absentes – ce qui nécessitait beaucoup plus de présence des professionnels le week-end et les vacances, plus de médiatisations, bref, plus de tout. Or la pénurie s’annonçait. Nous avons essayé de faire valoir nos besoins auprès du conseil général et de l’association, de penser des projets qui nous auraient permis de faire baisser les effectifs d’enfants de la Mecs, afin qu’on puisse mieux s’occuper de ces enfants « patchwork ». Plusieurs associations avaient également souligné que l’équation entre places en Mecs et places en famille d’accueil n’était pas si évidente que cela. Le conseil général a alors accordé du redéploiement à coût constant. Aucun de nos projets n’a malheureusement été retenu : le conseil général a accepté que nous gardions nos 24 places. Entre-temps, le choix du directeur d’embaucher malgré tout des éducateurs remplaçants pour faire tourner la maison lorsque les titulaires étaient en vacances nous avait mis en déficit chronique. L’association venait d’être absorbée par une grande association, l’Orsac, qui n’a pas souhaité opérer de mutualisation. Mon directeur a été mis sous contrôle, et l’accent a été mis exclusivement sur le redressement de la situation financière, sans plus aucune considération clinique.

Comment cela s’est-il traduit ?

Un nouveau directeur est arrivé et il y a d’emblée eu entre nous une tension. Le temps de réunion d’équipe éducative a été divisé par deux – ce qui ne permettait plus du tout de faire le même travail clinique, mais seulement de traiter l’urgence. Il n’était plus question non plus, comme par exemple pour monter un comité de pilotage, de réfléchir aux complémentarités des professionnels qui pourraient le constituer. Le directeur s’est mis à évoquer la possibilité de remplacer les surveillants de nuit par des caméras et d’embaucher des éducateurs spécialisés sous un statut d’animateurs pendant les vacances. La surcharge de travail pour les éducateurs ne leur permettait par ailleurs plus d’assurer des projets gourmands en temps, mais essentiels, comme celui de proposer aux jeunes des séjours en famille d’accueil pendant les vacances, afin qu’ils aient, plus tard, des repères plus positifs pour créer leur propre famille. Dans ce contexte, quand j’ai compris que l’Orsac n’avait pas d’autre poste à me proposer, j’ai dû partir.

Dans quel état d’esprit êtes-vous aujourd’hui ?

Je souhaiterais retrouver un cadre où je puisse mettre en œuvre ce qui compte pour moi : le travail avec l’environnement, les familles, au service des jeunes, en orchestrant la complémentarité des compétences des professionnels. Je ne sais pas si c’est encore possible. Et je m’inquiète pour tous ces jeunes qu’on ne prend pas en compte correctement aujourd’hui, pour des raisons gestionnaires : ça va nous retomber dessus plus tard.

 

(*) La systémie est une approche conceptuelle qui considère que l'individu n'est jamais seul, mais pris dans un ensemble d'interrelations avec sa famille et son environnement. Elle agit donc à partir de ce faisceau relationnel. Elle est beaucoup utilisée en travail social, notamment dans le champ de la protection de l'enfance.

Vous souhaitez témoigner de votre parcours personnel, faites-le nous savoir à l'adresse suivante : tsa@editions-legislatives.fr, et la rédaction vous recontactera.

 

Pourquoi cette série "En quête de sens" ?

Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.

Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.

 

A lire (ou à relire) :

Tous les articles de cette série sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").

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