Alice Balorie a longtemps fait fonction d’éducatrice scolaire dans des structures de l’aide sociale à l’enfance (ASE) ou pour enfants déficients intellectuels. Aujourd’hui art-thérapeute en institution, elle a entamé il y a peu une formation Caferuis (certificat d'aptitude aux fonctions d'encadrement et de responsable d'unité d'intervention sociale). Son objectif : se donner les moyens d’un projet créatif d’accompagnement social global « durable », de taille humaine, fondé sur la mixité, le collectif et le recours à des réseaux d’acteurs engagés. Elle est persuadée qu’il revient aux professionnels du social de se donner les moyens de leur autonomie financière, pour échapper aux contraintes gestionnaires et idéologiques actuelles.
tsa : Pourquoi ce choix de démarrer une formation Caferuis, alors que vous exercez votre métier d’art-thérapeute avec passion ?
Alice Balorie : D’abord pour avoir plus de stabilité sur le plan matériel, car le statut d’art-thérapeute reste assez précaire pour celui qui n’a pas envie d’exercer en cabinet. J’aime l’institution, le travail d’équipe, j’ai toujours pensé qu’associer des têtes pensantes au service d’une même action permettait d’avoir plus d’efficacité que lorsqu’on agit seul. Ensuite, parce qu’avoir des connaissances en matière d’encadrement et de gestion me paraît utile dans le cadre de ma propre activité. Enfin, parce que j’ai en tête un projet qui mûrit, pour lequel je vais absolument avoir besoin de travailler avec d’autres personnes.
Quel est ce projet ?
Mon idée est de créer un établissement proposant un accompagnement global des personnes, avec une visée d’insertion professionnelle mais aussi d’autonomie au sens large : comment arriver à se débrouiller sur le plan économique, énergétique… Un projet qu’on pourrait qualifier de développement humain durable, donc, avec en son cœur la dimension du partage de compétences, d’écologie…
D’où vous en est venue l’idée ?
Cela correspond à mes valeurs humanistes, de respect de la vie et de l’environnement. Et à ma conviction que les prochains établissements qui vont naître dans le champ social vont devoir trouver une autonomie financière, car les subventions s’amenuisent et rendent les établissements dépendants d’une commande publique extrêmement technocratique, qui ne repose plus du tout sur la créativité des personnes de terrain. Cela nous oblige à trouver d’autres formes de pensée, et à construire nos propres ressources. Si nous ne le faisons pas, qui le fera à notre place ?
Avez-vous ressenti cette dimension technocratique dans les postes que vous avez occupés jusqu’à présent en institution ?
Oui, notamment en 2005, lorsque les structures sont devenues « prestataires de services ». J’exerçais alors comme éducatrice scolaire dans une structure d’insertion dédiée à des jeunes âgés de 13 à 19 ans, déscolarisés. Il nous avait été demandé de réfléchir collectivement aux prestations qu’on offrait, afin de rédiger notre brochure et le livret d’accueil. Le terme m’avait choquée, car est-ce bien de cela qu’il s’agit quand on travaille dans l’humain ? Peut-on utiliser ce vocabulaire marchand ? Ça a été une première prise de conscience pour moi. Par la suite, désirant trouver un travail à temps plein, j’ai quitté cette structure que j’appréciais – l’équipe s’entendait plutôt bien, la direction était soutenante, nous avions grâce à la taxe d’apprentissage pas mal d’argent pour monter des projets, et nous n’accueillions que vingt jeunes au plus, pour cinq éducateurs, ce qui était très confortable – et j’ai obtenu un poste dans une maison d’enfant à caractère social (Mecs). C’est là que j’ai découvert à quel point des questions de gestion pouvaient nuire aux prises en charge.
De quelle manière ?
Je pense à ce garçon de huit ans pour lequel un projet de placement en famille d’accueil était bien avancé. Au début de l’été, il a dit au revoir à toute l’équipe, puis la structure a pris son congé estival et à la rentrée, le petit était toujours là. La direction n’a d’abord donné aucune explication, notamment à l’éducatrice référente, et nous avons finalement compris, à demi-mots, qu’il n’était pas parti parce que le lit ne pouvait pas rester vide. J’ai donné ma démission dans les deux semaines.
Quelles autres expériences ont marqué votre vision actuelle du champ social et de ce que vous souhaiteriez aujourd’hui y construire ?
Quand j’ai quitté la Mecs, j’ai effectué un remplacement comme éducatrice technique dans un IMPro : on préparait les personnes en situation de handicap à aller travailler en Esat. C’était poussiéreux, pas amusant du tout, il n’y avait pas de vie. Les personnes faisaient du conditionnement dans un atelier : on leur faisait remplir des boîtes, puis les vider. Ça n’avait aucun sens et c’était mortellement ennuyeux – je n’y suis d’ailleurs restée que trois mois. J’ai détesté qu’on fasse de ces personnes des petits robots, sous prétexte qu’elles sont déficientes intellectuellement.
Je pourrais, à l’inverse, citer toutes les belles expériences que j’ai vécues avec les publics grâce à la médiation artistique. Ou encore cet emploi de formatrice conseillère chargée d’insertion dans un espace dynamique d’insertion, qui m’a montré la pertinence d’un véritable accompagnement global. On y traitait tous les aspects de la vie des jeunes accueillis – hébergement, santé, scolarité, formation, employabilité, papiers – avec de l’individuel et des activités en groupe, notamment artistiques et culturelles. Le public était hétérogène : certains jeunes venaient de cités, certains étaient déscolarisés avec de gros problèmes de comportements et de codes sociaux, il y avait aussi des mineurs étrangers isolés. C’était très intéressant de voir se rencontrer la jeunesse désenchantée des banlieues avec des jeunes considérant la France comme un nouvel eldorado. J’en garde l’idée que la mixité des publics est utile. Certaines institutions font des efforts pour ne pas trop isoler les personnes, mais j’ai quand même souvent l’impression qu’on passe notre vie à cacher les différences sous un tapis. Sans compter la tendance actuelle à catégoriser. Mais je crois que les pouvoirs publics sont en train de revenir dessus.
Qu’est-ce qui, à un moment, vous a conduite à vous former à l’art-thérapie ?
Je pratique depuis toujours les arts plastiques et le théâtre. Ça m’a permis de me construire, de me canaliser, je me dis que sans l’art, j’aurais peut-être mal tourné. Ma formation initiale est d’ailleurs artistique, et lorsque j’ai fait mes premiers pas dans le champ social, j’ai d’emblée souhaité utiliser l’art comme un outil, j’avais envie de partager ma passion. J’ai très vite senti que cela faisait bouger des choses pour certains jeunes. Par exemple, des enfants incapables de rester assis pour un travail scolaire y arrivaient pour faire de la mosaïque. À un moment, j’ai décidé de suivre une formation spécifique pour comprendre les mécanismes de cette médiation, savoir interroger le processus de création, découvrir de nouveaux outils, voir quels thèmes on peut aborder à partir d’eux.
Devenir chef de service, ce serait renoncer à l’art ?
Non. À un moment, je croyais que ce renoncement serait nécessaire, et cela me faisait peur de devoir faire le deuil de mes accompagnements en atelier. À présent, je me dis que je n’ai pas besoin de renoncer à cette pratique dans laquelle je me sens tellement à l’aise, on ne peut pas jeter des parts de soi comme ça. Je suis certaine que je peux tout articuler, que ça va se faire dans le temps.
Comment se passe votre début de formation Caferuis ?
La première semaine, j’ai eu très peur. Le formateur a dépeint un métier de chef de service de plus en plus enferré dans des dimensions budgétaires et gestionnaires. Je savais bien sûr que cela faisait partie des problématiques actuelles, mais son récit était particulièrement angoissant. Et puis, finalement, j’ai parlé au formateur de mes doutes, qui m’a réconfortée en me disant qu’il avait eu les mêmes et qu’il avait trouvé les moyens de continuer à exercer d’une façon qui ait du sens pour lui. J’ai beaucoup aimé son discours, qui n’était pas du tout formaté. Il m’a suggéré qu’il serait dommage de ne pas pouvoir se présenter sur un poste qui exige le Caferuis. Du coup, je me dis que je viens surtout chercher dans cette formation des outils. Je trouve ça stimulant d’avoir une vue d’ensemble des fonctionnements institutionnels à grande échelle et des modalités de financement existants. Mes lectures sur les innovations de l’économie sociale et solidaire sont aussi très riches.
C’est à partir de tout ça que je vais réfléchir à la façon de construire de nouvelles ressources, avec d’autres, en travaillant en réseau. J’ai conscience des nombreuses alternatives locales qui fleurissent depuis les années 70 pour proposer d’autres façons de vivre, d’échanger, de consommer. Je pense notamment au mouvement Colibris, de Pierre Rabhi. Le problème est qu’elles restent isolées. Je pense qu’on peut les utiliser au service de projets sociaux, en travaillant le lien, le décloisonnement. La société s’est vraiment perdue ces dernières années dans l’idée qu’on est capable de tout faire tout seul. On a confondu l’individualité avec l’individualisme. Il est temps de s’appuyer de nouveau sur le collectif si on veut éviter aux générations qui viennent d’aller droit dans le mur.
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Pourquoi cette série "En quête de sens" ? |
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Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.
Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.
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A lire (ou à relire) :
Tous les articles de cette série sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").