« On doit faire avec ce qu’on a, mais surtout avec ce qu’on n’a pas »

« On doit faire avec ce qu’on a, mais surtout avec ce qu’on n’a pas »

28.10.2016

Action sociale

Notre série "En quête de sens" cherche à mettre en lumière la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs découragements et leurs enthousiasmes. Anciennes éducatrices, Anaïs et Sarah ont fait le choix de monter une maison d'assistantes maternelles (MAM). Malgré les obstacles, elles ne regrettent pas d'avoir quitté le milieu institutionnel.

La première a longtemps travaillé en protection de l’enfance, dans une MECS (Maison d’enfants à caractère social) accueillant les 6-14 ans, la seconde dans une crèche où évoluait une trentaine d’enfants, dont certains porteurs de handicaps. Éducatrices spécialisées devenues assistantes maternelles, Sarah et Anaïs ont fait le choix de monter leur propre structure d’accueil, la MAM (Maison d’assistantes maternelles) « Comme sur un nuage » à Nantes, malgré un parcours semé d’embûches, financières, juridiques, organisationnelles. De leurs années « sur le terrain du social », demeure le bonheur inébranlable de travailler auprès d’enfants, teinté d’une certaine amertume face aux défaillances d’un système s’engluant dans une dynamique managériale, au détriment de l’accompagnement.

Quitter définitivement le milieu institutionnel, où vous étiez en CDI, on imagine que c’est le résultat d’un long processus de réflexion, et/ou de mauvaises expériences ?

Anaïs : Une mauvaise expérience, en partie, oui. Mais j’ai toujours eu ce souhait d’ouvrir une structure dans le domaine de la petite enfance. Pourtant, j���ai fait tous mes stages auprès de pré-ados ou d’ados. Mes cinq stages ! [Anaïs a eu le diplôme de monitrice-éducatrice, puis d’éducatrice spécialisée] Ensuite, j’ai fait deux ans de garde d’enfants à domicile car je me faisais toujours recaler des structures accueillant les 0-3 ans, faute d’expérience. J’ai finalement été embauchée dans la crèche d’une grande galerie commerciale, car il y avait des enfants handicapés. C’était une structure qui n’allait pas bien du tout, pour diverses raisons. Nous étions en sous-effectif, les heures supplémentaires n’étaient pas payées, et la présidente n’était pas du tout issue de la petite enfance, c’était une manager, c’est tout. Le pire pour moi était le nombre d’enfants accueillis. C’était du remplissage. Une trentaine d’enfants, dont certains handicapés, il y avait incontestablement une forme de violence pour ces enfants dans la surabondance de cet accueil.

Sarah : J’ai fait mon stage de première année en MECS, celle-là même où j’ai continué à faire des remplacements le temps de terminer l’école d’éducateurs, et qui m’a embauché en CDI à la fin de mon cursus. Ce boulot, vivre le quotidien avec les enfants, était un vrai bonheur. Mais je pense que tant qu’on est remplaçant on ne réalise pas les difficultés. Le statut de remplaçant occulte un peu les problèmes relationnels avec certaines familles, les contraintes administratives, budgétaires, les suivis de dossiers, les audiences compliquées… Le CDI change la donne, cette constance dans le métier. Je travaillais tout le temps. J’ai l’impression d’avoir passé cinq ans de ma vie dans le foyer. Les horaires d’internats qui changent d’une semaine à l’autre, les week-ends inexistants, remplacer les collègues malades ou absents au pied levé car on était très soudés, les appels auxquels tu réponds n’importe quand, tout en sachant qu’on va te demander de venir en urgence alors que tu devrais être en congé�� Tu passes ton temps à bosser. À voir de près les failles du système. Pour un salaire presque indécent qui plus est.

Quelles sont-elles par exemple, ces failles ?

Sarah : Il est important de préciser que ce sont les éducateurs qui passent le plus de temps auprès de l’enfant. Chaque jour nous sommes présents dans son quotidien, le matin au réveil, le soir au coucher, nous suivons sa scolarité, nous le voyons grandir… Alors constater qu’un juge, après avoir lu notre rapport d’évolution sur un enfant, prend une décision à l’opposé de notre écrit et de notre préconisation, c’est décourageant. Au final, la société va parfois à l’encontre des avis des professionnels. Et puis il y a les familles… Oui il faut travailler avec elles, mais c’est parfois très compliqué. Les trois dernières années j’ai senti une dégradation des conditions de travail, de la prise en charge. Des enfants qui arrivaient de plus en plus mal, des symptômes multiples. Malgré l’expérience, l’équipe se sentait de plus en plus affectée par les situations. Dans la protection de l’enfance, aujourd’hui, on doit faire avec ce qu’on a, mais surtout avec ce qu’on n’a pas. Sans compter que les enfants arrivent parfois tard en foyer… Vers 8-10 ans, ils sont déjà « cassés ». Avec les tout-petits, on peut encore « réparer »… Donc il faut travailler dès la petite enfance… on y revient ! (sourire)

En d’autres termes, ce n’est pas pour vous un métier d’avenir ?

Sarah : Je tiens à dire que j’ai adoré ce boulot en foyer. Vraiment adoré. Mais en tant que jeune professionnelle, je me rendais compte que je ne pouvais pas faire ça toute ma vie. Comment construire à côté ? Sans compter que les problématiques des enfants s’aggravent, que les dispositifs actuels ne permettent plus de faire les choses bien auprès des enfants. Au fond, malgré une bonne équipe, volontaire et altruiste, on se rend compte qu’on n’a pas grand-chose pour gérer et soulager le mal-être de ces enfants. On se sent seule, démunie. Je prenais beaucoup sur moi. Pour être un bon professionnel, je pense qu’il faut passer énormément de temps avec les enfants… Au foyer, beaucoup de jeunes éducateurs envisageaient déjà une reconversion.

Anaïs : Pour moi, le problème n’a pas été le travail en lui-même mais l’institution, la direction, la manière de gérer la structure. À aucun moment on ne doit oublier qu’on travaille avec de l’humain. Après cette expérience douloureuse, j’ai su que plus jamais je ne retournerai travailler en crèche. J’ai donc réfléchi à une structure de petite enfance avec un petit collectif, pour prendre le temps avec chaque enfant. Sarah avait aussi ce désir. Le projet a mûri.

Cette reconversion commune en assistantes maternelles, comment s’est-elle passée ?

Anaïs : Nous voulions un projet qui nous ressemble, centré sur les enfants, mais qui s’appuie aussi sur ce que nous avions vécu, traversé, observé… Ce projet de vie a été longuement réfléchi. Et il fut très compliqué, à tous points de vue : administratif, financier, juridique. Il nous a fallu deux années entières pour le mener à terme. C’est un véritable parcours du combattant. Les premières barrières furent de la PMI (Protection maternelle infantile) car notre projet semblait « trop axé sur le collectif » donc proche d’une micro-crèche. Ensuite, il faut savoir qu’il existe des conventions nationales, comme le fait que les assistantes maternelles doivent exercer d’abord deux ans à leur domicile avant d’ouvrir une MAM. Une assistante maternelle aura quatre agréments au maximum, et une MAM peut compter quatre assistantes maternelles, pas plus. Ensuite, il y a des exigences propres à chaque département, comme avoir des toilettes adaptées aux enfants par exemple.

Sarah : Je rejoins ce que dit Anaïs, on a vraiment ramé pour mener à bien ce projet. Ensuite il a fallu trouver des locaux, savoir si on allait louer ou acheter, et se décider finalement pour un achat, ce qui est rare pour une MAM. Il a fallu ensuite jongler avec la copropriété car oui, les enfants, ça pleure et ça fait du bruit ! S’ensuit évidemment un certain nombre de galères : le financement, la banque, le prêt, le notaire, les travaux, la mise aux normes, le maître d’œuvre, le remboursement mensuel, la création d’une SCI (Société civile immobilière) et d’une association… Et puis il faut être humble en tant qu’anciennes éducatrices spécialisées. L’agrément n’est pas plus facile à avoir quand on a un diplôme d’éducatrice. Notre MAM « Comme sur un nuage » est ouverte depuis le mois d’août, mais nous sommes donc assistantes maternelles depuis plus longtemps, et continuons à nous occuper des enfants que nous avions déjà à notre domicile.

On dirait qu’il faut avoir le moral pour se lancer dans un tel projet…

Anaïs : C’est sûr ! Nous avons pris l’argent que nous avions de côté, et des proches nous en ont prêté. Nous n’avons jamais signé autant de chèques de toute notre vie !

Sarah : Oui, d’autant que la période de travail à domicile, pour moi qui sortais d’un gros collectif, c’était l’enfer ! Travailler seule chez moi toute la journée… horrible. Et puis les gens ont encore pas mal d’a priori sur les assistantes maternelles… D’ailleurs quand on disait aux voisins de l’immeuble qu’on était aussi d’anciennes éducatrices spécialisées, le regard changeait, on y lisait un soulagement !

Aujourd’hui vous avez des manques, des regrets ?

Anaïs : Pas de regret, non. Nous sommes à la fois employées par les parents, mais aussi nos propres patronnes. Il n’y a plus de stress dans notre quotidien, nous sommes à l’écoute du rythme des enfants. Et du nôtre. Même si nous travaillons beaucoup, c’est de manière plus détendue. Le seul truc, c’est que pour faire venir des intervenants, cela doit être de notre poche. Mais on le fera quand même. On adorerait un atelier conte, c’est un vrai projet. En ce qui concerne les manques, sans doute l’analyse des pratiques, le partenariat, travailler avec une psychologue aussi… Oui, l’apport clinique nous manque.

Sarah : On travaille à présent avec des familles qui sont à l’aise, des enfants qui, majoritairement, vont bien. Ça fait bizarre parfois… Mais c’est formidable de les voir grandir sous nos yeux. Et puis avec les familles, une relation de confiance est installée.

Votre passé d’éducatrice est toujours utile ?

Anaïs : Oh oui, notre formation est bénéfique c’est sûr. Quand il s’agit d’aborder certains sujets avec les parents, de dire des choses sans les blesser… C’est étrange, dans le milieu « ordinaire » il paraît plus difficile de dire les choses… Comme si d’emblée, tous les enfants allaient bien.

Vous paraissez vraiment sereines aujourd’hui…

Sarah : Nous le sommes. Avoir le local ce n’est pas synonyme de repos, notre projet est évolutif ! Nous rêvons de mettre en place dans la pièce principale un grand parcours de motricité pour les enfants, de continuer à personnaliser la décoration, à rendre le quotidien le plus agréable possible pour les enfants.

Anaïs : Le confort de vie est également différent. Pour les enfants dont nous nous occupons, c’est-à-dire sept pour le moment, nous avons le temps, on s’adapte au rythme et aux besoins de chacun. Et pour nous aussi, car on ne va pas se mentir, le salaire d’une assistante maternelle est plus de deux fois celui d’une éducatrice.

 

Vous souhaitez témoigner de votre parcours personnel, faites-le nous savoir à l'adresse suivante : tsa@editions-legislatives.fr, et la rédaction vous recontactera.

 

Pourquoi cette série "En quête de sens" ?

Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.

Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.

 

A lire (ou à relire) :

Tous les articles de cette série sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").

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Elsa Gambin
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